L'ouvrage
Philippe Bernoux propose une synthèse de ses recherches en sociologie du travail. Ponctué de nombreux exemples tirés de ses enquêtes sociologiques dans le monde du travail, cet ouvrage remet avant tout la sociologie du travail dans son contexte intellectuel, sociologique autant que philosophique.
Philippe Bernoux se revendique comme un héritier du courant de l'individualisme méthodologique, incarné par Raymond Boudon. C'est à la lumière de ce postulat sociologique qu'il développe une analyse personnelle du changement dans l'entreprise.
Une certaine sociologie, imprégnée du double héritage de Hobbes et de Durkheim, se concentre sur les règles et la contrainte hiérarchique pour décrire les mécanismes qui conduisent au changement dans une organisation. Le souverain, c'est-à-dire le chef d'entreprise, assure le contrôle social. L'entreprise est une structure hiérarchique, sur le modèle taylorien, dans laquelle prévaut l'autorité du chef. En découle une sociologie de la contrainte, souvent empreinte de lutte des classes entre patron et salariés. Cette conception est partagée à la fois par les tenants du taylorisme le plus brutal et les critiques politiquement les plus acerbes du capitalisme contemporain.
Bernoux ne conteste pas l'existence d'une contrainte sociale dans la mise en place d'un changement dans l'entreprise. Mais ce facteur ne suffit pas, selon lui, à expliquer la réussite d'un changement. L'acceptation par les salariés est un facteur indispensable. Ce qui nécessite un contexte social institutionnel permettant cette acceptation. Par conséquent, il faut s'attacher au sens que les acteurs donnent à leur action. C'est là l'héritage direct de l'individualisme méthodologique théorisé par Raymond Boudon, et plus largement de la sociologie compréhensive telle que l'a initiée Max Weber. Pour Bernoux, c'est aussi l'héritage de Locke contre Hobbes. Le souverain protège, mais il a pour cela besoin de légitimité. Le gouvernement du peuple, et la gestion de l'entreprise, nécessitent la recherche d'un consensus.
Règles et sens
"Règles et sens ne s'excluent pas. Ces deux approches sont complémentaires et cette complémentarité permet de rendre compte du changement comme action humaine et donc de son acceptation."(p. 38). En attachant trop d'importance aux règles, les sociologues et surtout les économistes débouchent sur la thèse taylorienne : le salarié obéit pour toucher son salaire. Mais Bernoux recherche dans l'action des salariés d'autres sens. Son concept clé d'appropriation est en droite ligne de la théorie interactionniste. Le travailleur se crée des zones d'autonomie dans son travail, indépendamment des consultants, supérieurs… Ces zones sont formées par la volonté du travailleur, mais aussi par les nombreuses interactions avec les autres travailleurs. Le travail, contrairement à ce qu'affirment les économistes néoclassiques, n'est pas un bien comme les autres qu'on échangerait sur un marché. Il est constitutif d'une identité, il est "l'expression de la dignité de soi" (p. 169), comme le confirment les recherches de sociologie et de psychologie sur les travailleurs licenciés. C'est donner raison à Marx et Hegel, contre certains auteurs prédisant la fin du travail (notamment Jeremy Rifkin, au milieu des années 90).
En découle une théorie du changement comme un phénomène propre à chaque entreprise, qu'il est impossible de théoriser ou de formaliser en préceptes ou en recommandations valant partout et toujours. Le changement est en cela fondamentalement différent du progrès, car il est déconnecté de toute illusion déterministe, qu'elle soit évolutionniste, structuraliste ou fonctionnaliste. L'auteur règle d'ailleurs son compte à chacun de ces trois courants de pensée, pour lesquels il n'entretient manifestement aucune sympathie.
