Carmageddon ou les mutations vitales de l'industrie automobile européenne

Il ne s’agit pas du jeu vidéo du même nom. « Carmageddon » est l’expression utilisée pour désigner la crise de l’industrie automobile en Europe par la banque JP Morgan dans une note publiée au printemps dernier. Au 1 er trimestre 2013, les immatriculations de voitures neuves fabriqués par les généralistes européens ont reculé de 10 % par rapport à la même période de 2012. On compte actuellement « 10 usines automobiles de trop en Europe »1

 Alors qu’elle fut l’un des moteurs de la croissance fordiste, le lieu emblématique d’expérimentation des transformations de l’organisation du travail, elle est aujourd’hui engagée dans de nouvelles mutations nécessaires au maintien de sa compétitivité. Les symptômes de la crise peuvent être décomposés comme suit : en termes de production, malgré le maintien de leur première place mondiale, les Européens reculent devant la progression des marques asiatiques. L’internationalisation du processus productif a progressé, à la recherche d’une compression de coûts réduisant, dans le même temps, la part de la production réalisée dans les pays d’origine. Dans ce cadre, si l’Allemagne n’est pas épargnée, la France s’avère particulièrement touchée avec l’annonce d’un plan social massif le 12 juillet 2012 par le groupe PSA-Peugeot Citroën, prévoyant une réduction de plus de 11000 postes jusque’en 2014 et la fermeture emblématique du site d’Aulnay-sous-Bois. Enfin,à l’instar de l’économie dans son ensemble, le centre de gravité de cette industrie s’est déplacée : l’Asie représente désormais à elle seule près de la moitié des ventes de voitures neuves. 2010 a symbolisé un grand revirement : il s'est vendu autant de véhicules dans les pays émergents (2,5 millions par mois) que dans l'ensemble des pays riches. En réalité, les acteurs historiques de ce secteur doivent faire face à trois mutations majeures : un déplacement de la localisation des activités de production et des marchés ; une orientation vers des véhicules plus écologiques et une concurrence accrue entre producteurs qui n’ont pas toujours su anticiper efficacement les ajustements nécessaires.

A la recherche de la compétitivité, concentration et déplacement de la localisation des activités de production …

S’agissant de la construction automobile, il faut distinguer l’origine des entreprises des lieux de production ou de ventes. Si l’on raisonne selon le premier critère, la crise évoquée doit être nuancée : l’Europe reste le 1er constructeur automobile mondial avec 26,2 % de la production mondiale contre 24,2 % pour la Chine ou 11,9 % pour le Japon. Certes, le groupe américain General Motors (comprenant les marques Chevrolet, Opel-Vauxhall, Buick par exemple) demeure dans le haut du classement des producteurs avec 9,29 millions d’unités, même s’il a été détrôné par le japonais Toyota (marques Lexus et Daihatsu également) en 2012, extrêmement réactif après les évènements climatiques de 2011 (9,74 millions d’unités produites). Mais le groupe allemand Volkswagen (comprenant notamment les marques Audi, Seat ou Skoda) se situe à des niveaux très proches avec 9,07 millions de véhicules vendus. Vient ensuite l’alliance franco-japonaise Renault-Nissan qui a su développer des segments low cost avec Dacia. Quant à PSA, il se situe assez loin dans ce classement avec environ 3 millions d’unités

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Source : Comité des Constructeurs Français d’Automobiles tiré de Guillaume DUVAL, « Automobile, une crise structurelle », Alternatives économiques, n° 279, avril 2009.

Le maintien des acteurs historiques de ce marché (qu’il s’agisse de Renault ou même des « Big Three » américains soit GM, Ford et Chrysler) dans cet univers concurrentiel a dû passer par un processus de concentration horizontale permettant de multiplier les plates-formes communes à plusieurs modèles (moteurs et carrosseries) et de parvenir à une taille critique en réalisant des économies d’échelle. Précisément, son isolement (sans compter l’alliance limitée avec General Motors) est généralement ce qui justifie les plus grandes difficultés actuelles de PSA. « L'Europe compte quarante constructeurs ; d'ici dix ans, il n'en restera qu'une poignée», cette phrase de Giovanni AGNELLI, alors PDG de Fiat, prononcée au début des années 1970, sonne comme une prédiction. Les dix premiers groupes contrôlent aujourd'hui 80 % de la production mondiale.

