"Le paradoxe de la fiscalité est le suivant : plus les impôts augmentent, plus ils sapent l'économie de marché et, parallèlement, le système fiscal lui-même. (...) Chaque impôt, considéré en lui-même, et de même l'ensemble du système fiscal d'un pays, se détruit lui-même en dépassant un certain niveau des taux de prélèvement".
Source : Ludwig von Mises (195), L'Action Humaine, Paris, PUF.
"It has been said that the virtue of the Laffer curve is that you can explain it to a congressman in half an hour and he can talk about it for six months".
Hal Varian (1990), Intermediate Microeconomics, 2e édition, New York: Norton Company.
"Under current law, everyone will face the top rate sooner or later".
Kemp (1981).
Définition :
"Trop d'impôt tue l'impôt". Chacun connaît cette formule qui relève d'une évidence formulée lors d'un dîner où l'on discutait des choix entre taux d'imposition élevé et recettes fiscales. Au fond, il s'agissait de savoir si l'accroissement des taux d'imposition était une condition suffisante pour que les recettes fiscales s'accroissent à due proportion. Comme il n'y a pas de réponse définitive à cette question, il vaut mieux laisser la place au débat…
Analyse :
L'idée de base dans le lien entre taux d'imposition et recettes fiscales est que les changements des taux d'imposition ont deux effets sur les recettes : un effet arithmétique et un effet économique.
Un effet arithmétique : Si les taux d'imposition baissent, les recettes budgétaires seront réduites dans la même proportion, et l'inverse est vrai.
Un effet économique : Le taux d'imposition a un effet sur l'offre de travail, donc le produit et l'emploi en considération d'hypothèses sur le comportement des agents et, en particulier, sur le régime des incitations.
Effet arithmétique et effet économique travaillent toujours dans une direction opposée. La courbe de Laffer a pour objet d'illustrer la thèse selon laquelle "trop d'impôt tue l'impôt" ou "le taux mange l'assiette" en décourageant le travail et à l'épargne. En tant que telle, la courbe est une tautologie.
Il est nécessairement vrai que lorsque le taux d'imposition est nul, les recettes fiscales sont nulles elles aussi.
La confiscation totale des revenus (taux à 100%) entraîne d'une manière aussi impérative que le revenu national soit nul, à moins d'instituer le travail forcé.
Alors, quel peut être l'intérêt de cette formule ?
D'abord une évidence : le rendement d'un système fiscal n'est pas toujours croissant. Notons en passant que le taux marginal d'imposition sur les revenus du capital est monté à 98% en Grande-Bretagne jusqu'à ce que Mme Thatcher, sur fond de crise de croissance économique, le ramène à des étiages plus raisonnables.
Ensuite, un corrélat : la forme même de la courbe induit que la même recette fiscale peut-être obtenue pour deux taux d'imposition moyens, l'un faible, l'autre élevé. Il n'est pas illogique de penser que, si l'objectif est de financer les dépenses publiques, il vaut mieux le faire, à recettes fiscales données, avec le taux de plus faible. Le taux A est donc préféré au taux C dans le graphique ci-dessous. D'où le principe généralement reconnu par les économistes qu'un système à taux faible sur une assiette large est préférable à un système à taux élevé sur une assiette réduite. Hélas, les responsables politiques tendent généralement à appliquer des taux forts sur une assiette réduite, pour des raisons d arithmétique électorale.
La difficulté est de connaître le taux à partir duquel le rendement fiscal diminue. Si le graphique traditionnel le fixe implicitement à 50%, c'est pure commodité car personne n'a idée de la forme exacte de la courbe et il n'est pas indifférent de dire que la sensibilité à l'impôt relève, au moins partiellement, de valeurs culturelles. Par ailleurs, les systèmes fiscaux sont complexes et la courbe de Laffer porte principalement sur l'imposition directe. A supposer qu'il soit constant dans le temps et dans l'espace, aucune étude empirique ne réussit à connaître ce taux optimal. Néanmoins, de nombreuses études réalisées par les partisans de cette approche le fixent en-dessous de 25%. C'est d'ailleurs aujourd'hui le taux marginal maximal (et quasiment moyen, dans une perspective de flat tax) d'imposition des revenus d'un pays comme la Suède.
La courbe de Laffer
Les mécanismes en jeu dans l'analyse de Laffer :
La courbe de Laffer se base sur les très microéconomiques effet de substitution et effet de revenu.