L'auteur illustre et développe son analyse du changement par de nombreux exemples pratiques, comme l'évolution de Gaz de France d'un service public à une entreprise compétitive. Et il vise toujours à montrer que la cause des changements ne peut être unique. L'environnement joue un grand rôle dans la structure des entreprises et dans leur évolution. Philippe Bernoux évoque ainsi les multiples facteurs agissant sur une entreprise. La concurrence et les nouvelles technologies conduisent à des mutations. Mais la société n'est pas étrangère à ces bouleversements. Le gouvernement d'entreprise, les relations entre patronat et syndicats, et plus généralement le contexte culturel pèsent d'un poids certain. L'occasion pour l'auteur de rappeler les différents courants théoriques qui ont pensé ces facteurs extérieurs. L'occasion aussi de relativiser leur importance.
L'environnement seul ne permet pas d'expliquer l'intégralité d'une organisation et de ses changements. L'introduction dans une entreprise d'une innovation technologique, par exemple, ne suffit pas à bouleverser les habitudes de travail. Le climat au sein de l'entreprise, les rapports entre les salariés, les représentations que chacun se fait de la nécessité de ce changement sont primordiaux. En cela, Bernoux est bien l'héritier des recherches sur l'interaction et l'individualisme méthodologique.
La difficile émergence d'un nouveau modèle
Ce postulat méthodologique ne pouvait pas le conduire à identifier des tendances lourdes du changement dans les entreprises. Le travail en réseau, les marges d'autonomie de plus en plus grandes accordées aux salariés, l'importance de la sous-traitance, l'accroissement des exigences de qualité via la multiplication des normes laissent penser que le modèle tayloriste est remis en question. L'auteur esquisse un raisonnement en ce sens. Mais se garde bien d'identifier un grand modèle concurrent, qui supplanterait le taylorisme. D'autant que les recherches empiriques sont sur ce point contradictoires. Certains éléments peuvent être analysés comme une renaissance du taylorisme sous des formes différentes. L'idée fondamentale à l'œuvre dans l'analyse du changement est que les outils ne font pas la société. "C'est l'action des hommes et les institutions dont ils se doteront pour maintenir cette action qui orientent leur usage" (p. 241).
Ce livre marie habilement les références empruntées à la sociologie la plus classique, à la philosophie politique, à l'économie et aux techniques de gestion. Clair et concis, l'auteur illustre son propos par des exemples précis, tirés de ses recherches ou de celles de ses confrères. Les très nombreuses références sont l'occasion d'une réflexion éclectique sur la mutation des services publics, la justice, le travail, la liberté, l'échange et le don, ou encore le pouvoir. Il esquisse aussi une réflexion très intéressante sur la science face aux revendications politiques. Bernoux rejette la dénonciation partisane de la domination et de la contrainte dans l'entreprise. Ils ne les nie pas, mais rappelle que les acteurs sont autonomes, et que par conséquent la seule dénonciation de la contrainte n'est pas suffisante pour fonder une réflexion valable sur les rapports dans l'entreprise. Avec quelques précautions oratoires, il rejette l'argumentation des altermondialistes d'aujourd'hui, selon laquelle l'économie imposerait désormais partout sa loi. Un choix dicté non par l'idéologie, mais par ses années de sociologue. Il n'a pas une vision angélique du monde du travail, et sait quelles sont les pressions et les violences propres à cet espace social. Mais il en a une vision complexe, qui laisse la place à l'autonomie et à la liberté.
L'auteur
- Philippe Bernoux est sociologue, directeur de recherche honoraire au CNRS. Il a longtemps enseigné dans des écoles d'ingénieurs.
Quatrième de couverture
Pas plus qu'on ne change la société par décret, on ne la change sans les acteurs qui la composent. Pourtant, la plupart des ouvrages sur le changement dans les entreprises et les organisations suivent la première logique, celle du décret; le discours dominant valorise le changement par les contraintes et la domination.
Ce livre montre au contraire que les acteurs, à l'intérieur d'une organisation, ne sont jamais passifs, ne sont pas seulement des objets de la domination, mais qu'ils demeurent actifs et que, sans leur implication et s'ils ne s'approprient pas les outils proposés, les changements ne peuvent tout simplement pas avoir lieu.
Cette affirmation s'appuie sur les théories sociologiques les plus classiques et se trouve confirmée par les nombreuses observations de la vie des entreprises et des organisations, que l'auteur a menées depuis plus de trente ans.