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Les auteurs
Michel Villette est professeur de sociologie à l'ENSIA et chargé de conférences à l'EHESS.
Catherine Vuillemot est maîtresse de conférences en histoire contemporaine à l'Université de Franche-Comté.
La mode est à la création d'entreprise. A cela, semble-t-il, une explication négative et une explication positive. Les politiques macro-économiques sont, en France, toujours actives, puisque le déficit budgétaire ne descend pas en deçà des 3% du PIB et les sommes consacrées à la politique de l'emploi ne diminuent pas. Le chômage, quant à lui, ne décroche pas. Pourquoi ne pas essayer la création d'activités nouvelles ? Une explication positive : l'insolente croissance nord-américaine est directement liée aux performances d'entreprise qui n'ont pas 25 ans d'âge ! Mais pour que fourmillent les initiatives individuelles, encore faut-il que le personnage de l'entrepreneur bénéficie d'une reconnaissance sociale. Or, la situation française paraît bien ambivalente : observé avec distance et circonspection lorsqu'il se lance dans les affaires, l'entrepreneur est soupçonné d'avoir frôlé les règles du jeu lorsqu'il réussit. Et sa motivation, qui était celle d'un grand projet humain, est bientôt rabaissée à la vile quête du profit. Trois ouvrages permettent de cerner ce grand écart perpétuel duquel seront absents, de toutes façons, ceux qui auront tenté leur chance sans réussir.
L'esprit d'entreprise
Le créateur persistant n'est pas un surhomme, bien au contraire. Et le charme du livre réside dans les témoignages que l'auteur a rassemblés. Ce sont des extraits de récits de vie qui aident le lecteur à toucher du doigt ce qui fait la vie d'un entrepreneur : la décision de tenter la chance et ses déclinaisons qui, au quotidien, la font tourner en sa faveur. C'est que tout projet repose sur un coup d'œil, si bien que ce qui est convenu d'appeler "opportunité" est quelque chose d'éminemment subjectif. Isabelle Danjou ne s'y trompe pas : "les opportunités, affirme-t-elle, ne peuvent être qualifiées de telles qu'au regard de ce qu'elles peuvent représenter pour quelqu'un" (p. 219).
Reste à savoir ce qui permet à l'entrepreneur de qualifier comme telle les opportunités, ce qui fait de lui, en fait, un entrepreneur, ce qui, à tout le moins, lui permet d'initier le projet sans lequel il n'y a pas d'entreprise. C'est une faculté de l'intelligence, affirme Israël Kirzner, l'alertness , terme anglais qu'on peut traduire par vigilance ou mieux encore par perspicacité. Car l'important n'est pas tant la rapidité avec laquelle l'entrepreneur saisit les occasions de profit jusqu'alors négligées par les autres mais la sagacité avec laquelle il perçoit, dans le flot des événements, les circonstances favorables à un échange mutuellement profitable.
Cette perspicacité porte effectivement sur une matière des plus subjectives. C'est un peu plus qu'une affaire de point de vue, un même panorama se dévoilant rarement en entier d'un même endroit. C'est plutôt une affaire de regard, les différents passants ne reconnaissant pas dans un même panorama tous les chemins qui s'offrent à eux. Tout homme d'action, qui bâtit des plans et mène ses projets, fait preuve d'une telle forme d'intelligence. L'arbitragiste la porte à son comble : il achète à Paul pour revendre à Pierre et tire profit de l'ignorance où ils se trouvent l'un de l'autre. Israël Kirzner ne pousse pas l'analyse beaucoup plus loin car il est plus économiste que psychologue.
L'important, à ses yeux, pour l'économie réelle, n'est pas l'équilibre qui, dit-on, s'instaure entre acheteur et vendeur quand le prix est tel que tous les échanges possibles mutuellement profitables ont été effectués. Cet équilibre repose sur des conditions utopiques, notamment la transparence. L'important est le bouleversement que les entrepreneurs apportent au marché : leur entregent modifie les échanges dans la mesure où ils satisfont mieux un plus grand nombre de consommateurs et remettent ainsi en cause les profits de leurs prédécesseurs. La concurrence n'est donc pas la structure par l'artifice de laquelle tout le monde serait mis sur un pied d'égalité mais le processus par lequel les entrepreneurs découvrent des occasions d'échange ignorées jusqu'alors. On retrouve ici l'un des grands thèmes de Ludwig von Mises dans l'Action humaine (PUF, 1985).
