Ouvrage
La Société nationale des chemins de fer français (SNCF) est une entreprise très médiatisée sur laquelle chacun se sent légitime d’avoir une opinion. Pour dépasser les injonctions bien souvent contraires de cette opinion, qui dénoncent l’immobilisme de la SNCF et les prix élevés pratiqués, mais qui veulent aussi des trains confortables qui continuent à desservir tous les points du territoire, même les moins fréquentés, il faut se pencher sur quelques points d’histoire, d’économie et de sociologie. La situation des chemins de fer français s’explique par la nature de l’activité, mais aussi par des phénomènes de longue durée qui s’enracinent dans la sociologie du pays. Aujourd’hui, au moment où la SNCF cumule un sous-investissement important, une dette qui avoisine les 60 milliards d’euros, et des clients qui commencent à faire défection du fait de la concurrence d’autres modes de transport, l’avenir de ce service public de réseau est en question.
Histoire et enjeux
Le train est indispensable. Depuis le XIXème siècle, le chemin de fer s’est constitué en symbiose avec les Etats-nations, permettant non seulement de transporter des personnes et des marchandises, mais aussi d’assurer l’égalité des territoires, d’homogénéiser l’espace et le temps. Que ce soit en Grande-Bretagne, en Allemagne, aux Etats-Unis, la construction des Etats-nations s’est effectuée simultanément à la construction des réseaux ferrés, avec des financements organisés sur la base de partenariats publics /privés ou des concessions. Aux Etats-Unis, le train est l’acteur principal de la conquête de l’Ouest, puis de la guerre de Sécession. En Allemagne, le chemin de fer a joué un rôle important dans l’emprise croissante de la Prusse sur le reste du pays. Mais la nature même de l’activité ferroviaire, qui est de s’appuyer sur des investissements lourds destinés au financement des infrastructures, fait que celle-ci a une rentabilité incertaine, tout en rapportant de nombreux bénéfices indirects pour l’économie et la société du pays (externalités positives).
En France, dès la seconde moitié du XIXème siècle, l’Etat a dû mettre en place pour construire le réseau des concessions dévolues à des capitaux privés, et dès les années 1880, compte-tenu de la faible rentabilité des capitaux, la puissance publique a « garanti le dividende », c’est-à-dire a procédé à des subventions pour les compagnies dont la rentabilité était insuffisante. Un peu plus tard, dans les années 1920, le chemin de fer était chroniquement déficitaire, à tel point que le Sénat avait envisagé de faire financer les investissements par la Caisse de retraite des compagnies ferroviaires. Les salariés auraient été propriétaires du réseau, mais le projet a été abandonné car la médiocre rentabilité de l’activité ne pouvait pas garantir le versement des pensions….. Ce sont ces difficultés structurelles, conjuguées avec les effets prolongés de la crise économique de 1929, qui ont conduit à la nationalisation des chemins de fer en 1937, et à l’apparition de la SNCF.
Depuis sa création, la SNCF a vu son histoire liée aux grands événements du pays. Mais dans le contexte de crise durable des finances publiques que nous connaissons aujourd’hui les interrogations sur l’avenir de l’entreprise se multiplient. Puisque le financement par la dette n’est plus possible, faut-il solliciter davantage l’impôt pour améliorer et développer l’infrastructure et le fonctionnement d’ensemble du système ? Evidemment, ce financement par l’impôt ne serait pas indolore puisqu’il se ferait au détriment d’autres dépenses publiques tout aussi nécessaires dans les secteurs de l’éducation, de la santé, de la justice, ou encore de la défense…… Faut-il au contraire pour ne pas solliciter le contribuable faire payer davantage l’usager ? Une telle solution est à la fois inégalitaire (puisqu’elle rend l’accès de certaines parties du pays inaccessible pour les plus démunis) et écologiquement discutable, puisqu’elle risque de faire basculer les trafics vers des modes plus polluants. Faut-il enfin supprimer le monopole de la SNCF et introduire la concurrence dans ce secteur d’activité, en espérant que celle-ci puisse générer des gais de productivité à l’origine d’une rentabilité nouvelle ?
Jusqu’où introduire la concurrence ?
