L'ouvrage
Tout "entrepreneur de science et de technologie", pour reprendre la terminologie de Daniel Boy, qui désigne ainsi les entités publiques ou privées à l'origine d'un changement technologique, souhaite la meilleure réception que possible dans l'opinion publique de la nouveauté qu'elle introduit. Or, les réactions face à la technologie sont multiples, et peuvent se traduire par de la méfiance ou de la peur. L'objet de l'ouvrage de Daniel Boy est de questionner cette peur pour en comprendre les déterminants. Une démarche constructive, soucieuse de favoriser des consensus plutôt que des oppositions frontales.
Les entrepreneurs de science et de technologie sont prompts à mettre en avant l'obscurantisme et l'ignorance de leurs adversaires pour discréditer l'opposition à la technologie. Daniel Boy illustre ce penchant par un exemple récurrent, celui des chemins de fer. Il est souvent, dans les débats entre experts sur les questions technologiques, fait référence à une opposition prétendument vigoureuse de nombreuses personnalités, parmi lesquelles le grand scientifique et député Arago, au développement du transport ferroviaire, au 19ème siècle. Or, à partir des débats parlementaires de l'époque, Daniel Boy démontre que cette opposition a été largement mythifiée et réécrite au fil des années. Arago n'était pas hostile au chemin de fer, mais appelait seulement à la vigilance sur quelques aspects singuliers. Cette "peur des chemins de fer" a toutefois servi de matrice à une réaction coutumière des entrepreneurs de science et de technologie, consistant à dévaluer la critique en mettant en cause le niveau de connaissance de celui qui la formule. Or, tout le propos de l'ouvrage de Daniel Boy est de dégager des clés de compréhension de la peur de la technologie.
Il serait pour cela possible de recourir aux travaux des psychologues, qui ont beaucoup travaillé sur la perception du risque et sur ses motivations, en particulier aux Etats-Unis autour de Paul Slovic. Cherchant tout d'abord à corréler la perception d'un risque au bénéfice que la personne peut éventuellement tirer de la réalisation de ce risque, ces chercheurs abandonnent assez vite le second paramètre de la question et insistent finalement sur les facteurs qui conduisent à la peur. Daniel Boy estime finalement assez faible l'utilité de ces recherches, résumant ses appréciations dans le titre du chapitre qui leur est consacré : "Nous avons peur de ce qui nous effraie". Les conclusions de l'approche psychologique de la question sont en effet largement tautologiques.
C'est donc aux sciences sociales de prendre le relais. Daniel Boy met en évidence des appartenances sociales qui déterminent la peur de la technologie. Ainsi, les opinions politiques influent pour une grande part sur l'attitude individuelle face à l'innovation et au risque qui en découle. « Il serait simpliste de placer sans nuance l'idée de précaution contre le risque « à gauche » de l'échiquier politique » (p. 78), souligne l'auteur. En effet, une partie de la gauche est héritière du positivisme et de la foi en la science comme moteur du progrès. C'est plutôt dans le degré d'adhésion au système en place qu'il faut rechercher le facteur discriminant. Les sympathisants des grands partis de gouvernement sont plutôt confiants dans l'innovation technologique, tandis que les partis rejetant le système, à l'extrême gauche aussi bien qu'à l'extrême droite, se caractérisent par une aversion au risque. Certaines catégories sociales peuvent également servir de facteur explicatif. Ainsi les femmes sont-elles, selon une série d'enquêtes empiriques, plus sensibles que les hommes au risque, en particulier écologique. L'explication de cet écart ravive les tensions entre partisans du « sexe biologique », pour qui hommes et femmes sont différents par nature, et adeptes du « genre culturel », qui voient dans la répartition des rôles entre masculin et féminin une construction sociale. La jeunesse, catégorie fluctuante, semble elle aussi présenter des caractéristiques sociologiques. Sans être particulièrement confiante en la science et la technologie comme vecteurs de mieux-être, elle se révèle moins sensible au risque. L'auteur y voit là le comportement d'une catégorie sociale définie par son insouciance – ce qu'il qualifie de « biais d'optimisme ». Dernier levier explicatif, la classe sociale. Comme on pouvait s'y attendre, Daniel Boy met en évidence une relation inversement proportionnelle entre classe sociale (économique et culturelle) et aversion au risque. Cette dernière tendance rejoint d'ailleurs celle de l'appartenance politique, le refus du système à travers le vote ou la sympathie pour une organisation politique extrémiste étant davantage le fait de personnes peu diplômées ou dépourvues de ressources financières.
Une fois ces lignes de force mises en évidence, l'auteur s'attache à démontrer combien le clivage sachants / profanes relève du monde ancien. Tout d'abord parce qu'il n'y a plus guère d'unité du monde des experts, telle qu'elle pouvait exister suite aux Lumières, où le scientifique se sentait investi d'une mission de diffusion générale de la connaissance. Désormais, "les scientifiques de sensibilités différentes s'affrontent fréquemment dans les controverses sociotechniques en jeu" (p. 124). Par ailleurs, plusieurs savoirs légitimes sont désormais en concurrence. Le savoir scientifique cohabite en effet avec les savoirs traditionnels, en voie de réhabilitation. "Il ne s'agit pas ici de défendre l'idée que les savoirs issus du mode de pensée scientifique occidental ont perdu toute légitimité ou toute efficacité (…). Mais plutôt que les savoirs scientifiques issus du modèle rationaliste doivent, en particulier lorsqu'ils s'appliquent à un terrain local, composer avec tissu écologique, social, culturel qui leur préexiste. Et que cette nécessaire composition suppose une posture de relative modestie et d'écoute préalable" (p. 119).
