L'ouvrage
Le livre s’inspire de l’apport majeur de Douglass North à la science économique (apport récompensé par l’attribution du prix Nobel en 1993) concernant les facteurs explicatifs de la croissance à long terme. Là où l’économie standard met en avant les facteurs classiques de la croissance (travail, capital, résidu bien souvent identifié avec le progrès technique), North renverse la causalité. L’investissement, le progrès technique et, de manière plus générale, l’innovation sont plutôt des manifestations que des causes du développement. La cause de la croissance serait à rechercher dans les institutions formelles ou informelles qui structurent les incitations et guident les comportements. Celles-ci constituent, avec les croyances (facteurs de légitimation des règles), des outils permettant de réduire l’incertitude et finalement de s’engager dans l’aventure du développement qui bouleverse les structures et les habitudes acquises.
L’ouvrage offre une vision nouvelle et interdisciplinaire du fonctionnement et du changement des sociétés sur le temps long de l’histoire en s’interrogeant sur les raisons qui ont permis à l’Europe depuis maintenant plus de trois siècles de s’engager dans un processus de développement économique et politique sans précédent dans l’histoire de l’humanité.
La thèse centrale de Violence et ordres sociaux est que le problème majeur des sociétés humaines, quelle que soit l’époque considérée, est la régulation de la violence en leur sein. De la manière dont les sociétés réagissent à ce problème découlent les institutions économiques, sociales et politiques, et notamment la première d’entre elles – l’Etat.
Le concept d’ordre social
Toutes les sociétés sont confrontées au problème de la violence, que l’on peut endiguer ou gérer au mieux mais certainement pas éliminer purement et simplement. Cette violence, qui est ici la violence organisée émanant de groupes, a pour objectif de s’approprier des ressources ou un statut social. Si l’on veut limiter le recours à la violence de la part des groupes sociaux, il est nécessaire de gérer celle-ci au sein d’institutions et d’organisations. Les institutions dictent les « règles du jeu » (D. C. North, Institutions, Institutional Change, and Economic Performance, Cambridge, Cambridge University Press, 1990), donc les modèles d’interaction qui régissent et canalisent les relations entre les individus. Elles incluent des règles formelles, des lois écrites, mais aussi des conventions sociales, des codes de conduite informels et des croyances communes sur le monde, ainsi que des moyens de faire appliquer les règles. A la différence des institutions, les organisations sont des groupes spécifiques d’individus poursuivant des objectifs collectifs aussi bien qu’individuels au moyen de comportements partiellement coordonnés. On distingue les organisations adhérentes, qui se caractérisent par des accords auto-exécutoires et incitatifs entre leurs membres, des organisations contractuelles, qui ont recours à la fois à un contrôle par une tierce partie et à des accords incitatifs entre les acteurs de l’organisation.
Les ordres sociaux se définissent par la manière dont les sociétés façonnent les institutions favorisant telle ou telle forme d’organisation humaine, par la façon dont elles restreignent ou ouvrent l’accès à ces organisations et par les incitations induites par le modèle organisationnel. Selon North, Wallis et Weingast, l’histoire de l’humanité n’a connu que trois ordres sociaux. Le premier est l’ordre de prédation, caractéristique des petits groupes de chasseurs-cueilleurs de l’époque préhistorique, et sur lequel il n’est guère nécessaire de s’étendre. Le deuxième est l’ordre social d’accès limité ou Etat naturel qui est né au cours de la première révolution sociale, et qui recouvre des sociétés aussi diverses que la Mésopotamie de l’Antiquité, l’Angleterre des Tudors ou l’Empire carolingien. Cet Etat est qualifié d’Etat naturel parce que couvrant la plus grande partie des dix derniers millénaires, il est apparu comme la seule forme de société regroupant plusieurs centaines d’individus qui ait su assurer l’ordre et endiguer la violence. Les relations personnelles (« qui est qui et qui connaît qui ? ») y forment le socle de l’organisation sociale et circonscrivent les interactions individuelles, en particulier les relations personnelles entre les puissants. Le troisième est l’ordre social d’accès ouvert issu de la deuxième révolution sociale qui s’est mis en place dans certaines sociétés au début du XIXème siècle. Si les relations personnelles y ont encore leur place, ce sont surtout des catégories impersonnelles d’individus, ordinairement appelés citoyens, qui interagissent dans de vastes domaines du comportement social sans forcément connaître l’identité individuelle de leurs interlocuteurs.
Caractéristiques des Etats naturels et des ordres sociaux d’accès ouvert
Ces deux idéaux-types de modèles sociaux se différencient sur plusieurs points.