La concurrence est souvent présentée comme un moyen de faire baisser les prix, et donc d’augmenter la satisfaction du consommateur et d’étendre le marché. Sur le marché du rail, il s’agit d’une concurrence intramodale (au sein d’un même mode de transport, le train), qu’on oppose à la concurrence intermodale (entre trains, avions, cars ou automobiles). Pour l’Union européenne, les bénéfices attendus de l’introduction de la concurrence dans le secteur du rail sont évidents. C’est la raison pour laquelle l’Union a produit depuis 2001 plusieurs « paquets ferroviaires », un paquet étant un ensemble de directives qui doivent être transposées dans les droits nationaux. Le troisième paquet ferroviaire notamment, adopté en 2007, a imposé l’accès à tous les réseaux de trains de voyageurs internationaux faisant du cabotage, c’est-à-dire ayant le droit d’embarquer ou de débarquer des passagers lors d’escales intermédiaires. Autrement dit, la concurrence est ouverte depuis plusieurs années pour certains trafics de voyageurs, avec des résultats toutefois qui n’ont pas été à la hauteur des espérances. Plus proche de nous, en 2015, le quatrième paquet ferroviaire a été adopté dont le projet essentiel tient en la séparation entre le gestionnaire de l’infrastructure et le transporteur, avec une ouverture à la concurrence initialement prévue en 2019 et en 2022, dates qui viennent d’être reportées à 2019 et 2026.
En réalité, il semble bien que la concurrence soit par essence limitée dans un secteur qui est par définition gourmand en capitaux et peu flexible. L’infrastructure est un bien collectif qui ne peut s’autofinancer (situation bien connue en économie de monopole naturel), et le transporteur ne peut résoudre rapidement la question des surcapacités.
Il est vrai que la concurrence peut exister dans certaines niches, là où plusieurs entreprises cotisent pour payer une partie des infrastructures (ce qui au passage nous éloigne du modèle de la séparation entre le gestionnaire de l’infrastructure et le transporteur, mais l’Allemagne par exemple a réussi à introduire une concurrence importante sans faire cette séparation). Cela existe déjà en France, où les trains de marchandises de la SNCF et ceux de ses concurrents se partagent le marché du fret ferroviaire. La concurrence peut aussi exister sur des lignes à gros trafic où les surcapacités sont gérables (par exemple sur les routes les plus fréquentées et les plus profitables, entre Londres, Bruxelles, Lille, Paris et Lyon). Elle peut aussi mettre à jour des améliorations possibles, mais pas très importantes, puisque une part importante des coûts est représentée par des charges en capital qui sont fixes.
En France, un bénéfice crucial de la concurrence sera d’examiner la dimension du réseau dans la perspective de la fermeture de lignes, ainsi que la distribution des dessertes. Il n’est pas viable de multiplier les lignes à grande vitesse, même si on comprend que les territoires peuvent y trouver un intérêt. Et il faut également penser une distribution entre les TGV, les Intercités, les TER et les cars, pour que l’ensemble des points du territoire demeure accessible à tous les usagers, avec des coûts maîtrisés.
Dans quels cas le monopole public se justifie-t-il ?
Le train est un métier gourmand en capitaux, avec des techniques héritées du XIXème et du XXème siècle. Il ne s’impose pas partout. Il y a des cas où le réseau routier est bien plus avantageux pour la collectivité. Mais le train est le moyen de transport le mieux adapté pour des raisons économiques et environnementales sur trois marchés : le mass transit, certaines lignes de fret, et aussi certaines lignes à grande vitesse.
Le mass transit, comme son nom l’indique, est le transport de masse des populations. Il s’agit principalement du trafic de banlieue (le RER ou Réseau express régional) auquel on peut ajouter le TER (Transport express régional). Dans le cas du RER, il s’agit d’un modèle de franchise où l’autorité organisatrice (le Syndicat des transports d’Ile-de-France) définit unilatéralement la tarification, qui échappe à l’opérateur. Dans le modèle du transport régional, les trais sont fournis par les autorités organisatrices, les Régions, à l’opérateur titulaire de la concession. Dans les deux cas, les usagers n’acquittent pas le vrai prix du voyage, et la différence est prise en charge par le contribuable. Comme pour beaucoup d’infrastructures publiques, le fait que le contribuable compense l’insuffisante contribution de l’usager n’est pas condamnable compte-tenu des externalités positives des infrastructures qui accompagnent l’activité économique et qui justifient l’investissement réalisé.
Le deuxième secteur où le monopole trouve sa justification est le trafic de marchandises, dès lors que les volumes sont massifs et les distances importantes : le charbon, les matériaux de construction, les matières dangereuses comme les produits pétroliers ou chimiques, les marchandises lourdes comme les coils (bobines) ou les brames (plaques) d’acier. Il n’y a guère que sur les céréales et les pondéreux (matériaux à densité élevée), où les actifs sont peu onéreux pour lancer l’activité (une locomotive coûte 3 millions d’euros et un wagon de transport 100000 euros, alors qu’un TGV coûte 30 millions d’euros), que la concurrence est possible.
