Sociologie des classes moyennes

Bosc Serge

L'ouvrage

Classe moyenne : ce concept fait l'objet de multiples stratégies d'appropriation, tant pour y appartenir, par le pouvoir symbolique que confère cette catégorie dans l'espace public, où elle est inconsciemment associée à une forme de majorité objective, que pour la séduire. L'ouvrage de Serge Bosc remet cette notion dans une perspective historique et dégage les grands débats idéologiques en embuscade derrière l'utilisation répétée de cette catégorie.

De la bourgeoisie au salariat

Lorsqu'elle fait son apparition, au 19ème siècle, la notion de classe moyenne renvoie explicitement à la bourgeoisie, qui constitue effectivement une moyenne entre l'aristocratie, déchue de ses droits ancestraux par la Révolution française mais encore détentrice d'une large part de pouvoir, et le prolétariat naissant, tout droit descendu du Tiers-Etat. Mais dès la seconde moitié du siècle, cette acception est obsolète. Le Second Empire marque l'essor de la bourgeoisie industrielle et financière, qui prend effectivement les rênes économiques et politiques. Les responsables de la Troisième République naissante, en particulier Jaurès et Gambetta, verront dans la classe moyenne cette portion de la population vivant de son travail, distincte en cela des rentiers et des capitalistes, mais sans l'assujettissement de la relation de travail que connaissent les ouvriers et les employés. Cette assimilation de la classe moyenne aux indépendants perdurera tout au long de la première moitié du 20ème siècle. Les radicaux en feront le cœur de l'électorat, défendant à la fois la propriété privée et la méritocratie, le respect du travail et les avancées sociales.

Mais parallèlement émerge une autre catégorie rapidement associée à la classe moyenne : les salariés non manuels. A la faveur de la division croissante du travail et de la bureaucratisation des entreprise, qui donne naissance aux métiers de la gestion, du commerce et de l'administration, ainsi que de l'extension du champ de l'intervention publique qui nécessite des fonctionnaires toujours plus nombreux apparaissent en effet les "cols blancs", dont les origines sociales et les conditions de vie et de travail sont généralement meilleurs que celles de leurs collègues des usines. Ils sont eux aussi rapidement associés à la classe moyenne, qui se pluralise. On parlera désormais plutôt des classes moyennes.

Une composition incertaine

Mais s'il semble plus proche de la réalité, ce pluriel n'exempte pas d'un effort plus approfondi de définition des contours exacts des classes moyennes. Peut-on en effet se satisfaire d'une catégorie sociale qui contiendrait d'une part tous les travailleurs non salariés et d'autre part tous les salariés non manuels ? N'en seraient donc exclus que les très riches, qui vivent de leur capital, et les travailleurs en usine ainsi que les exclus. Cette vaste définition est parfois retenue dans le discours de "pop-sociologie" qui défend l'existence d'une immense classe moyenne. Mais il convient néanmoins, à l'instar de la démarche adoptée par Serge Bosc, d'affiner chacune des catégories sociales réputées "moyennes".

Que reste-t-il, tout d'abord, des indépendants qui donnèrent naissance au concept même de classe moyenne ? Plusieurs catégories socioprofessionnelles s'y rattachent. C'est le cas des agriculteurs, dont le nombre a fortement décru mais dont les conditions de vie et les aspirations se sont rapprochées du reste de la population. Les commerçants ont eux aussi subi des mutations considérables ces cinquante dernières années. Les petits détaillants traditionnels conservent, malgré l'essor des grandes surfaces, une place de choix dans les centre-ville. Ils y côtoient les "nouveaux commerçants" (boutiques haut de gamme, notamment dans l'habillement et la décoration), ainsi que les prestataires de services (professions libérales paramédicales, agents immobiliers, courtiers en assurance…) dont le nombre a fortement crû ces dernières années. Il faut encore y ajouter les artisans, qui, bien que plus que fortement imprégnés de culture ouvrière, présentent de nombreux traits de la classe moyenne, notamment en termes de revenus et de conditions de vie. Les chefs d'entreprise, enfin, sont nombreux, notamment dans les PME, à revendiquer une appartenance aux classes moyennes. Les indépendants constituent donc encore une catégorie à part entière, dont une large part semble pouvoir prétendre à un rattachement aux classes moyennes.