Le premier point est le degré de développement économique et politique. Si on répertorie les trente pays les plus riches d’après le revenu per capita et qu’on les situe par ailleurs dans un classement politique où le niveau de démocratie est calculé en fonction de données comme le degré de participation politique, l’existence d’une compétition politique ou encore la limitation du pouvoir exécutif (classement démocratique établi par le Polity IV Project ; voir notamment Monty G. Marshall, Keith Jaggers, Polity IV Project : Political Regime Characteristics and Transirions, 1800-2004, Arlington, Center for Global Policy, 2005http://www.systemicpeace.org/polity/polity4.htm), on constate que la plupart des pays riches (à l’exception notable des pays pétroliers, de la France et de Singapour) ont aussi des institutions politiques de qualité. Il y a un lien étroit entre revenu élevé et institutions politiques saines, lien qui se confirme quand on examine de plus près les performances économiques. Déjà en son temps, Seymour M. Lipset (« Some social Requisites of Democracy : Economic Development and Political Legitimacy », American Political Science Review, vol. LIII, n°1, 1959http://www.audentes.eu/courses/PSCI355/Development/Lipset%201959.pdf) avait pu identifier un ensemble de facteurs qualifié de « complexe du développement » - il s’agissait du revenu, de l’éducation, de l’urbanisation, de l’automobile, du téléphone, des postes de radio et des abonnements à des journaux – et observer de fortes corrélations entre ces indicateurs et le niveau de démocratie.
Le second point porte sur les caractéristiques de la croissance économique Si les sociétés modernes ont pu opérer leur transition vers l’accès ouvert, et devenir plus riches que les autres, c’est parce quelles ont réduit sensiblement les épisodes de croissance négative. Ainsi, selon les données issues de la Penn World Table concernant 184 pays dont on a pu calculer le taux de croissance annuel sur la période 1950-2004, les pays les plus riches (non pétroliers avec un revenu supérieur à 20 000 dollars par habitant) ont un revenu qui augmente de 3,88% en moyenne en période de croissance et qui diminue de 2,33% en moyenne en période de décroissance. De leur côté, les pays les plus pauvres (revenu inférieur à 20 000 dollars par habitant) enregistrent une croissance annuelle rapide (5,35% en moyenne) et une baisse de 4,88% en période de décroissance. Si dans la période de croissance les pays pauvres ont une progression plus rapide que les pays riches, leur revenu diminue beaucoup plus vite en période de crise. Les pays les plus pauvres ont un plus grand nombre d’années de croissance négative et connaissent un déclin beaucoup plus rapide dans ces périodes difficiles.
Le troisième point est relatif aux organisations. Dans les sociétés ouvertes, l’accès aux organisations est un droit impersonnel étendu à l’ensemble des citoyens. Dans les Etats naturels, l’accès aux organisations est limité, parce que ces organisations sont simples et réservées aux élites sociales. Dans les Etats naturels, la société civile est donc bien plus restreinte et les organisations ont exclusivement une fonction instrumentale. Or, à en croire Francis Fukuyama (La Confiance et la Puissance. Vertus sociales et prospérité économique, 1995), les organisations, identifiées au capital social entendu comme « capacité de travailler ensemble à des fins communes au sein du groupe », expliquent le développement des régimes politiques et des économies modernes. Une économie capitaliste saine présente une tendance à la sociabilité spontanée, qui est la clef de voûte des entreprises durables et qui se révèle indispensable pour mettre sur pied des organisations politiques efficaces.
Le quatrième point a trait à la taille et au rôle de l’Etat. On observe une relation indiscutable entre d’une part la taille et la structure de l’Etat, et le niveau de revenu d’autre part. Ce revenu n’est pas toujours proportionnel à la taille de l’Etat central, puisqu’on constate que les pays à revenu élevé établissent un réseau d’organisations gouvernementales bien plus dense au niveau local. Ils fournissent davantage de biens publics (autoroutes, infrastructures, éducation, santé publique, sécurité sociale), et les fournissent de manière impersonnelle, alors que comme l’ont bien montré M. Bertrand, S. Djankov, R. Hanna et S. Mullainathan (« Obtaining a Driving License in India : An Experimental Approach to Studying Corruption », Quarterly Journal of Economics, vol. CXXII, n°4, 2007 http://www.wcfia.harvard.edu/node/2756), les Etats naturels ne sont pas en mesure de délivrer un bien public sur un mode impersonnel, ne serait-ce qu’un permis de conduire.
Le dernier point, déjà évoqué précédemment, mais essentiel, s’identifie à l’état des relations sociales. Dans l’Etat naturel, les relations sont organisées sur un mode personnel, reposant sur des privilèges, des lois appliquées au cas par cas, des droits de propriété fragiles et une inégalité fondamentale entre les individus. Dans le monde moderne, les relations sont impersonnelles, l’Etat est un Etat de droit, les droits de propriété sont sécurisés, la justice et l’égalité règnent entre les citoyens (au moins théoriquement).
