L'ouvrage
Les sens du mot "démocratie"
Complexe, l'ouvrage-phare de Tocqueville l'est d'abord par la polysémie du terme "démocratie", qui ne recouvre pas l'acception courante qu'on en retient aujourd'hui. Certains commentateurs ont pu noter au moins jusqu'à onze acceptions de ce terme sous la plume de Tocqueville. Lucien Jaume, pour sa part, en retient trois principales. Ce concept renvoie tout d'abord à la souveraineté du peuple, cette passion française qui a justifié bien des régimes et a attisé un conflit de plusieurs siècles entre souveraineté nationale, sans intermédiaires, et souveraineté représentée.
Mais par démocratie, Tocqueville désigne également, dans d'autres passages, l'avènement de la bourgeoisie et de la classe moyenne, termes alors indistincts, qui fleurissent sur les décombres de l'aristocratie. La démocratie selon Tocqueville se caractérise d'ailleurs par l'espérance des jouissances matérielles. "La démocratie promet le bonheur, (…) mais ce bonheur est d'abord nécessairement matériel (puis éventuellement, et partiellement, converti en buts artistiques, intellectuels et spirituels)" (p. 116).
La question du régime découle naturellement de cette deuxième lecture, sans toutefois que le "gouvernement démocratique" occupe une grande place dans sa pensée, d'autant que Tocqueville ne considère pas la démocratie et le despotisme comme des contraires. Cette conception aujourd'hui surprenante s'explique par le fait que c'est surtout la quatrième acception de ce terme qui prime dans De la Démocratie en Amérique, celle d'un état social démocratique, tourné vers l'égalité. "L'égalité est donc le mouvement perpétuel (…) des sociétés post-aristocratiques et post-révolutionnaires. Si bien que la "démocratie" est tout autant une façon de vivre et un mode de pensée ; ou si l'on veut, une vision du monde, car cette "pensée" n'est pas consciente d'elle-même, comme le serait une théorie ou une doctrine : l'aspiration égalitaire est devenue naturelle" (p. 31-32). La passion de l'égalité conduit à prendre en ligne de mire les petites inégalités plutôt que les grandes, et peut ainsi se retourner contre la liberté.
La commune, siège de la démocratie
Contrairement à la tradition française, Tocqueville ne s'intéresse qu'assez peu au mode de gouvernement et à l'organisation des pouvoirs. Une question toutefois occupe son esprit lors de son voyage aux Etats-Unis : l'importance du pouvoir local pour le développement de la démocratie. Lucien Jaume rappelle d'ailleurs combien cette question était polémique dans la France de la monarchie de Juillet. Les héritiers de la Révolution française se méfiaient des gouvernements locaux comme de tous les intermédiaires entre le peuple et le gouvernement, tandis que les légitimistes nourrissaient une vive nostalgie de la commune médiévale. Tocqueville les rejoint dans leur intérêt pour le fait communal, mais dans une tout autre optique. Il voit en effet dans le pouvoir communal aux Etats-Unis le berceau du goût pour la liberté. Les citoyens s'intéressent d'abord aux affaires publiques de proximité, ce qui les amène à se tourner, ensuite, vers les affaires nationales. "C'est dans cette visée d'une éducation par paliers que Tocqueville développe la distinction ente la centralisation politique - qui est chose indispensable - et la centralisation administrative, qui détourne de l'esprit de liberté" (p. 42).
Il est très net, dans cette optique, que Tocqueville s'inscrit en rupture à la fois avec le milieu aristocratique dont il est issu et avec la bourgeoisie qui arrive aux affaires. En reconnaissant la souveraineté du peuple et en identifiant sa manifestation première dans le fait communal, il tourne le dos aux enseignements de l'école contre-révolutionnaire, en particulier ceux de Joseph de Maistre, pour qui le souverain était nécessairement séparé du peuple. Mais il s'éloigne aussi de Guizot, symbole de la démocratie bourgeoise, qui considérait qu'il y avait une différence de nature entre les gouvernants et les gouvernés et que la souveraineté nationale résidait non pas dans le peuple, mais dans le gouvernement. "En fait, Démocratie en Amérique constitue une réponse ferme à Guizot sur ce point : ce qui est à la fois "au fond" et au sommet, immanent et suréminent, c'est le peuple souverain, tel qu'il a manifesté son avènement en Amérique" (p. 350-351).
Un renouvellement de la philosophie religieuse
Bien qu'il se soit assez nettement éloigné des thèses en vogue dans le milieu aristocratique dont il est issu (rappelons qu'il est l'arrière-petit-fils de Malesherbes, avocat de Louis XVI, et neveu par alliance de Chateaubriand), Tocqueville s'est toutefois nourri de cette pensée pour construire sa propre analyse. Il s'intéresse en particulier au dépérissement de la religion en régime démocratique, l'une des principales critiques formulées par les conservateurs. Toutefois, Lucien Jaume prend soin d'entrer dans le détail de la pensée tocquevillienne, bien éloignée d'une simple défense du catholicisme telle que la pratiquent les traditionalistes, attachés à la coutume.
