L'ouvrage :
Fruit d'une vaste enquête menée par une équipe de sociologues dirigée par Christian Baudelot et Michel Gollac, en partenariat avec l'INSEE et la DARES, cet ouvrage vaut non seulement par l'analyse des rapports entre bonheur et travail mais également par ce qu'il nous restitue de la démarche sociologique. Au moins deux difficultés sont d'emblée posées dans l'exploration des relations entre bonheur et travail. La première porte sur la définition des termes. Si la réalité du travail est relativement simple à désigner, celle du bonheur est plus insaisissable. La seconde difficulté concerne la mise au jour des liens et causalités existant entre les deux. A ces difficultés objectives s'ajoutent les difficultés subjectives propres à la démarche sociologique. Elles tiennent d'une part à la position du sociologue par rapport à son objet. Elles tiennent d'autre part à l'impossible objectivation des individus interrogés dans le cadre d'une telle enquête.
En première approche, les auteurs confirment l'idée assez largement acceptée qu'il y a plus de bonheur par le travail à mesure que l'on s'élève dans la hiérarchie sociale, le niveau des diplômes et l'échelle des salaires. Au point de proposer ce raccourci : " Le bonheur est en haut et le malheur en bas ." Tout l'intérêt de l'ouvrage est de nuancer ce constat brutal.
Analysant les résultats de leur enquête, les auteurs nous apprennent par exemple que le sentiment d'exploitation n'est plus un "privilège ouvrier". Il est désormais partagé dans des proportions significatives par de nombreuses catégories d'actifs y compris les commerçants, les chefs d'entreprise ou les cadres supérieurs. Les auteurs soulignent : " aucun statut social, y compris les plus élevés, ne garantit un rapport exclusivement heureux ou malheureux au travail." De même, l'examen méthodique des facteurs de bonheur ou de malheur liés au travail n'en distingue aucun qui pourrait jouer selon un rapport de stricte proportionnalité. La durée du travail en est le meilleur exemple. Pourvu qu'elle ne soit pas excessive, une forte implication dans son travail va souvent de pair avec une durée de travail et une satisfaction élevées. Inversement, la réduction du temps de travail telle qu'elle a été appliquée dans le cadre de la réforme des 35 heures a pu être douloureusement ressentie par les salariés les plus modestes. En particulier, lorsqu'elle s'est accompagnée d'une flexibilité accrue et de la suppression des heures supplémentaires.
Si le travail apparaît pratiquement toujours comme une condition nécessaire au bonheur, il ne constitue pas toujours une condition suffisante. Alternativement, le travail sera vécu comme une condition sine qua non ou une contribution parmi d'autres au bonheur : "Pour les plus démunis, avoir un travail est l'une des conditions nécessaires pour espérer accéder au bonheur, mais le travail en soi ne leur apporte guère de satisfaction. "
Autrement dit, les interprétations proposées dans cet ouvrage ne se résument jamais à un schéma monoaxial. Au contraire, la distribution du bonheur au sein de la société en fonction du travail est tributaire de nombreux facteurs qui intéragissent et forment système. Tout se joue en termes relatifs : facteurs entre eux, catégories socioprofessionnelles entre elles, réalité vécue et représentations, individu face à la collectivité, conjoints l'un vis-à-vis de l'autre, parents face à leurs enfants, etc. De sorte qu'il faut bien parler de bonheurs relatifs au pluriel plutôt que de bonheur absolu au singulier.
Du bonheur aux bonheurs
Ainsi, faute de pouvoir donner une définition universellement recevable du bonheur, les auteurs sont amenés à livrer des définitions en creux. Cette approche emprunte différents cheminements. Le bonheur né du travail peut être conçu sous la forme d'un bilan ou d'un solde. Le bonheur est avéré lorsque les motifs de satisfaction l'emportent sur les motifs d'insatisfaction. Significativement, les auteurs évoquent les nombreuses causes du non-bonheur liées au travail : la souffrance, la pression, le stress, la honte, les vexations, la fatigue physique, le harcèlement, la précarité, l'ennui, etc. Avant-propos mis à part, l'ouvrage débute d'ailleurs par les termes "stress" et "déprime" pour s'achever sur le mot "malédiction". Le plus souvent, le bonheur est déduit. Sont présumés associer à leur travail une forme de bonheur les individus déclarant souhaiter que leurs enfants empruntent la même voie professionnelle que la leur. Se disent heureuses du fait de leur travail, les personnes estimant jouir d'un traitement privilégié ou du moins équitable par rapport aux personnes auxquelles elles choisissent à tort ou à raison de se comparer.