Cette nouvelle donne nécessite une stratégie adaptée de la part des entrepreneurs de science et de technologie. Une communication « à l'ancienne », qui ferait comprendre au peuple qu'il a tort d'avoir peur, est condamnée à l'échec. Daniel Boy illustre ce phénomène par l'exemple d'une campagne de publicité de l'entreprise américaine spécialisée dans les semences transgéniques Monsanto : « 69 % des Français ont peur des biotechnologies, 63 % d'entre eux savent ce que c'est, heureusement 91 % savent lire ». Cette publicité énonce en substance que la peur est fondée sur l'ignorance, mais que dès lors qu'ils se renseigneront les Français n'auront plus peur. Elle a atteint l'exact inverse du but recherché, en renforçant les opposants dans leur aversion aux OGM. Daniel Boy défend le débat plutôt que la communication, et ainsi les sciences sociales plutôt que le marketing, pour parvenir à des consensus sociaux sur le risque technologique. L'instauration, dans les années 90, de débats publics sur les grands projets d'infrastructure (centrales nucléaires, aéroports, routes, incinérateurs…), constituent un premier pas vers cette nouvelle approche. Le terme de « débat public » a depuis été galvaudé avec l'annonce systématique de telles manifestation à chaque réforme, sans qu'elle soit forcément suivie d'effets ou, en tout cas, sans que les décisions soient remises en cause, ce qui laisse douter de l'utilité d'un débat. Les pays scandinaves ont depuis longtemps échafaudé des conférences de consensus qui creusent les sujets en profondeur avec des panels de citoyens, afin de dégager des solutions politiques largement partagées. Daniel Boy souligne d'ailleurs que les entrepreneurs de science et de technologie eux-mêmes devraient encourager cette démarche, afin de mieux cerner les attentes de la société et de ne pas se laisser surprendre par des résistances sociales liées à la peur du risque.
L'auteur
Daniel Boy est directeur de recherche au CEVIPOF (Centre de recherches politiques de Sciences Po). Il a notamment publié Les Biotechnologies en débat (avec Suzanne de Chéveigné et Jean-Christophe Galloux, Balland, 2002) et Conférences de citoyens, mode d'emploi (avec Dominique Bourg, ECLM, Descartes et Cie, 2005).
Table des matières
Chapitre 1 – La raison et l'émotion ou "le public est irrationnel"
La peur des chemins de fer
Le nucléaire : de l'angoisse au débat
Monsanto et la peur de l'inconnu
Chapitre 2 – Nous avons peur de ce qui nous effraie
Aux origines : How safe is safe enough ?
Une entreprise : l'analyse de la perception du risque
Paul Slovic et le paradigme psychométrique
Les experts savent-ils mieux que les profanes ce qu'est le « vrai » risque ?
Faut-il croire le paradigme psychométrique ?
Le paradigme psychométrique à la française
Chapitre 3 – L'effet contamination
« La dose fait le poison », mais tout le monde ne le sait pas
Zéro philosophique et zéro administratif
Contaminez, il en restera toujours quelque chose
Chapitre 4 – Les peurs sont-elles inspirées par des visions du monde ?
Risque et culture : le regard de l'ethnologue
Valeurs culturelles et perception du risque
Valeurs sociales, idées politiques et risques
Retour à l'histoire : le risque et l'idée de progrès
Chapitre 5 – Qui a peur de quoi ?
Les femmes et le risque : sexe biologique et genre social
Les jeunes et le risque
Classe sociale et risque
Chapitre 6 – Haro sur les médias
Médias et journalistes : qui parle ?
La matière première : d'où vient l'information ?
Le passage à l'acte : informer sur le risque technologique ?
Les médias et les journalistes sont-ils des lanceurs d'alerte ?
Chapitre 7 – Nos adversaires sont des ignorants
Savoir et savoirs
Le modèle démocratique : ceux qui savent sont ceux qui soutiennent
Chapitre 8 – A qui faire confiance ?
Il y a confiance et confiance
Les attributs de la confiance
Les dynamiques de la confiance
Qui fait confiance ?
Chapitre 9 – Risque et bonheur
Risque contre risque : une vision moderne de la prudence en politique ?
À chacun ses risques
Risque et bonheur
Chapitre 10 – Communiquer ou débattre
De la communication à la transparence
Comprendre la société ?
Débattre avec la société ?
Du débat événement au débat permanent
Quatrième de couverture
De l'affaire du sang contaminé à la crise de la « vache folle », du scandale de l'amiante à la controverse sur les plantes génétiquement modifiées, de multiples crises ont affecté les rapports qu'entretient la société avec la science et la technique.
Pour autant, nous ne sommes pas devenus technophobes ; certains risques sont acceptés, en témoigne la croissance du taux d'équipement des téléphones mobiles. D'autres semblent rejetés d'emblée, c'est sans doute le cas des cultures génétiquement modifiées.
Pourquoi la société ignore-t-elle certains risques qui, selon les experts, ont de fortes probabilités d'être réels ? Pourquoi en rejette-t-elle d'autres dont la probabilité de réalisation est extrêmement faible ?
Empruntant la voie tracée par la sociologie du risque, cet ouvrage pose quelques questions essentielles : faut-il considérer les réactions du public comme « irrationnelles » ? Comment se distribuent les opinions au sein de la société ? Quels dispositifs politiques peut-on imaginer pour permettre une confrontation utile entre représentations profanes et expertes du risque ?