De ses observations américaines, il tire la conclusion que si la religion ne disparaît pas (les Etats-Unis étant par essence de culture religieuse), celle-ci y devient une opinion courante, une croyance comme les autres. Il note d'ailleurs que l'esprit de jouissance des biens matériels, qui découle de la démocratie, touche également la sphère religieuse. Or, en aristocrate, Tocqueville croit en la nécessité du spirituel et s'attache à rechercher une transcendance en démocratie.
"L'intuition tocquevillienne est ici la suivante : la "source principale" de ce que pensent les citoyens en société démocratique revêt la forme et la puissance d'une autorité, une autorité que tous, distributivement, exercent sur chacun. Mais en même temps, parce que tous la créent sans le savoir, ils se retrouvent face à une entité qui n'est plus distributive, fragmentée, mais d'allure holiste et par là dotée de la toute-puissance. L'opinion publique démocratique devient le dieu des temps modernes, dieu curieusement immanent à la société (…) et dont le visage change chaque jour" (p. 93-94).
Cette découverte d'une religion démocratique conduit d'ailleurs Tocqueville sur les pas de Montesquieu. Il pose les jalons de la sociologie en s'intéressant aux principes directeurs de la société. Il s'agissait pour Montesquieu des passions humaines, Tocqueville les identifie dans l'égalité. Ouvrant la voie aux travaux de Durkheim, il souligne combien le collectif est contraignant, et combien cette contrainte est renforcée par les manifestations extérieures d'adhésion (une cérémonie au drapeau, par exemple). Tocqueville, en outre, s'écarte une fois de plus de la tradition française en estimant que l'adhésion individuelle à la contrainte collective n'est pas originelle, mais qu'elle se concrétise par les interactions individuelles.
Du jansénisme à la gauche républicaine
L'analyse des thèses de Démocratie en Amérique à laquelle se livre Lucien Jaume dans cet ouvrage dense est nourrie par la mise en évidence des références et des contre-références qui ont nourri Tocqueville tout au long de son existence. Cet aristocrate est en retrait par rapport aux thèses les plus en vue dans son milieu d'origine. Tout en étant critique à l'égard de ses dérives, et en particulier à l'égard du culte de l'égalité, il accepte le régime démocratique et la souveraineté populaire, au point qu'il sera dans l'opposition au régime de 1851, qui verra se concrétiser ses thèses sur le despotisme démocratique. Très impliqué dans les débats politiques et dans le combat électoral, Tocqueville n'en est pas moins un esprit libre qui puise ses références dans une tradition ancienne. Lucien Jaume montre en particulier ce qu'il doit au jansénisme, redevenu à la mode au 19ème siècle. Il s'inscrit également, de par ses préoccupations autant que par son écriture concise, dans la tradition des moralistes, tels La Rochefoucauld.
La mise en perspective de l'œuvre de Tocqueville qu'effectue Lucien Jaume illustre donc la richesse de sa pensée et la multiplicité de ses influences, qui en font l'un des auteurs essentiels pour comprendre la démocratie, mais aussi l'un des plus difficiles à comprendre, du fait des subtilités, des nuances et des références contenues dans Démocratie en Amérique.
L'auteur
- Philosophe, politiste, historien des idées politiques et constitutionnelles, auteur de plus d'une centaine d&'études, Lucien Jaume est directeur de recherche au CNRS, membre du Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF). Ses ouvrages sur Hobbes ou sur le jacobinisme sont devenus des classiques internationaux. Il a plus récemment publié deux ouvrages sur le libéralisme au point de vue historique ou philosophique (L'Individu effacé, Fayard, 1997 (prix Guizot), La Liberté et la loi : les origines philosophiques du libéralisme, Fayard, 2000).
Quatrième de couverture
La question centrale de De la démocratie en Amérique – reprise ensuite dans L'Ancien Régime et la Révolution – est celle des formes nouvelles de l'autorité à l'époque moderne. En nous parlant de l'autorité dans la société, dans la religion, dans la littérature, dans les pouvoirs locaux – et pas seulement dans l'Etat –, Tocqueville ne nous parle pas uniquement de l'Amérique. En réalité, il ne cesse de parler de la France et de l'avenir de ce qu'il appelle "démocratie" en Europe ; de plus, à travers une stratégie d'écriture, il livre et cache à la fois sa vision de la liberté.
En restituant l'ensemble du contexte avec lequel De la Démocratie en Amérique mène un dialogue permanent, y compris grâce à la correspondance inédite, Lucien Jaume donne un portrait intellectuel de l'homme Alexis de Tocqueville : figure romantique et pascalienne, qui traite par l'écriture les conflits intimes de sa classe et de sa personnalité.