Pourquoi il faut partager les revenus: Le seul antidote à l'appauvrissement collectif

Marie Paule Virard et Patrick Artus

L’ouvrage

Une tendance fondamentale : la « déglobalisation »

Patrick Artus et Marie-Paule Virard considèrent comme déterminant le phénomène de « déglobalisation » qui, selon eux, s’amorce et se caractérise à la fois par une situation où les échanges commerciaux internationaux deviennent moins dynamiques qu’avant la crise (qui ne se traduit donc pas par une simple remontée des barrières protectionnistes) et par une tendance nette à la substitution rapide dans les pays émergents de la production intérieure aux importations, ce qui conduit à distendre les liens économiques entre les pays de l’OCDE et les pays émergents : alors que début 2008, les exportations mondiales représentaient en valeur environ 32 % du PIB mondial, elles n’en représentaient plus que 22 % à la fin du premier semestre 2009.

Ce phénomène se nourrit de la réduction de la demande intérieure au sein des pays développés, d’où un fléchissement des importations, mais également par la montée en gamme des pays émergents comme la Chine, en mesure de produire eux-mêmes une part croissante des biens consommés sur le marché domestique, y compris les biens technologiques (grâce notamment à un effort massif en termes d’éducation et de recherche-développement et à des coopérations industrielles nouées avec les pays occidentaux dans le domaine de l’aéronautique civile, des trains à grande vitesse, des énergies renouvelables, etc.). La Chine doit d’ailleurs viser la croissance maximale de son revenu par tête et se préparer pour le choc démographique qui interviendra dès 2020 en raison du vieillissement dû aux effets de la politique de l’enfant unique. Ainsi, la Chine continuera-t-elle à se replier sur sa demande intérieure pour réduire sa dépendance extérieure en maintenant la sous-évaluation de sa monnaie (le renminbi ou « monnaie du peuple ») et sécuriser son approvisionnement en matières premières, probablement en repoussant le respect des contraintes environnementales. La même évolution est perceptible pour les Pays d’Europe centrale et orientale (PECO), qui sont capables de produire (et d’exporter) une offre de biens et services de plus en plus large.

Le déplacement du centre de gravité économique du monde vers les pays émergents constitue un trait marquant de notre époque. Même si ces pays représentaient déjà 70 % de l’économie mondiale en 1820, ils ont, comme on sait, dû céder la place aux économies occidentales à la suite de la révolution industrielle. Mais ils pourraient, dès 2025, à nouveau représenter 65 % de l’économie mondiale à la faveur de ce « grand croisement » historique.
 

Les faiblesses des économies des pays développés

Dans ce nouveau scénario, les pays occidentaux ne pourraient compter que sur leurs seules forces pour créer des richesses et tenter de maintenir leur niveau de vie : les pays ayant misé sur l’extraversion de leur économie et la compression des coûts salariaux (comme l’Allemagne) devraient notamment se trouver dans une position délicate, d’autant plus que le chômage, maintenu à un niveau élevé (comme en France), et la volonté des entreprises de restaurer leurs profits et de se désendetter, pourraient peser durablement sur le niveau des salaires. La chute de l’emploi manufacturier, remplacé par des emplois de services où la productivité est plus faible et les rémunérations plus modestes, conjuguée à la remontée du prix des matières premières (dopée par la demande des pays émergents) devraient entraîner une stagnation du pouvoir d’achat. Face à ces perspectives de faiblesse de la demande intérieure, les investisseurs se tournent d’ailleurs de plus en plus vers les pays émergents et leurs perspectives de croissance plus robustes. Par ailleurs, le mouvement de délocalisation se poursuit et la réduction des emplois qualifiés dans l’industrie accentue la tendance à la désindustrialisation des économies développées.

En outre, les taux d’intérêt relativement plus élevés dans les pays émergents assurent de meilleurs rendements des actifs financiers et incite aux investissements de portefeuille dans ces pays qui souhaitent renforcer à l’avenir leurs places financières et concurrencer à terme la finance anglo-saxonne – comme en témoigne, du reste, l’ouverture par la Chine, en 2009, d’un nouveau marché financier dédié aux valeurs technologiques : le Chinext. On assisterait ainsi également à une « déglobalisation » financière, au sens où les pays émergents utiliseraient à l’avenir davantage leur épargne pour financer leur développement économique plutôt que de placer leurs capitaux sur les marchés étrangers et financer la dette publique des pays de l’OCDE. La Chine, en diversifiant ses placements, réduirait ainsi ses achats de bons du Trésor américain et la chute du dollar qui en résulterait ouvrirait alors une nouvelle ère de désordres monétaires. Conséquence inquiétante : les pays développés devront davantage compter sur leur épargne domestique…qui est notoirement faible (en particulier aux États-Unis et au Royaume-Uni), d’autant que l’ampleur des déficits publics renforce « l’effet d’éviction », l’État captant l’épargne disponible sur le marché des fonds prêtables qui devient alors insuffisante pour financer l’investissement du secteur privé.
 