- La hausse des taux d'imposition entraîne un effet de substitution. Un accroissement de la fiscalité entraîne une baisse des salaires effectivement perçus ce qui revient à une diminution du coût du loisir et conduit le contribuable à réduire son offre de travail.
- La hausse des taux d'imposition entraîne un effet de revenu. Les ménages souhaitent maintenir leur niveau de compensation. Ils vont donc compenser la perte de revenu liée à la hausse de la fiscalité par une offre de travail plus abondante.
- Toute la question est de savoir quel est l'effet qui va dominer "Il n'y a pas de raison pour qu'on puisse s'attendre a priori à ce qu'un impôt sur le revenu accroisse ou réduise l'offre de travail... Seule la recherche empirique peut fournir une réponse" (Musgrave). Tout va donc dépendre du poids de la fiscalité.
Un dîner très rentable
L'histoire de la courbe de Laffer commence en 1978 avec un article de Jude Wanniski paru dans la revue The Public Interest intitulé "Taxes, Revenues, and the Laffer Curve.'" L'idée aurait eu pour origine (selon Wanniski, qui n'est pas démenti sur ce point par Laffer) un dîner organisé en décembre 1974 entre Wanniski (journaliste), Laffer (université de Chicago), Donald Rumsfeld (à l'époque directeur de cabinet du président Gerald Ford) et Dick Cheney (alors adjoint de Rumsfeld et ancien condisciple de Laffer à Yale) dans un restaurant de Washington. Ironie de l'histoire, il s'agissait d'un restaurant français… Arthur Laffer aurait, au cours de la discussion, dessiné sur la nappe une courbe illustrant le trade-off entre les taux d'imposition et les revenus fiscaux. Wanniski appela cet arbitrage la "courbe de Laffer" et l'expression connut par la suite un grand succès dans les années 1980 lors des réductions d'impôts de l'administration Reagan (1986 principalement).
Une longue histoire, des applications réussies
Cette courbe n'est pas une invention d'Arthur Laffer. C'est Laffer lui-même qui le dit. On la retrouve, par exemple, au 14ème siècle sous la plume du philosophe musulman Ibn Khaldun, dans son Muqaddimah. Des versions plus récentes et plus claires ont été écrites par de nombreux économistes de tous bords, de Ludwig von Mises à John Maynard Keynes. Ce dernier écrivit dans The Means to Prosperity (1933) : “Nor should the argument seem strange that taxation may be so high as to defeat its object, and that, given sufficient time to gather the fruits, a reduction of taxation will run a better chance than an increase of balancing the budget. For to take the opposite view today is to resemble a manufacturer who, running at a loss, decides to raise his price, and when his declining sales increase the loss, wrapping himself in the rectitude of plain arithmetic, decides that prudence requires him to raise the price still more – and who, when at last his account is balanced with nought on both sides, is still found righteously declaring that it would have been the act of a gambler to reduce price when you were already making a loss. (in The Collected Writings of John Maynard Keynes. London, Macmillan, vol. 9, p. 335-366). Au cours du XXème siècle, il y a eu trois périodes de baisse significative des impôts aux Etats-Unis (avant celle opérée par George W. Bush) : le tax-cut Harding-Coolidge au milieu des années 1920, le tax-cut Kennedy au début des années 1960 et le tax-cut Reagan des années 1980. Ces épisodes coïncidèrent avec des performances économiques remarquables, quel que soit l'indicateur utilisé.
En 1913, l'impôt sur le revenu (IR) fédéral progressif a été mis en place avec un taux marginal supérieur de 7%. A cause de la guerre, ce taux a augmenté pour atteindre 77% en 1918. Grâce à une série de mesures, le tax cut Harding-Coolidge ramena le taux marginal supérieur à 25% en 1925. Au cours des quatre années précédents 1925, les revenus fiscaux réels avaient chute ; au cours des quatre années suivantes, les revenus fiscaux restèrent volatiles mais progressèrent en moyenne en termes réels. L'économie décolla et le chômage chuta rapidement.
