L'ouvrage
Que ce soit pour saluer l'émergence d'une société civile mondiale ou pour déplorer l'uniformisation des attitudes et des représentations sous l'influence occidentale, de nombreux commentateurs de la mondialisation prétendent que celle-ci ferait progressivement disparaître les civilisations. Cette thèse est battue en brèche par les actes du Colloque de Cerisy de 2003, réunis dans cet ouvrage.
L'éthologie est à la fois le marqueur méthodologique et le point de départ de l'analyse des participants au colloque. Souvent réservée à l'observation des animaux, l'éthologie propose des instruments d'analyse de comportements qui peuvent se révéler utiles pour appréhender l'un des concepts-clés de l'ouvrage : les civilisations. "Loin d'être une science passéiste qui poursuit les objectifs surannés d'une science naturelle qui s'éteint doucement, l'éthologie prend les atours d'une science d'avant-garde avec un pied dans les théories de l'évolution et un pied dans la conception des systèmes les plus avancés", comme l'écrit l'éthologue Dominique Lestel, de l'ENS (p. 57). Les outils de cette science du comportement permettent de saisir une partie de l'âme d'un peuple, de ce qui fait et distingue une civilisation, comme l'oralité et la solidarité africaines, la pensée du flux en Chine ou le mythe fondateur des cantons montagnards de Suisse. L'application de l'éthologie à l'étude des peuples, vigoureusement défendue par les contributeurs du colloque, n'en est encore qu'à ses débuts et débouchera peut-être sur une nouvelle discipline des sciences sociales.
Ces civilisations, appréhendées par l'éthologie, sont-elles menacées par la mondialisation ? La réponse des chercheurs de Cerisy est claire : non seulement il subsiste dans la mondialisation des comportements très différents, mais en plus la mondialisation n'est pas vécue par tous de la même manière.
La pluralité des comportements est principalement illustrée par les contributions tournant autour de l'économie et de l'entreprise. Les entreprises étant au cœur de la mondialisation, on pourrait penser que les pratiques s'harmonisent en leur sein, sous l'effet de l'exigence des investisseurs et des marchés financiers ainsi que des recommandations des institutions internationales. Et pourtant, de grandes différences subsistent d'une civilisation à l'autre. La contribution de Philippe d'Iribarne souligne combien la conception même de l'entreprise diffère d'une civilisation à l'autre, communauté morale et entité économique dans le monde anglo-saxon, lieu de la noblesse et de l'honneur en France, lieu d'une autorité secourable au Mexique. De ces différences de conception de l'entreprise découlent naturellement des différences de pratique en leur sein. L'expérience d'Alain Henry en Afrique subsaharienne est une illustration très éclairante du poids des civilisations dans la mondialisation économique. Ayant conseillé plusieurs grandes entreprises dans cette région, il a dû composer avec le contexte culturel pour parvenir à ses fins. Face à la dualité gentil / méchant, qui structure la pensée africaine, il a développé un manuel de procédures très détaillé, de sorte que les salariés ont accepté les exigences de leur supérieur dès lors qu'elles étaient fondées sur des règles écrites. Abdelkébir Mezouar et Jean-Pierre Sémériva se penchent sur le cas des entreprises marocaines, caractérisées notamment par la difficile acceptation des hiérarchies intermédiaires. La force de l'analyse réside dans le refus des vérités figées et dans l'observation des changements déjà à l'œuvre dans les entreprises et dans la société marocaine sous l'influence de la modernité occidentale. Au-delà de la structure des entreprises, les différences culturelles jouent un grand rôle dans l'appréhension des réalités économiques. "L'observation du fonctionnement des entreprises chinoises semble confirmer que les entrepreneurs chinois considèrent la vente comme le principe actif de l'activité économique", écrit Thierry Paulmier (p. 185). Les racines de cette aversion à l'immobilisme et aux immobilisations sont à chercher dans les fondements philosophiques de la pensée chinoise, en particulier le flux continu : "un existant disparaît, un autre apparaît". De cette philosophie découle aussi, selon l'auteur, les traits principaux de l'organisation économique : une tendance à rechercher la rentabilité de court terme, l'absence de tradition juridique, des unités économiques de petite taille, un penchant pour le commerce, une tendance à la diversification conglomérale.