Cette relativité du bonheur explique beaucoup des biais auxquels les auteurs ont dû faire face.
La démarche sociologique et ses biais
Les personnes interrogées dans le cadre d'une telle enquête sociologique sont influencées par ce qu'elles supposent des attentes de leur interlocuteur. Ou, par ce qu'elles croient être la tolérance sociale globale aux sentiments qu'elles sont susceptibles d'exprimer. Les auteurs pensent que cet ajustement aux attentes a probablement accentué l'expression du sentiment de bonheur. En tant que "valeur légitime", le bonheur pousse en effet les personnes interrogées à exprimer des niveaux de satisfaction probablement surestimés. Les auteurs reconnaissent que le questionnaire lui-même péchait en ce sens, "[donnant] plus de chances aux personnes interrogées d'exprimer un rapport heureux au travail que malheureux ". Tout questionnaire, aussi équilibré soit-il, a en outre tendance à imposer un modèle cohérent auquel les personnes interrogées vont avoir tendance à se conformer donnant à la réalité des contours plus contrastés qu'ils ne sont réellement.
Quant au sociologue, fût-il animé des plus sévères exigences scientifiques, il ne peut s'abstraire de lui-même pour recouvrer quelque innocence originelle. Réfléchissant à des objets comme le travail et le bonheur, sa neutralité ne saurait être absolue. Elle est fatalement imparfaite et, au mieux, construite avec application. Les auteurs le reconnaissent bien volontiers lorsqu'ils soulignent que la sociologie du travail a toujours privilégié la souffrance à l'œuvre au sein des organisations tayloriennes puis bureaucratiques négligeant dans une large mesure les travailleurs isolés : artisans ou agriculteurs par exemple. Un travers que le questionnaire utilisé dans le cadre de ce travail n'a pas totalement corrigé, de l'aveu même des auteurs.
Compte tenu de ces biais objectifs et subjectifs et des difficultés à définir et plus encore à mesurer le bonheur, les auteurs ont choisi de s'intéresser dans les résultats d'enquête dont ils disposaient davantage aux écarts qu'aux niveaux absolus. D'où ils tirent la leçon suivante : " Il n'est de sociologie que de la différence…".
Les auteurs :
Professeur à l'Ecole normale supérieure, Christian Baudelot s'est notamment fait connaître par un ouvrage consacré au système éducatif écrit en collaboration avec Roger Establet : Le niveau monte (Seuil, 1989). Administrateur de l'INSEE, Michel Gollac est directeur de recherches au Centre d'études de l'emploi. Il a notamment publié, avec Serge Volkoff, Les conditions de travail (La Découverte, 2000). Chercheurs en sciences sociales, Céline Bessière, Isabelle Coutant, Olivier Godechot ( Les traders , La Découverte, 2001), Delphine Serre et Frédéric Viguier ont collaboré à la réalisation de l'enquête et la rédaction de l'ouvrage.
Quatrième de couverture (extrait)
"Que faut-il pour être heureux ? Quelle place occupe le travail dans la vie des Français et des Françaises ? Quels sont les aspects du travail susceptibles de favoriser un rapport heureux ou malheureux à l'activité professionnelle ? A l'heure du passage controversé aux 35 heures, autant de questions qui invitent à repenser la place du travail et du bonheur dans la vie quotidienne.
Didactique, clair, et toujours stimulant, cet ouvrage, résultat d'une enquête menée sur plusieurs années, est parsemé de témoignages vivants dans lesquels le lecteur se reconnaîtra facilement et puisera matière à expliquer ses propres ambivalences dans son rapport au travail. Car si les conditions objectives de travail participent de ce rapport, d'autres facteurs comme la trajectoire sociale ou le sexe sont décisifs. On apprend également que si un surcroît d'autonomie est synonyme de bonheur chez les cadres, il ne l'est pas nécessairement chez les ouvriers ; que le bonheur et surtout le malheur au travail se rencontrent dans toutes les catégories socio-professionnelles ; et que le sentiment d'exploitation, qui définissait hier la condition ouvrière, a pris d'autres contours et fait aujourd'hui partie intégrante du vécu collectif".