Mais si les Européens restent leaders, la production de voitures européennes se fait de moins en moins en Europe occidentale ! Les FMN l’ont très largement déplacée vers les pays qui permettent d’assurer un coût du travail moindre ou vers les marchés en croissance. Ainsi, la décomposition internationale des processus productifs s’avère très avancée pour les groupes généralistes qui, en moyenne, ne fabriquent pas plus de 30 % de leurs véhicules sur leur territoire d’origine. Plus précisément, le ratio production nationale/production mondiale est de 23 % pour le groupe Renault, 31 % pour Volkswagen, 33 % pour Fiat, 38 % pour PSA. Seules les marques centrées sur le haut-de-gamme, BMW et Daimler Benz, maintiennent plus de 60 % de leur production en Allemagne2. Précisons d’ailleurs que les constructeurs eux-mêmes ne sont à l’origine que d’un quart de la production totale en moyenne, tant la sous-traitance et le recours à d’autres entreprises est élevée. La hausse des coûts de production a joué un rôle majeur dans cette tendance. Comme l’indique le graphique suivant, il s’agit d’abord d’une hausse du prix des matières premières : le prix du caoutchouc, par exemple, a été multiplié par 6 depuis 2001, permettant de mieux comprendre la logique de rationalisation entamée par Michelin et annoncée il y a peu3.

Source : Donald HEBERT, « 10 graphiques pour comprendre la crise de l’automobile », Le Nouvel Observateur, 16 janvier 2013.

Quant au coût du travail, la comparaison entre la France et l’Allemagne depuis les années 1990 montre que la retour de la compétitivité outre-Rhin est passée par une modération salariale. Ainsi, il faut se souvenir que l’automobile allemande accusait de lourdes pertes – notamment chez Volkswagen - au début des années 90 tandis que les Français maintenaient leurs excédents. Gerhard Schröder, alors ministre-président de Basse-Saxe, décide d’engager le négociateur Peter HARTZ pour réaménager le temps de travail : en échange du maintien de l’emploi, les salariés du groupe doivent accepter une plus grande flexibilité dans le cadre d’une semaine à quatre jours de travail. Par la suite, on le sait, les accords Hartz, négociés entre 2002 et 2005, s’appliqueront à toute l’économie allemande. On peut constater sur les deux graphiques suivants la divergence de progression de l’industrie automobile entre ces deux pays : une chute de la valeur ajoutée depuis le 21è siècle d’une part et une diminution des avantages comparatifs révélésde la France dans ce secteur (soit le rapport entre la part des exportations de l’industrie automobile sur le total des produits exportés par la France divisé par ce même rapport dans le monde). De point fort dans le positionnement du pays, la production des véhicules pour particuliers serait devenue un point faible.

Evolution de la valeur ajoutée, à prix constants, de l'industrie automobile 'indice 2000 = 100)

Avantages comparatifs révélés, véhicules pour particuliers, France-Allemagne (1990 - 2011)

Michel FOUQUIN, « L’industrie automobile européenne au point mort », Le blog du Cepii, 14 mai 2013.

Mais l’Allemagne a aussi délocalisé. Suivant une logique de filiales-ateliers, de nombreux groupes se sont installés dans les PECO pour bénéficier d’une main-d’œuvre à la fois qualifiée et peu chère et d’un positionnement géographique privilégié pour les assemblages. On constate sur le graphique ci-dessous la place croissante de l’Europe de l’Est (en gris foncé) dans la fabrication automobile européenne :

On sait que Renault a suivi cette tendance avec la création réussie d’une gamme de véhicules low cost à partir du rachat de l’entreprise publique roumaine Dacia en 1999. Mais, comme dans de nombreuses situations, les bas salaires ne sont pas ici suffisants : la production des Logans ou Dusters est assemblée dans l’ensemble du monde, de Tanger à Medellin à partir de pièces essentiellement fabriquées dans les usines roumaines de Pitesti. La volonté de gagner les marchés « de masse » situés dans les pays émergents a accompagné la stratégie de rationalisation des coûts.

Les surcapacités de production – 3 millions de véhicules en Europe soit l’équivalent de 10 usines1 - contraignent les firmes européennes à accélérer les ajustements. Une étude récente du cabinet Alix Partners indique que 58 % des usines automobiles européennes s’avèrent sous-utilisées. Le seuil de rentabilité d’un site d’assemblage se situant à 75 % de capacité, près des 2/3 des usines sont concernées par des mesures de rationalisation, notamment situées en France, en Italie et en Espagne.

A la recherche de la compétitivité, suivre le déplacement des marchés et innover

Ainsi, la consommation automobile a fortement diminué sur le long terme en Europe, qui ne représente plus qu’un cinquième du marché. En France, de 11 % de la consommation effective des ménages en 1990, elle est passée à 9.4 % en 2010. Pourquoi cette baisse ? A court terme, on peut évoquer le prolongement de la récession en Europe et les politiques d’austérité qui ont affaibli la demande en biens durables. On peut également invoquer la fin des politiques de soutien conjoncturel de l’Etat, mis en œuvre dans les principaux pays européens (France, Allemagne, Italie) de 2008 à 2011.