La mondialisation n'a donc à l'évidence pas harmonisé les comportements économiques. L'empreinte des civilisations reste forte sur les modes d'organisation et sur les choix économiques. Elle est aussi présente sur les représentations du phénomène de mondialisation. Souvent instrumentalisée, l'idée de mondialisation n'est pas vécue à l'identique par toutes les civilisations. Ainsi la Chine développe-t-elle une stratégie fondée sur les diasporas et les métropoles littorales, comme l'explique le géographe Thierry Sanjuan, et s'appuie sur une vision sino-centrée de la mondialisation. Cette logique n'est pas celle des républiques d'Asie centrale, nouvellement indépendantes et en pleine construction de leur identité nationale. Le discours sur la mondialisation "a rapidement servi d'instrument à la mise en œuvre des réformes politiques, économiques et sociales que devaient assurer les pouvoirs de la transition afin de bénéficier de l'aide internationale", selon Catherine Poujol. Ces deux exemples montrent bien la diversité des approches de la mondialisation selon les civilisations qu'elle concerne.
La pluralité des cultures et des approches est-elle incompatible avec l'émergence d'un socle commun de représentations ou de valeurs partagés par l'ensemble des civilisations ? Les références de plus en plus constantes à la démocratie, l'essor de la bonne gouvernance mondiale prônée par les institutions internationales et dans une certaine mesure par les investisseurs privés, l'idée couramment répandue de société civile mondiale peuvent le laisser penser. C'est avec prudence toutefois que les penseurs de Cerisy s'avancent sur ce terrain. Ainsi, pour Josée Landrieu, "cette profusion de discours annonçant une réalité décalée par rapport à ce qu'il est possible d'observer répond certainement à des stratégies d'appareils politiques mais il me semble qu'on ne peut écarter l'hypothèse que ces discours permettent de construire un mythe dont auraient besoin les sociétés occidentales dans leur tentative de réenchantement".
La richesse des actes de ce colloque provient de la grande variété des contributeurs. Les chercheurs de différentes disciplines (éthologie, paléontologie, géographie, économie,…) y côtoient des consultants internationaux, des fonctionnaires et des responsables politiques. Le large panorama des civilisations dans la mondialisation qui en résulte rend cet ouvrage précieux pour la compréhension d'un phénomène souvent trop rapidement admis.
L'auteur
L'ouvrage a été coordonné par Jean-Eric Aubert, fonctionnaire à la Banque mondiale, et Josée Landrieu, responsable de la prospective au ministère de l'Equipement.
Table des matières
Introduction
Avec les contributions de Jean-Eric Aubert et Josée Landrieu
1. De l'éthologie animale à l'éthologie humaine
Avec les contributions de Dominique Lestel, Vinciane Despret, Pascal Picq, Jean-Claude Barrey, Michel Delage
2. Civilisations et mondialisation
Avec les contributions de Mamadou Ndoye, Thierry Sanjuan, Vincent Fourniau, Catherine Poujol, Claudine Goldstein
3. Cultures et processus de développement
Avec les contributions de Philippe d'Iribarne, Thierry Paulmier, Alain Henry, Abdelkébir Mezouar et Jean-Pierre Sémériva, Jean-Daniel Clavel, Georges Amar, Laurent Murawiec
4. Mondialité : vers une pensée en mouvement
Synthèse des ateliers de prospective
5. Prospective des religions
Avec les contributions de Thierry Gaudin, Souleymane Bashir Diagne, Jean-Baptiste de Foucauld
6. Questions de gouvernance
Avec les contributions de Adam Kuper, Martine Méheut, Ozgur Uckan, Xavier Godinot
7. L'éthologie des peuples : une nouvelle discipline ?
Table ronde animée par Edith Heurgon
En guise de conclusions
Josée Landrieu, Jean-Eric Aubert
Quatrième de couverture
Comment évoluent les civilisations? Comment leur cours est-il déterminé? La mondialisation les uniformise-t-elle? Une communauté mondiale est-t-elle en train de s'établir? Telles sont les questions qui ont réuni éthologues, anthropologues, sociologues, économistes, philosophes, prospectivistes à Cerisy en 2003. Un ensemble exceptionnel. Leurs travaux ont porté sur les hypothèses suivantes : premièrement, les civilisations s'enracinent dans des données anthropologiques et historiques singulières qui déterminent les comportements individuels et collectifs ainsi que les trajectoires des sociétés et des civilisations ; deuxièmement, leur développement repose sur la révélation de leurs potentialités ; troisièmement, il n'y a pas une mondialisation mais des mondialisations vécues par les différentes civilisations selon leurs spécificités ; quatrièmement il y a peut-être une mondialité en émergence autour de valeurs communes.
Pour étayer ces réflexions, le colloque s'est interrogé sur l'utilité de développer une éthologie des sociétés humaines, élargissant la discipline communément centrée sur les sociétés animales. Des “analyses éthologiques” ont été fournies pour expliquer les systèmes économiques, les religions, les modes de vie, les dispositifs de gouvernance et pour spéculer sur leur devenir. Les pistes méthodologiques ainsi ouvertes renouvellent l'approche des sociétés – comme de la prospective elle-même.