L'ouvrage
Les années 60 ont posé la matrice de la France contemporaine. Elles ont été marquées par la dernière grande explosion de la société et de la pensée. Le paysage intellectuel est alors bouleversé par l'apparition de nouvelles figures (Foucault, Bourdieu, Derrida…). Les modes de vie sont profondément modifiés, avec l'émancipation progressive des femmes et de la jeunesse et la libération des mœurs. Le communisme perd de sa superbe, ce qui ouvre la voie à de nouvelles formes de pensée libérale, notamment Hayek et Friedman. L'ouvrage de Jean-François Lhérété dessine une France arrivée à l'issue du cycle ouvert dans ces années 60, empêtrée dans les référentiels qu'elle a conservés et développés depuis cette époque.
L'héritage principal de cette période réside sans aucun doute dans l'affaiblissement progressif de la conception politique française, empreinte de la Nation et de la République, sous l'emprise de la montée de l'individualisme, de l'affaiblissement de la citoyenneté et de l'émergence de revendications communautaristes. "L'individu l'a emporté sur le citoyen, comme l'Etat l'a emporté sur la nation, double phénomène qui a transformé radicalement la relation du particulier au collectif. La suspension du service national en 1998 est intervenue très naturellement dans ce processus, fermant le rideau sur le principe révolutionnaire fondateur de la nation en armes, rassemblée dans un creuset où devaient théoriquement se fondre toutes les différences sociales au service de la sécurité collective" (p. 71).
Jean-François Lhérété reprend à son compte l'analyse de Marcel Gauchet, directeur de la revue Le Débat , sur le rôle joué ces dernières années par les droits de l'homme en tant que discours mobilisateur en lieu et place de la nation. L'exaltation de l'individu et de ses droits rejoint la quête égalitariste qui traverse la société française. Déjà identifié par Tocqueville comme dérive du régime démocratique dans De la Démocratie en Amérique , l'égalitarisme cache, selon l'auteur, un réflexe d'auto-défense. "La revendication de plus d'égalité dans l'espace clos d'une vaste classe moyenne repliée sur ses privilèges dissimule maladroitement la réalité du fossé qui ne cesse de se creuser avec ceux qui sont exclus de fait de la communauté nationale" (p. 62). Le décalage entre les fondements idéologiques de la France et son fonctionnement actuel se lit d'ailleurs dans les institutions. L'accumulation de structures locales et régionales (commune, communauté de communes, département, région…), mais aussi la pratique de cumul des mandats dans le temps et dans l'espace, conduisent à une professionnalisation de la vie politique et à un non renouvellement des dirigeants ; la médiatisation accrue des personnes et des discours conduit à des politiques court-termistes. Au total, selon Jean-François Lhérété, notre structure politique est inadaptée aux grands défis contemporains.
Cette perte de vitesse de l'idée nationale va de pair avec un déclin de la transmission comme facteur de cohésion nationale. Ce déclin est manifeste dans les turbulences que traverse l'école ces dernières années, mais aussi dans le rapport ambigu que les Français entretiennent avec l'histoire. La connaissance historique semble de moins en moins développée, sous l'effet du modernisme et des bouleversements sociaux qui compliquent la compréhension du monde passé. "Au moment où la connaissance du passé est accessoirisée, l'Histoire est convoquée à partir de morceaux choisis pour créer les conditions d'une stigmatisation collective, sous le nom de devoir de mémoire" (p. 137). Les épisodes récents autour de l'esclavagisme et de la colonisation traduisent cette instrumentalisation de la vérité historique au profit de revendications politiques.
C'est donc la matrice sur laquelle fonctionne la France depuis trente ans qui semble à bout de souffle. Les éléments constitutifs d'un "modèle français" ne sont plus en état de préparer l'avenir. L'Etat providence, clef de compréhension majeure des politiques publiques conduites depuis 1945, est confronté à une double remise en question. D'une part, il n'a pas su s'adapter au chômage de masse et est parfois mis en accusation comme étant le responsable de la persistance du chômage en France. D'autre part, il est victime, et en partie responsable, de la dégradation des comptes publics, tant en termes de déficit que de dette, qui entravent la capacité d'action de l'Etat. "La philosophie de la protection a progressivement cédé le pas à une logique de l'assistance, entraînant une explosion des besoins de financement qui remettait en cause les principes de gestion du système par les partenaires sociaux, en raison de l'engagement de plus en plus important des financements de l'Etat" (p. 206).