La menace du « syndrome japonais »

Dans ce contexte morose, l’Europe, sous-compétitive et surendettée, devrait chercher à tout prix à éviter de tomber dans le piège de la « stagdéflation » subie par le Japon durant les années 1990 : la politique macroéconomique s’épuise à stimuler une croissance anémique, à l’aide de plans de relance massifs et de baisses de taux d’intérêt sans parvenir à sortir l’économie du marasme. La compression des salaires avait en effet amorcé une spirale déflationniste en alourdissant le poids des dettes en termes réels et freiné la consommation des ménages ainsi que l’investissement des entreprises durant de nombreuses années. Si les États-Unis sont menacés par les mêmes évolutions structurelles, la même dynamique de croissance « molle » et de pressions déflationnistes pourrait aujourd’hui s’enclencher en Europe en raison du recul des revenus salariaux (et du grippage du crédit), du détournement de l’épargne vers le financement des déficits publics (en moyenne de 6,3 % du PIB dans la zone euro en 2009) et de l’absence de soutien à la croissance par les exportations… Ce d’autant plus que les marges de manœuvre de la relance monétaire demeurent très faibles puisque les taux d’intérêt restent fixés à un niveau bas – la base monétaire ayant déjà progressé à un rythme préoccupant, ce qui pourrait générer de nouvelles bulles spéculatives et de potentielles crises financières.
 

L’impératif de réindustrialisation des États-Unis et de l’Europe

Face à ce constat inquiétant, l’Europe devrait s’employer à remuscler son industrie manufacturière, seule à même de générer des gains de productivité et de créer de nouveaux emplois qualifiés pérennes, à forte valeur ajoutée et à salaires élevés, gage d’une élévation de la croissance potentielle et du revenu moyen. En amont, elle doit également miser davantage sur la recherche-développement qui était d’ailleurs l’un des objectifs majeurs de la stratégie de Lisbonne (fixé à 3 % du PIB mais resté à 2,1 % en France en 2009 par exemple), sur l’éducation et la recherche scientifique (capital humain) notamment dans le domaine de l’économie « verte », qui pourrait être pourvoyeuse de nombreux emplois qualifiés à l’avenir. Mais surtout, la grande modération salariale engagée après la crise par de nombreuses grandes entreprises afin de rationaliser les coûts et de restaurer les profits, est potentiellement génératrice d’une spirale dépressive et devrait donc s’effacer devant une politique salariale plus hardie, la dépense des ménages étant seule à même de soutenir la croissance dans une période marquée par la remontée de l’épargne de précaution et la défiance des ménages. Une nouvelle clé de répartition des revenus en faveur des salaires serait donc nécessaire, soit par le mécanisme de la fiscalité (et la baisse du poids des cotisations sociales), soit par la réduction des exigences de rendement du capital qui poussent les firmes à une hausse de la part des profits dans la valeur ajoutée (pression actionnariale), soit enfin par la baisse des prix qui devrait résulter d’une intensification de la concurrence sur le marché des biens et services et de politiques de l’emploi ciblées en faveur de certaines catégories, comme les jeunes et les seniors. Le partage des revenus constituerait ainsi un antidote efficace au risque d’appauvrissement collectif, à condition que l’Union européenne saisisse cette opportunité et renforce ses mécanismes de solidarité et de coordination.

Les auteurs

Patrick Artus est directeur de la recherche de Natixis, professeur à l’Ecole polytechnique et professeur associé à l’université Paris I Panthéon Sorbonne.
Marie-Paule Virard, ancienne rédactrice en chef du magazine Enjeux-Les Echos est journaliste indépendante.

 

 

 

Table des matières

Introduction. Partager les revenus !

1. La « déglobalisation » et ses effets.
2. Le risque de la « déglobalisation » financière.
3. Le spectre de la « maladie japonaise ».
4. Les politiques économiques s’usent si l’on s’en sert.
5. À long terme, nous serons tous morts, sauf si…
6. Un nouveau partage, l’antidote à l’appauvrissement collectif.
7. Le temps du tango, ou l’impératif de la solidarité européenne.

 

 

 

 

 

 

Quatrième de couverture

Depuis le début de la crise économique de 2007-2009, on constate une substitution rapide, dans les pays émergents (comme la Chine, l’Inde ou le Brésil), de la production intérieure aux importations. D’où une « déglobalisation » de l’économie réelle, qui représente une terrible menace pour les États-Unis et l’Europe, car leurs exportations vers les émergents ne repartent pas après la crise. Pour faire tourner la machine économique et maintenir leur niveau de vie, les pays riches sont donc condamnés à ne compter que sur leur demande intérieure. Or, celle-ci risque de rester durablement faible. Et si les pays émergents préfèrent investir leur épargne chez eux plutôt que de la prêter pour financer les déficits des pays riches, ces derniers -dont la France- peuvent être pris dans un engrenage ravageur. C’est celui du « syndrome japonais » : la crise économique ouverte en 1989 au Japon -dont il n’était jamais sorti depuis - était en effet très similaire à celle qui a frappé depuis 2007 les économies américaine et européennes. Et le risque est aujourd’hui élevé de voir s’y enclencher une spirale tout aussi mortifère. À partir de ce constat, Patrick Artus et Marie-Paule Virard décortiquent les faiblesses des politiques économiques mises en œuvre, en France et ailleurs, pour faire face aux effets de la crise. Et surtout, ils expliquent pourquoi le seul moyen d’éviter en Europe le « syndrome japonais », avec son cortège de chômage et de précarité, serait de promouvoir un nouveau partage des revenus au bénéfice de l’immense majorité des salariés.

 

 

 

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