L'ambiguïté des affaires
C'est l'origine de ces profits qui intéresse Michel Villette et Catherine Vuillermot. Précisément, la façon dont certains entrepreneurs réussissent à multiplier considérablement la masse des capitaux placés sous leur contrôle. Ces hommes d'affaires retiennent l'attention du public car ils ont concentré en leurs mains, mieux que quiconque, le pouvoir économique et la richesse financière. Comme au temps de Fouquet, cela suffit pour attirer les regards… et les convoitises ! Et comme sur Fouquet, pèse sur eux le soupçon qu'ils ont dû, à l'origine, se comporter en prédateurs. Ils auront peut-être le temps, plus tard, de se montrer généreux en bonnes œuvres, comme pour racheter leur conduite première !
L'étude de la biographie de quatre vingt hommes d'affaires des plus typiques permet aux auteurs d'affirmer que "réussir en affaires, c'est saisir l'occasion d'une imperfection du marché pour faire une marge exceptionnelle, mais en réduisant les risques et en protégeant sa réputation" (p. 259). Ou, d'un point de vue dynamique, que "l'homme d'affaires se définit par son aptitude à créer toujours et partout les dissymétries les plus fortes possibles en sa faveur et à entretenir le flou autour de cette dissymétrie, en jouant sur le caractère subjectif et changeant de la valeur des biens et sur les ambiguïtés de la morale sociale et du droit" (p. 259).
Cet état de fait est scandaleux pour ceux qui, pour reprendre une formule des auteurs, assimilent "la quête de la bonne affaire" à "l'exploitation de la vulnérabilité d'autrui" (p. 221). Aussi cherchent-ils à comprendre pourquoi nos institutions tolèrent de tels comportements et se l'expliquent par l'ambiguïté où les place la tension qui règne dans notre société entre nos idéaux de justice et notre quête de richesses. Nos contemporains ferment les yeux sur les agissements des hommes d'affaires dans la mesure où ils tiennent leurs promesses, à savoir qu'ils les enrichissent en s'enrichissant. A condition, bien sûr, qu'ils aient l'habileté de ne rien faire de trop choquant et de dédommager leurs éventuelles victimes.
Michel Villette et Catherine Vuillermot parlent donc de "vulnérabilité" et épinglent certaines prises de contrôle effectuées en 1982, alors que les vendeurs redoutaient une nationalisation, à tort peut-on affirmer rétrospectivement. Ils parlent aussi d'imperfection ou de dissymétrie et pensent aux fortunes faites par les dirigeants qui ont spéculé sur les titres de leur société : ils étaient, mieux que tout le monde, au fait de leur gestion. On rappellera que le délit d'initié punit désormais une telle pratique. Notre société est portée par un idéal d'égalité qui exige que le faible soit protégé, précisément l'ignorant, par la diffusion égale de toutes les informations, un idéal qui prône, en bref, la transparence. Ce qui, au fond, gène les auteurs, c'est que l'homme d'affaires ne puisse pas respecter cet idéal de transparence."
L'éthique de la transparence
Pour autant, cet homme d'affaires, ils aimeraient bien en chanter les louanges car ils admirent sincèrement quelques facettes de son personnage. Comme Isabelle Danjou, ils trouvent l'entrepreneur admirable par les vertus qu'il déploie. En plus de la perspicacité, qui fait sa spécificité, ils notent : détermination, persévérance, énergie, maîtrise de soi, enthousiasme, sympathie... Michel Villette et Catherine Vuillermot se plaisent à saluer ces dispositions : elles sont dignes d'éloges non seulement en elles-mêmes, par le caractère qu'elles révèlent, mais aussi pour les bienfaits que, fortune faite, l'homme d'affaires pourra répandre autour de lui, soit par de nouvelles entreprises, innovantes cette fois ci, car il en possédera désormais les capitaux, soit, tout simplement, par la grandeur avec laquelle, la maturité venue, il pourra faire preuve de générosité.