Au cours de la Grande Dépression, le taux marginal supérieur de l'IR américain explosa et atteignit un niveau incroyable de 94% en 1944. Le taux se stabilisa autour de 90% jusqu'à la fin de la présidence Kennedy. Quand ce dernier arriva au pouvoir en janvier 1961, le taux marginal de l'IR fédéral variait de 20 à 91%. En 1965, alors que le tax cut Kennedy était pleinement effectif, le taux marginal le plus élevé de l'IR avait été abaissé à 70% et le plus bas à 14%. Kennedy proposa donc un tax-cut massif (ratifié par le Congrès après son assassinat). Les périodes de très haut taux de croissance de l'ère Kennedy ont été associées, dans les faits sinon dans les esprits, à des réductions d'impôts proportionnellement plus importantes que ce que l'on vu pendant les années Reagan de 1980. Dans les quatre années antérieures à 1965 les revenus fiscaux du gouvernement fédéral ajustés de l'inflation augmentèrent en moyenne de 2% par an alors que dans les quatre années suivantes les revenus du gouvernement augmentèrent de 8% par an en moyenne. Autrement dit, les recettes fiscales n'ont pas seulement augmenté à la suite du tax cut, ils ont augmenté à une allure plus rapide que précédemment.
Reagan suivit l'exemple de Kennedy. Avec des résultats identiques : du fait de la stimulation donnée à l'activité, à l'emploi, les bases fiscales s'étendirent et au final les recettes affluèrent. En 1981, Reagan signa l'ERTA (Economic Recovery Tax Act). Dans les années suivantes, plusieurs mesures aboutirent à une baisse des taux moyens et marginaux, sur le travail et sur le capital. Au cours des quatre années antérieures à 1983, les recettes de l'IR fédéral avaient décliné au taux moyen de 2,8% par an. Entre 1983 et 1986, ces recettes augmentèrent de 2,7% par an en moyenne.
Le gros morceau fut de réduire le taux marginal supérieur de l'IR de 70% (en 1981) à 28% en 1988. Toutefois, ruse supplémentaire, les personnes les plus riches payèrent une part toujours croissante de l'IR ; un phénomène lié notamment à la réduction, par l'administration Reagan, du nombre des niches fiscales.
La baisse des impôts de Reagan s'est accompagnée d'un accroissement des rentrées fiscales : de 1982 à 1989, les recettes fiscales réelles ont augmenté de plus de 30%. Les impôts perçus à tous les niveaux de l'administration ont été dans une proportion remarquablement constante du PIB durant les 30 dernières années, en dépit des nombreux changements significatifs intervenus dans les structures fiscales de la fédération et des Etats. Les recettes fiscales en proportion du PIB représentaient un tout petit peu moins de 30% en 1982 ; en 1989 elles étaient un tout petit peu plus de 30% du PIB. On ne peut en aucun cas assimiler la baisse des impôts à une baisse des revenus fiscaux en proportion du PIB.
Pertinence
Plusieurs pays sont tombés dans la "prohibitive range" au cours de l'histoire : la Suède dans les années 1970 et 1980, mais surtout de nombreux PVD. L'analyse lafférienne est certainement pertinente dans le Tiers-Monde : l'Inde, la Tunisie, la Jamaïque (pour ne citer que quelques exemples) ont des taux marginaux supérieurs de l'IR de l'ordre de 90%, de sorte que le rendement de l'IR est insignifiant dans ces pays (de l'ordre de 5% des recettes fiscales totales) et l'économie souterraine prospère. Dans ce cadre, un tax cut ne pourrait faire que du bien. A noter que l'IR de la France n'est pas très éloigné de cette situation : le taux marginal supérieur est limité à 50%, mais avec CSG, RDS etc, on aboutit à plus de 60%… sans compte l'incidence de l'impôt sur le patrimoine. Il reste cependant que, dans la présentation de la courbe de Laffer, il y a une ambiguïté constante sur le fait de savoir si l'on parle de taux moyen ou de taux marginal d'imposition. Le graphique est construit en termes de taux moyen, mais il est parfaitement applicable aux activités touchées par les taux marginaux élevés. Et là, il est possible que la sensibilité des agents économiques soit très grande. La délocalisation fiscale des revenus élevés (grands sportifs, métiers de la finance…) est alors un signal que les taux marginaux atteignent des niveaux prohibitifs.