Enfin, le troisième segment où le monopole a du sens est la grande vitesse entre les métropoles. Sur ce marché, les barrières à l’entrée sont élevées, et le matériel n’est pas déployable à l’étranger (normes différentes). Si un opérateur voulait concurrencer la SNCF sur le très rentable Paris-Lyon, il lui faudrait au moins 15 rames de TGV à 30 millions d’euros chacune et un atelier d’entretien à 150 millions d’euros, et un tel investissement n’est pas forcément rentable si on ne maîtrise pas les tarifs de l’infrastructure (publique) et ceux des péages d’accès aux voies. Il est vrai que le TGV demeure plus cher que le train classique, mais cela peut s’expliquer par des raisons qui ont peu de choses à voir avec la situation de monopole. En premier lieu, le service est sans aucune mesure avec celui qu’apporte le train conventionnel, en temps de parcours, et aussi de confort. Par ailleurs, l’investissement de la société ferroviaire était très important et elle souhaitait récupérer au plus vite une partie de cette valeur en pratiquant des prix élevés. Enfin, la dernière raison qui explique les prix élevés est que si le TGV est une réussite économique et technique, son problème est cependant que, outre un réseau surdimensionné qui ne fonctionne pas seulement sur les lignes à grande vitesse, ses marges servent à financer l’entretien du réseau global. Pour maintenir le réseau dans son intégralité, la SNCF a construit des transferts financiers entre zones à trafic élevé et rentable et zones à trafic modeste et déficitaire.
Conclusion
Le système ferroviaire français est aujourd’hui incapable de produire une valeur ajoutée suffisante pour s’autofinancer et rembourser sa dette financière. Pour résoudre cette crise, il ne suffit pas de rationaliser les structures en baissant le coût du travail (réforme Cuvillier d’août 2014). La bonne réponse est d’inventer un fonctionnement moins dispendieux en fermant les lignes non rentables (ce qui n’exclut pas de proposer d’autres solutions de transport public) pour concentrer les efforts sur les parties du réseau qui sont essentielles pour la prospérité collective. La solution est double.
D’une part, il faut inventer des solutions de service public qui ne passent pas forcément par le train. La Suisse en offre un exemple où le car postal constitue en milieu périurbain et rural un réseau performant très répandu, bien articulé avec celui des chemins de fer. La Suède qui possède d’immenses territoires peu peuplés en offre un autre exemple, en réussissant à coordonner les différents modes de transport public (regroupant dans une même agence publique des routes et des infrastructures ferroviaires) dans le cadre d’un système répondant à la fois aux besoins de la population et e l’industrie.
D’autre part, d’autres acteurs que la SNCF doivent se voir confier un rôle dans la politique de transport, ce qui suppose l’ouverture de la concurrence dans le secteur ferroviaire (fin du monopole), et ce qui suppose aussi que la SNCF cesse de jouer le rôle de transporteur en dernier ressort qui la condamne à conserver tous les flux peu rentables ou déficitaires. Par ailleurs, la modernisation de la SNCF exige que l’entreprise puisse sortir du cadre ferroviaire, en captant de la valeur ajoutée en dehors du train (tram, car, métro, location de voitures, revenus des centres commerciaux,…). Cela passe par une redéfinition du groupe, dans la quelle la SNCF aura toujours un rôle de service public, mais sans avoir le monopole de son activité, et dans une configuration où la nation lui donne les moyens de sa compétitivité.
Quatrième de couverture
Que faire de la SNCF ? Les choix politiques vont être déterminants pour l’entreprise publique la plus médiatisée de France : une dette qui court vers les 60 milliards d’euros, une dépréciation d’actifs de 12 milliards d’euros début 2016, la poursuite de l’effritement des trafics et le retour toujours possible des conflits sociaux.
Empêtrée dans les injonctions contradictoires de l’opinion, des administrations, des parlementaires et du gouvernement, la compagnie ne peut plus se construire seulement par l’énergie de ses salariés ou la gestion de ses dirigeants. Elle doit consentir un effort considérable pour rénover l’état de son réseau, faire face à la compétition des autres modes de transport dopés par les applications digitales et se préparer à une concurrence frontale.
Nous croyons au train. Mais sans vision politique lucide et stable exigeant une nouvelle définition de la notion de service public dans le pays, les tentatives de sortie de crise n’auront aucune chance d’aboutir. Cet essai dresse un bilan complet des aspects techniques, économiques et sociaux de la SNCF et propose des orientations inédites pour réussir sa nécessaire transformation.
Les auteurs
Pierre Messulam, normalien, ingénieur en chef des Mines, est directeur général adjoint de SNCF transilien après avoir été pendant plusieurs années le directeur de la Stratégie de la SNCF.
François Regniault, ex journaliste (Les Echos, La Tribune), a été directeur de la communication de crise de la SNCF.