Mais plus structurellement, les constructeurs font face à une diminution de l’usage quotidien d’un véhicule, en lien avec la hausse du coût du carburant mais aussi la promotion des déplacements collectifs dans les trajets domicile/travail notamment. Certains n’hésitent pas à annoncer la fin de la « civilisation de la voiture ».

Si l’on adopte un point de vue plus général, le jugement peut s’avérer hâtif car la croissance des pays émergents continuera sans doute de progresser puisqu’on ne compte en Chine que 47 voitures pour 1 000 habitants (3 ‰ en 1985) contre 814 ‰ aux Etats-Unis ou 600 ‰ en France. La marge d’accroissement du marché paraît donc importante.

Mais les constructeurs doivent alors être en mesure de saisir les deux défis auxquels ils sont confrontés : d’une part, disposer de filiales au cœur des marchés en croissance et se tourner, d’autre part, vers les besoins en véhicules moins énergivores dans les pays développés. C’est à ce premier obstacle qu’est confronté le groupe PSA actuellement, situé pourtant au 7è rang mondial en 2011 – et Renault-Nissan (9è rang) dans une moindre mesure - accusé d’avoir trop lontemps privilégié la rentabilité des actionnaires au détriment d’une stratégie industrielle plus ambitieuse. Par un positionnement en milieu de gamme, les deux groupes français s’avèrent extrèmement dépendants des consommateurs de classe moyenne durement affectés par la crise, qui constituent leur socle naturel, sans disposer d’une place majeure auprès de marchés non encore matures dans le monde.

Quant à la « voiture verte », elle demeure à l’état d’ébauche, tout en représentant un budget de recherche-développement colossal pour les constructeurs. A cet égard, il importe de rappeler que l’automobile représente une des principales branches en termes de R-D, devant l’industrie pharmaceutique. En France, par exemple, ses dépenses se sont élevées à 5,9 milliards d’euros en 2009, soit 18 % de l’ensemble des dépenses de R&D des entreprises. Un grand nombre de pôles de compétitivité s’avèrent centrés sur « l’optimisation de la mobilité » (le pôle Mov’eo, à vocation mondiale, qui s’étend sur les régions Ile-de-France, Basse-Normandie et Haute-Normandie) ou la mise au point « d’énergies décarbonées » (pôle VeDeCom, basé sur un site unique dans les Yvelines). La conception de l’automobile du futur, moins énergivore, a pour le moment pris trois directions, avec une rentabilité encore en point d’interrogation : le tout-électrique chez Renault notamment avec la « Zoé », le véhicule hybride pour PSA et Toyota, combiné à l’abaissement des émissions de CO2 dans l’ensemble. Dans les deux premiers cas, les véhicules peinent à trouver leur clientèle, y compris en Allemagne, et demeurent à des niveaux de vente confidentiels, ne constituant pas un relais de croissance suffisant.

Dans cet univers hautement concurrentiel, la survie des constructeurs passe nécessairement par une prise de risque colossale mais la rupture technologique n’a pas encore eu lieu : la voiture électrique reste affaiblie par une autonomie limitée et un coût de production de la batterie élevé, alors que les premières ébauches datent de la fin du XIXè siècle. En outre, l’effet sur l’environnement n’est pas nul car à l’échelle mondiale, l'électricité est et restera pour des décennies essentiellement tirée de combustibles fossiles. L’automobile cumule les défis posés aux entreprises globales : les expériences japonaise et allemande démontrent que pour maintenir une position exportatrice forte, il lui faut affronter la question du coût de production afin de maintenir la compétitivité-prix et celle de la qualité afin de satisfaire les besoins en innovation et en renouvellement des consommateurs.

1. Philippe JACQUE, « Dix usines automobiles de trop en Europe », Le Monde, 18 juin 2013.

2. Michel FOUQUIN, « L’industrie automobile européenne au point mort », Le blog du Cepii, 14 mai 2013.

3. Donald HEBERT, « 10 graphiques pour comprendre la crise de l’automobile », Le Nouvel Observateur, 16 janvier 2013.

4. « Michelin s’apprête à supprimer 700 emplois », Le Monde , 8 juin 2013.

5. Sylvain Broyer, Costa Brunner « Quel est le poids de l’automobile dans l’économie ? », Flash Economie, Natixis, 14 avril 2009.

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