De même, certaines politiques publiques cogérées par l'Etat et les syndicats, comme l'enseignement public ou l'agriculture, semblent désormais orientées davantage vers la sauvegarde d'intérêts catégoriels que vers la recherche de l'intérêt général.
L'intérêt de l'ouvrage réside dans le tracé d'un constat nourri de très nombreuses références. L'éclectisme de l'auteur le porte aussi bien vers la science économique que vers la philosophie politique, vers l'histoire autant que vers l'éducation. L'auteur tire de ce constat la conclusion que la France doit trouver le chemin de son libéralisme, ce qu'elle n'a encore pas réussi à faire. "La société française, depuis la fin des années 60, s'est libérée des inhibitions, des contraintes et des tabous qui l'enserraient. Elle est devenue une démocratie des individus, mais elle ne s'est pas libéralisée, car cette émancipation de l'individuel n'a cessé de faire conjointement appel à la protection de l'Etat" (p. 222). Pour l'auteur, notre pays doit donc franchir la dernière marche vers le libéralisme à la française, non pas issu de l'importation brute du modèle américain, inadapté à l'histoire et à la société françaises, mais un libéralisme sui generis, qui sache mettre en avant la liberté et la responsabilité individuelles et accorder notre pays au monde qui l'entoure.
L'auteur
Jean-François Lhérété est directeur des Affaires culturelles à la mairie de Bordeaux.
Table des matières
Avant-propos – Les métamorphoses des "Trente furieuses", 1965-1995
La rupture des années 60
La transformation des paysages idéologiques
Le moment Giscard
Le moment Mitterrand
Ere du vide ou nouvelles promesses ?
Chapitre 1. Tout ego, tous égaux
Moi d'abord
Le temps du self ou l'individu autonome
Apologie de la tolérance et nouvelles intolérances
L'agonie du patriarcat
L'aspiration égalitaire
Chapitre 2. Individu, Etat, nation : l'impossible cohérence
Désir d'autonomie et besoin d'Etat
La nation sur l'étagère des souvenirs ?
Formes de la violence
Liberté ou sécurité : les nouvelles emprises du pouvoir
Chapitre 3. Quelles valeurs pour vivre ensemble ?
La ringardisation de la conviction
Le temps des dissidences ou l'infortune de l'autorité
Erosion de la valeur des choses
Questions d'identités
Edulcoration, aseptisation, pasteurisation
Chapitre 4. Les pannes de la transmission
Avenir, mémoire et amnésie
Fragmentation de la représentation
Où va l'éducation ?
La France, le planétaire et l'universel
Chapitre 5. La politique en fin de cycle
Rétrécissement du champ politique
Pouvoirs, contre-pouvoirs, pouvoirs intermédiaires
Dépossessions citoyennes
Sclérose de l'organisation des pouvoirs
Chapitre 6. Le modèle français a vécu
La France dans l'équilibre instable du monde
Le capitalisme nouveau est arrivé
L'Etat n'est plus providence
L'économique, le social et la nation : le délicat ménage à trois
La France peut-elle être libérale ?
Quatrième de couverture
Le propos de l'ouvrage est de dresser un bilan des transformations de la société française depuis les années 1970.
Où en sommes-nous après plus de trente ans de révolution individualiste, de retour du libéralisme et d'ouverture mondiale des économies ? Rien ne manque au tableau, des mutations de la famille aux difficultés du "modèle français" en passant par la montée des identités, les pannes de l'école ou les incertitudes de la politique. Mais Jean-François Lhérété ne s'en tient pas à une collection de données sociologiques. C'est un profil du nouvel esprit du temps qu'il dégage. Il donne, en deux cents pages, une synthèse élégante et ferme des analyses les plus pertinentes mais souvent partielles.
Ce pourrait être un bréviaire du bon citoyen, à la veille de l'élection présidentielle de 2007 : ce que tout homme politique et tout lecteur doivent savoir de l'état du pays, à l'heure du choix.