Logique des Etats naturels et des ordres sociaux d’accès ouvert
L’Etat naturel réduit le problème de la violence en formant une coalition dont les membres jouissent de privilèges spéciaux. Les élites (militaires, religieuses, politiques, économiques) s’accordent pour maintenir leurs privilèges exclusifs, comme les droits de propriété et l’accès aux ressources et aux activités économiques. Le système politique de l’Etat naturel manipule l’économie en vue de produire des rentes qui garantissent le maintien de l’ordre social. Dans tous les Etats naturels, la coalition dominante est une organisation adhérente, ce qui signifie qu’aucune tierce partie n’assure le respect des règles. Dans ces conditions, la paix ne va pas de soi, mais dépend de l’équilibre des intérêts générés par le processus de création des rentes – la violence et la guerre civile semblant toujours proches.
Dans les ordres sociaux d’accès ouvert, le contrôle de la violence n’obéit pas à la même logique que dans les Etats naturels. Ces sociétés se caractérisent par le fait que l’Etat dispose du « monopole de la violence physique légitime ». Un aspect fondamental est que les citoyens ont le droit de former des organisations, ce qui garantit une compétition non violente dans le régime politique pour la conquête du pouvoir, mais aussi dans l’économie. En outre, l’impersonnalité des relations suppose que tout le monde soit traité sur un pied d’égalité et s’accompagne de l’émergence d’organisations pérennes qui survivent à leurs membres. Cette impersonnalité modifie profondément la nature de la compétition. Si les individus sont également guidés par la logique du profit dans l’Etat naturel, la création de rentes au profit de quelques-uns bloque la dynamique de l’ensemble. Dans l’ordre social d’accès ouvert, le caractère impersonnel de la compétition économique et politique au sein d’organisations qui se renouvellent sans cesse a pour conséquence l’apparition d’un phénomène de « destruction créatrice » (Joseph A. Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, 1942). Des organisations nouvelles surgissent sans cesse pour exploiter des opportunités et s’approprier les rentes liées à l’innovation. La compétition économique se traduit par l’apparition de biens et services nouveaux. La compétition politique voit émerger de nouveaux entrepreneurs qui fondent des organisations pour entrer à leur tour dans la course vers le pouvoir. Ce n’est donc pas la création de rentes en tant que telle qui distingue l’Etat naturel de l’ordre social d’accès ouvert, mais le fait que cette rente est remise en cause régulièrement et profite à de larges groupes plutôt qu’à quelques-uns, ce qui a pour conséquence qu’elle augmente la productivité plutôt qu’elle ne la ralentit.
Comment passer de l’Etat naturel à l’ordre social d’accès ouvert ?
La transition s’opère en deux temps. L’Etat naturel doit d’abord prendre des dispositions institutionnelles permettant aux élites d’établir des relations impersonnelles, ce qui est possible à partir du moment où ces élites voient l’intérêt d’une protection juridique qui élargit la gamme des contrats et établit la dépendance mutuelle sur une base de réciprocité, et non plus sur une base inégalitaire. Pour y parvenir, trois conditions qualifiées de « liminaires » sont à retenir : la création d’un Etat de droit pour les élites, la pérennité des organisations élitaires publiques (dont l’Etat lui-même) et la centralisation du contrôle politique sur l’armée. A partir du moment où les relations entre les élites deviennent impersonnelles, de nouvelles possibilités se font jour. L’établissement de la primauté du droit sur la force dans les relations, la dépersonnalisation des régulations sociales et l’instauration de la concurrence économique libèrent la capacité de créer des organisations. La multiplication des organisations économiques de plus en plus sophistiquées érode les rentes les moins productives (non « schumpeteriennes ») tandis que la concurrence politique par la démocratisation et la stabilisation du pouvoir civil sur les forces armées pacifient les relations des acteurs entre eux.
Dans l’histoire, les transitions se sont souvent produites sur des intervalles de temps assez brefs, même si les événements qui y ont abouti se déroulent sur plusieurs siècles, le temps que les pays se dotent d’institutions, de croyances et d’organisations adaptées. L’Angleterre, la France et les Etats-Unis ont adopté l’ordre d’accès ouvert entre 1800 et 1850. La Corée du Sud et Taïwan ont suivi une évolution similaire entre1950 et 2000. L’Espagne a connu une transition plus rapide à partir de 1975.