Pourtant, le soupçon pèse sur l'homme d'affaire qu'il s'est comporté en prédateur. Et c'est le fond de la thèse de Michel Villette et Catherine Vuillermot : il n'y a pas d'entreprise, rappellent-ils en faisant référence à l'étymologie, s'il n'y a capture d'un profit à l'interstice d'une relation commerciale. Tout les auteurs sont d'accord sur ce fait, notamment Israël Kirzner, pour qui le fait même de découvrir de nouveaux échanges mutuellement profitables remet en cause les positions commerciales acquises par les concurrents. En d'autres termes, l'entrepreneur retire le profit des mains des concurrents qu'il évince, en reverse une partie aux consommateurs, sous la forme de baisse des prix, et en conserve le surplus. En témoigne, par exemple, la concurrence menée par les grandes surfaces dans le secteur de la distribution.
Mener une telle concurrence est-ce effectivement trahir l'idéal d'égalité et de transparence qui anime nos contemporains ? Il n'est pas douteux que nombre d'hommes d'affaires ont manqué aux règles de la justice et se sont enrichis au détriment de leurs partenaires par des violences, des dols ou des lésions. La loi les poursuit et, aux Etats-Unis par exemple, les réprime sévèrement. L'ex-PDG de Worldcom a écopé d'une peine d'emprisonnement de 25 ans en juillet 2005. Par contre, la frontière n'est pas aussi nette lorsqu'il s'agit d'utiliser les zones floues de la relation commerciale. C'est là que le respect de la parole donnée, l'intention clairement exprimée représentent un idéal de transparence. Mais l'entrepreneur qui exprime publiquement sa stratégie a déjà perdu la bataille de la concurrence.
Ainsi, la tension entre la vision de l'entrepreneur et le sentiment de justice qui l'habite autant que la société est irréductible. Si l'on en croit Kirzner, la source de tout profit consiste en la perspicacité de l'entrepreneur à découvrir dans le flots des circonstances la possibilité d'échanges mutuellement profitables : il exploite l'ignorance du marché. La source du profit est donc opaque et la dévoiler revient à l'abandonner à la concurrence. D'ailleurs, la législation, dans sa sagesse, n'oblige pas à donner à ses concurrents les informations particulières qui fondent la profitabilité de son entreprise, à moins qu'on ne se soit engagé à ne pas en profiter à titre personnel avant de les avoir rendu publiques, comme dans le cas des sociétés cotées. Tout entrepreneur aspirant à plus de richesse et de pouvoir s'efforce de la conserver en prenant les dispositions qui lui semblent opportunes. Qu'il soit ou non en règle avec la justice, il manquera forcément à l'idéal de transparence.
Tables des matières
Introduction
I/ L'homme d'affaires, personnage énigmatique
1. L'homme d'affaires dans la tradition savante
2. Des biographies et des chiffres pour comprendre
II/ Comment se font les [bonnes] affaires
3. Devenir homme d'affaires
4. La bonne affaire, moment clé de l'accumulation du capital
III/ Et la morale dans tout ça ?
5. Séduction, promesses et menaces : la bonne affaire comme pratique politique
6. De la vertu des hommes d'affaires
Quatrième de couverture
Comment devient-on homme d'affaires ? Qu'est-ce qu'une "bonne" affaire et comment la fait-on ? Ces questions, souvent traitées de manière journalistique, ont jusqu'à présent été négligées par la sociologie. Pourtant, loin de la biographie autorisée ou à charge, le parcours de ces champions du capitalisme que sont les grands hommes d'affaires mérite d'être analysé.
C'est ce que propose cet ouvrage, à partir d'une étude des processus d'accumulation du capital et d'une lecture critique des biographies de quelques grands noms des affaires, tels que François Pinault, Marcel Dassault, Bernard Arnault, Claude Bébéar, Vincent Bolloré, Ingvar Kamprad (IKEA), Sam Walton (Wal-Mart) et de nombreux autres. Ponctué de portraits et d'entretiens avec les principaux intéressés, ce livre offre une approche inédite, en rupture avec les explications dominantes de la réussite en affaires, qui tente de comprendre la logique des activités lucratives du point de vue de ceux qui les font.
Si les parcours diffèrent, un élément semble essentiel dans la réalisation d'une bonne affaire, moment clé inaugurant la phase d'enrichissement : le fait d'avoir vu, à un moment donné, des occasion de prédation dans certaines imperfections du marché et de savoir jouer, à l'occasion, sur les ambiguïtés de la morale sociale.