La "parabolaphobie"
C'est un terme inventé par Wanniski pour désigner une peur obsessionnelle de cette parabole qu'est la courbe de Laffer ; elle est très répandue chez les économistes du monde académique. On lui reproche souvent :
- Son simplisme : La critique vient en particulier de certains économistes de l'offre, fâchés de voir leur courant de pensée réduit à une simple courbe, voire d'hommes politiques. On se souvient du terme de "vodoo economics" utilisé par George Bush (père) en 1980 pour dénoncer les propositions reaganiennes. La courbe de Laffer ne prend en compte ni les coûts de bien-être de l'impôt, ni l'utilité marginale de la dépense financée. Autant dire que l'on passe à coté de 90% de l'agenda de recherche de la fiscalité. La vraie supply-side, l'économie de l'offre sérieuse (Feldstein, Boskin, Fullerton, Auerbach, Kotlikoff…) met l'accent sur la neutralité intra et inter-temporelle de la fiscalité (ne pas fausser les choix des agents, ne pas pénaliser l'accumulation du capital physique et humain : théorie du first best, théorie de second best, approche en terme de fiscalité optimale…). Elle prend en compte les effets dynamiques de la fiscalité (impact de la fiscalité sur le taux de croissance dans différents modèles…). Elle réfléchit sur les bases de taxation efficientes.
- Son caractère peu opérationnel : On l'a vu, il est délicat de savoir où se situe exactement le point critique où une hausse des taux entraîne une baisse des revenus. Il est même probable que cette question est, en partie, "hors sujet". Le problème n'est plus tant la pression fiscale dans son montant que la montée de la complexité des systèmes fiscaux, coûteuse en bien être ("impôt paperasse", incertitudes juridiques) et la structure globale de la fiscalité (poids des impôts inefficaces et distordants), ainsi que l'instabilité des dispositifs fiscaux (susceptible de perturber les plans des agents, en matière d'investissement en particulier). Chaque année, aux Etats-Unis, la seule mise en conformité avec le code fédéral des impôts coûterait environ 200 milliards de dollars aux particuliers et aux entreprises (selon les travaux de la Tax Foundation), avec en outre un caractère largement régressif (ce sont les PME qui subissent la taxation le plus durement). La courbe de Laffer est réductrice : elle se focalise uniquement sur l'IR des personnes physiques (au prétexte que les effets de substitutions y sont considérables, que la progressivité y est forte et que de plus en plus d'agents sont poussés vers les taux marginaux supérieurs), alors que d'autres impôts sont aussi distordants.
- Sa non confirmation par les études économétriques. L'analyse de Laffer repose sur un optimisme des élasticités (de l'offre de travail, d'épargne) qui n'est pas vérifiée dans les études. Pour que l'effet Laffer joue, il est en effet nécessaire que les élasticités soient considérables, proches de l'unité (à moins de considérer que l'économie souterraine est d'une taille gigantesque), alors que dans la plupart des pays de l'OCDE les élasticités agrégées de l'offre de travail sont plutôt de l'ordre de 0,2 - 0,3 et dans ces mêmes pays l'élasticité de l'offre d'épargne est plutôt voisine de 0,4 (c'est du moins l'estimation de Boskin en 1978 sur données américaines, qui fait encore autorité).
- Ses arrières pensées idéologiques un peu trop voyantes…
Conclusion
La courbe de Laffer est une arme de combat bien plus qu'un instrument d'analyse. Le combat dont il s'agit est celui qui consiste à enrayer la progression continue du poids de l'Etat dans l'économie et dans la société. Finalement, la courbe de Laffer est une façon frappante, simple, politiquement audible, de poser la principale question de l'analyse économique, la question des incitations. Martin Feldstein rapporte à ce sujet une formule que lui avait lancé un sénateur américain à la fin des années 1970, et qui selon lui résume tous ses travaux : "Professeur, par chez nous, en Louisiane, quand nous tirons sur un canard, nous nous attendons à ce qu'il bouge". Notons toutefois que, sur le plan théorique, il y a une contradiction pour un partisan de l'économie de l'offre à raisonner en termes de "courbe de Laffer" puisque cela revient à postuler que l'objectif ultime de la politique fiscale est de maximiser les recettes… Par exemple, selon Wanniski, le point maximal de la courbe de Laffer est le point où l'électeur désire être taxé, c'est donc le niveau de taxation optimal : une vision très contestable !
Annexe
Recettes fiscales du gouvernement fédéral (USA)
Impôt sur les sociétés (1925-2005) – Milliards de dollars
Source : Federal Reserve Bank of St Louis @ reserach.stlouisfed.org
Lecture : Les zones grisées indiquent les récessions telles qu'elles sont calculées par le NBER. On ne peut qu'etre impressionné par la croissance exponentielle des recettes liées à l'impôt sur les sociétés, à un moment où l'inflation commence à être maîtrisée. La coïncidence avec les mesures d'allègements fiscaux n'en est que plus intéressante à observer.