L’importance du fait politique
L’analyse institutionnelle replace le fait politique au centre du développement des sociétés, en rompant avec la coupure effectuée par la théorie économique dominante entre l’étude des formes d’organisation politique et les processus d’accumulation économique. Selon North, Wallis et Weingast, il faut se pencher de manière très sérieuse sur les liens qui unissent la richesse et le pouvoir. Dans l’Etat naturel, la stabilité de la société est fonction de la capacité des membres de la coalition dominante (les insiders) à réguler la violence entre eux. En limitant l’accès au cercle des insiders, les élites distribuent des rentes (postes politiques, honorifiques, positions de monopole, contrôle des ressources naturelles, financement avantageux, ressources à bas prix etc.) qui ont pour fonction de stabiliser l’ordre social au sein du cercle des acteurs dominants.
La primauté du fait politique a pour conséquence qu’il faut se délier du préjugé ethnocentriste véhiculé par la théorie économique standard selon lequel la recherche de la croissance économique est un objectif qui va de soi pour toutes les sociétés. Tel n’est pas le cas, et c’est la stabilité de l’ordre social (le contrôle de la violence) qui constitue le fondement majeur des régulations sociales et la préoccupation majeure des sociétés et de leurs élites. Si dans l’ordre social d’accès ouvert il est possible pour chaque individu de s’élever dans la société par la création de richesses, dans l’Etat naturel la mobilité sociale suppose que l’on soit parmi les rares qui intègrent l’espace du pouvoir donnant accès à la richesse et que l’on ferme soigneusement la porte derrière soi pour préserver cet accès limité. Il en résulte que les politiques de développement visant à promouvoir l’éducation, la santé, la bonne gouvernance, l’investissement etc., n’ont qu’une faible chance de succès, dès lors que les insiders sont rationnellement rétifs à prendre le risque du changement de l’ordre social. Pour les individus, il est toujours plus facile de s’enrichir par la création et la distribution de rentes que par l’accroissement de la richesse globale.
Le cadre conceptuel proposé par North, Wallis et Weingast bouleverse les politiques de développement. Selon ces auteurs, le développement ne se résume pas à apporter des capitaux, ni même à greffer sur une société des institutions ad hoc comme la démocratie, les droits de propriété, le marché ou l’Etat de droit, pas plus qu’à fournir l’accès à des biens publics comme la santé ou l’éducation. La politique de développement véritable s’appuie sur des institutions qui peu à peu mettent au premier plan l’impersonnalité des relations et des organisations ainsi que l’égalité entre les membres de la communauté politique, ce qui s’accompagne d’un fonctionnement démocratique qui ne se réduit pas aux élections.
Au bout du compte, l’ordre social ouvert associe la démocratie et le marché, bien que cette association ne soit peut-être pas absolument universelle, ainsi que le suggère le cas de la Chine. Sur les trente dernières années, la Chine a en effet fait preuve d’une flexibilité et d’une adaptation caractéristiques des ordres sociaux ouverts, construisant un Etat de droit indispensable aux relations économiques qui s’accompagne cependant d’une absence de démocratie réelle. Cette originalité témoigne-t-elle d’un processus encore inachevé ou de l’existence d’un modèle alternatif de croissance et de développement ?
Les auteurs
- Douglass C. North est professeur d’économie politique à l’université de Washington et co-lauréat du prix Nobel d’économie en 1993.
- John Joseph Wallis est historien de l’économie et enseigne à l’université du Maryland.
- Barry R. Weingast est professeur de science politique à l’Institut Hoover de l’université Stanford.
Quatrième de couverture
L’émergence au cours de la dernière décennie de nouveaux pays au rythme de croissance quatre à cinq fois plus rapide que celui de l’Europe au XIXème siècle remet en cause les représentations traditionnelles. S’attelant à cette question, Douglass C. North, John Joseph Wallis et Barry R. Weingast soulèvent un coin du voile sur une faille majeure de la pensée occidentale : ce n’est pas le progrès économique qui constitue le fondement des sociétés, mais la stabilité de l’ordre social.
Selon les auteurs, le principal problème des sociétés humaines est celui de la régulation de la violence en leur sein. La plupart d’entre elles, qualifiées d’Etats naturels, endiguent la violence par le biais d’une manipulation politique de l’économie visant à établir rentes et privilèges. Ces privilèges dissuadent certes les individus puissants de recourir à la violence pour accéder au pouvoir ou s’y maintenir, mais ils entravent également le développement.
Réintroduisant l’économie politique dans nos grilles de lecture du monde, ce cadre conceptuel inédit permet de comprendre comment les sociétés développées, qui garantissent un accès ouvert aux organisations (partis politiques, entreprises, syndicats, médias, ONG,etc.), ont atteint leur niveau politique et économique. Au vu des enjeux actuels du développement, ce cadre rend bien compte de la complexité du processus de décollage économique, que seule une poignée de pays a su enclencher depuis soixante ans.