La situation est tout aussi contrastée concernant le salariat. Un schéma qui classerait les salariés manuels dans les classes populaires, les employés dans les classes moyennes et les cadres dans les classes supérieures serait assurément trop simpliste. Parmi les salariés manuels se trouvent en effet les ouvriers non qualifiés, dont les revenus sont faibles et les perspectives de progression limitées. Mais les ouvriers qualifiés et les techniciens voient, en revanche, leur salaire approcher le revenu médian et connaissent des évolutions de carrière plus significatives. La tertiarisation de l'économie a conduit, par ailleurs, à une forte croissance de la catégorie "employés", qui ne désigne plus ces "cols blancs" plus favorisés que leurs congénères des usines, comme c'était le cas jusque dans les années 60. La dichotomie qualifié / non qualifié qui prévaut dans le monde ouvrier s'applique désormais aussi aux employés : une esthéticienne ou un aide-comptable n'appartiennent en effet au même monde professionnel qu'une caissière ou un agent d'entretien, bien davantage exposés à la pauvreté et au chômage. Le clivage traverse également la catégorie "cadres". Cette catégorie s'est très largement étendue, dans le secteur public que dans le secteur privé. Elle est, en premier lieu, traversée par le clivage capital économique / capital culturel. L'abondance du premier place un individu assurément dans la classe supérieure, quel que soit son capital culturel. Mais le déficit du premier couplé à une abondance du second est plus problématique. C'est le cas des enseignants, dont le niveau culturel est nettement supérieur au niveau économique, ainsi que des professions de l'information, des arts et du spectacle.

Querelles scientifiques

Un noyau se dégage donc pour définir les classes moyennes : employés qualifiés, techniciens, cadres moyens en font partie. La sociologie s'est en revanche beaucoup interrogée sur les marges. Certains auteurs, identifiant une convergence des aspirations et des modes de vie, plaident pour une acception large du concept et y introduisent une large partie des cadres ainsi que la majorité des employés. D'autres au contraire, plus marqués par l'affrontement entre classes à l'instar de Pierre Bourdieu, retiennent un champ large pour les classes dominantes et réduisent d'autant les classes moyennes. La possession des moyens de production (à l'image des petits entrepreneurs, des artisans…) ou la détention d'un fort capital culturel signe l'appartenance à la classe supérieure.

Pour Bourdieu, au demeurant, les rapports sociaux doivent se lire à travers le prisme de la volonté d'ascension sociale, chaque classe s'appropriant les comportements du groupe au-dessus d'elle. Cette lecture a toutefois été critiquée pour sa dimension réductrice. Ont notamment été mis en avant les rapports de génération, qui peuvent transcender en termes de valeurs les rapports de classe. Certains auteurs ont en outre conclu à une "moyennisation" de la société, un constat sans doute trop rapide au vu de la persistance des clivages entre catégories sociales. Un mouvement d'individualisation a certes parcouru la société depuis les années 60, mais il s'est répandu avec des logiques spécifiques propres à chaque groupe social.

Plusieurs auteurs contemporains ont, encore très récemment, avancé l'hypothèse d'une "crise des classes moyennes". La hausse des salaires a en effet bénéficié beaucoup plus aux cadres hautement qualifiés et aux travailleurs au SMIC sous l'effet des hausses annuelles qu'aux intermédiaires. En outre, ces catégories semblent particulièrement exposées au chômage et à la pression professionnelle. Mais plutôt qu'un phénomène général touchant l'ensemble de la classe la plus nombreuse, Serge Bosc voit dans ce débat le signe manifeste d'un combat de différents groupes sociaux pour incarner les classes moyennes (salariés du public, salariés du privé et professions intellectuelles supérieures) et orienter les décisions en leur faveur. "Dans la période récente, les tendances centrifuges, la diffusion des nouvelles normes en matière de mœurs, la crise des modèles politiques se soldent par une décrue des dynamiques socioculturelles. Le label "classes moyennes" n'est plus associé à des acteurs collectifs incontestés. Ce que l'on appelle la "crise" des classes moyennes (…) est assurément lié à ce flottement" (p. 111).

C'est donc à un exercice de déconstruction qu'invite cet ouvrage, en montrant que derrière des notions courantes se dissimulent des tensions idéologiques.

L'auteur

  • Serge Bosc a été professeur en classes préparatoires puis enseignant de sociologie à l'université Paris-VIII-Saint-Denis. Il est l'auteur de Stratification et classes sociales (Armand Colin, 2004, 5e édition) et a réalisé un dossier sur "Les classes moyennes" pour Problèmes politiques et sociaux (La Documentation française, 2007).

Quatrième de couverture

Cadres, petits entrepreneurs, enseignants, fonctionnaires, employés de bureau, etc., tous, à un titre ou à un autre, peuvent se prévaloir de l'appartenance aux "classes moyennes". L'expression, à la différence d'autres appellations (bourgeoisie, classe ouvrière), ne peut être associée d'emblée à un ou des groupes sociaux précis. Pourtant, les classes moyennes constituent aujourd'hui un pôle important de la société. Cet entre-deux à géométrie variable renvoie, plus qu'à des attributs "moyens" comme le revenu, à une constellation de profils sociaux, certains peu visibles, d'autres pourvus d'une identité forte. Cet ouvrage présente un parcours sociohistorique des glissements sémantiques du terme et du déplacement de son centre de gravité avec l'essor des "cols blancs", une description de leurs différentes composantes, l'évocation des problématisations successives dont elles ont été l'objet en relation avec les transformations socioéconomiques et culturelles. Il se clôt sur une question d'actualité : les classes moyennes sont-elles en crise ?
 

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