L’ouvrage
La crise actuelle ne semble pas devoir justifier une remise en cause de la globalisation économique, malgré de fortes tentations de retour au protectionnisme, souvent perceptibles lorsque les Etats sont confrontées à de telles conjonctures économiques. Le professeur Jagdish Bhagwati, de l’université de Columbia, spécialiste reconnu des questions d’économie internationale et de politique commerciale, est un fervent défenseur de la mondialisation : dans son ouvrage, préfacé par Pascal Lamy, directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), il défend l’idée que l’ouverture aux échanges est indiscutablement un facteur de développement économique général, même si ses bénéfices restent diffus et hélas moins perceptibles que ses coûts, plus tangibles et davantage concentrés dans le temps et dans l’espace.
Dans la première partie de l’ouvrage, Jagdish Bhagwati s’intéresse aux racines du mouvement antimondialisation, dominé par les organisations anticapitalistes et les défenseurs de l’environnement dans les pays du Nord, qui voient dans ce phénomène la cause de la détérioration de la situation des pays pauvres et de l’épuisement des ressources naturelles.
Il convient à cet égard de souligner que le sentiment antimondialisation est paradoxalement nettement moins représenté au sein des pays pauvres.
A ce titre, Jagdish Bhagwati parle de « renversement ironique » par rapport aux années 1950-1960, au cours desquelles les pays riches, aujourd’hui plus rétifs, exhortaient au libre-échange tandis que les pays pauvres s’élevaient contre ses ravages (notamment dans le camp des pays socialistes).
L’auteur rappelle que si le protectionnisme industriel moyen dans les pays pauvres reste toujours significativement supérieur à celui des pays riches, les pays pauvres font généralement par eux-mêmes le choix du libre-échange et du désarmement douanier sans que ces réformes leur soient d’ailleurs véritablement imposées par les grandes organisations internationales (FMI, Banque mondiale). Selon l’auteur, les dangers de la mondialisation sont en réalité très exagérés par les différentes ONG ou par les leaders politiques populistes et démagogues des pays du Nord (notamment aux Etats-Unis).
Le mouvement antimondialisation s’appuie traditionnellement sur trois formes de mécontentement :
- Un anticapitalisme traditionnel, souvent porté par les jeunes générations des milieux étudiants, qui voit dans la mondialisation économique une déshumanisation du monde et un progrès des injustices sociales, ou prend la forme classique de la lutte anti-impérialiste jadis menée par Lénine ;
- Une attitude violemment anti-entreprise centrée sur la critique virulente du rôle des firmes multinationales occidentales ;
- Des partis-pris idéologiques et culturels au sein d’un ensemble politique très hétéroclite allant de la droite souverainiste et conservatrice (portée au contrôle strict des flux migratoires), aux penseurs communautariens anglo-saxons et anti-libéraux, en passant par les groupes dénonçant l’hégémonie des Etats-Unis.
La mondialisation à visage humain
Pour Jagdish Bagwati, il n’est nul besoin de donner un visage humain à la mondialisation (qu’elle a déjà), dans la mesure où elle est à la fois économiquement et socialement salutaire.
La mondialisation est en effet un bienfait, mais un bienfait insuffisant, dans la mesure où elle doit être accompagnée d’une gouvernance appropriée et de réformes des institutions à même d’en intensifier les bénéfices, notamment par l’instauration d’une protection adéquate des emplois de ceux qui sont affectés par la concurrence des importations.
Par exemple, comme le soutient d’ailleurs l’un des grands spécialistes de cette question, l’économiste Dani Rodrick, il s’agit de déterminer une vitesse de globalisation optimale, plutôt que maximale : à ce titre, Jagdish Bhagwati regrette que l’on assimile souvent libéralisation commerciale et libéralisation des flux de capitaux. Si l’ouverture aux échanges de biens et services présente d’incontestables avantages (gains de pouvoir d’achat, accès à des biens différenciés, transferts de technologie, etc.), une ouverture brutale et mal maîtrisée aux flux de capitaux peut se révéler catastrophique, comme les crises financières ayant frappé l’Asie du sud-est puis la Russie et le Brésil l’ont amplement démontré à la fin des années 1990.
Si la mondialisation est souvent rejetée au nom de la justice sociale par certaines Organisations non gouvernementales (ONG) et divers groupes radicaux, l’analyse scientifique de l’effet du commerce sur la pauvreté est encore plus convaincante : tout d’abord le commerce stimule la croissance, laquelle, comme on sait, réduit la pauvreté. Depuis longtemps Jagdish Bhagwati défend l’idée selon laquelle la croissance constitue la principale (mais non l’unique) stratégie permettant d’augmenter les revenus, donc la consommation et le niveau de vie des pauvres – il s’agit, selon lui, de veiller tout d’abord à l’accroissement de la taille du gâteau avant de songer à sa répartition.
Dans certains cas néanmoins, la croissance peut être appauvrissante, comme l’auteur du livre l’a démontré dans son célèbre article de 1958 : si un pays pauvre se spécialise dans la production d’un bien dont il contribue à accroître la production mondiale, celle-ci peut alors peser sur le prix international de ce bien, et réduire in fine les recettes d’exportation. Les pays doivent ainsi diversifier suffisamment leur production afin d’éviter l’effet pervers de la croissance appauvrissante.
Mais en tout état de cause, les stratégies des pays socialistes fondées sur l’autarcie ont toutes démontré de manière spectaculaire leur inefficacité en termes de croissance et d’amélioration du niveau de vie des plus démunis.
L’analyse économique montre que l’ouverture aux échanges réduit la pauvreté en stimulant la demande de travail non qualifié dans les pays en développement, ce qui permet une progression des salaires réels.
Citant l’exemple paradigmatique de l’Inde et de la Chine, Jagdish Bhagwati remarque que, à partir des travaux théoriques et des études empiriques disponibles, et même si « dans les sciences sociales, il est rarement possible d’établir le degré de crédibilité d’un argument aussi précisément que l’on peut espérer le faire dans les sciences physiques, on peut conclure qu’une plus grande liberté dans les échanges est associée à une croissance plus élevée et qu’une croissance plus élevée est associée à une moindre pauvreté. La croissance réduit donc la pauvreté ».
Par ailleurs, de nombreuses études robustes (comme celle de l’économiste Xavier Sala-i-Martin) montrent de façon significative que l’inégalité mondiale a fortement décliné ces vingt dernières années : en tout état de cause, on ne peut sérieusement prétendre que la mondialisation a aggravé la pauvreté dans les pays pauvres ou creusé les inégalités à l’échelle mondiale.
Par ailleurs, des travaux (comme ceux des économistes Rajeev Dehejia et Roberta Gatti) montrent clairement que l’augmentation des revenus des parents et un meilleur accès au crédit dans le cadre d’un développement économique général porté par la mondialisation peuvent accroître le taux de scolarisation et réduire le travail des enfants, fléau souvent évoqué par les pourfendeurs de l’ouverture aux échanges. La stricte interdiction du travail des enfants peut d’ailleurs engendrer des effets pervers comme l’envoi des enfants au travail sans les déclarer ou favoriser le recours à la prostitution (observée au Bangladesh notamment).
La mondialisation favorise la démocratie
La globalisation économique favorise de deux manières la démocratisation des sociétés.
Tout d’abord, « les agriculteurs des zones rurales sont capables de contourner les classes et les castes dominantes en amenant eux-mêmes leur production sur le marché grâce aux technologies modernes de l’information, réduisant ainsi le pouvoir de contrôle des groupes traditionnellement hégémoniques. Cette autonomie peut alors les inciter à devenir des acteurs plus indépendants, aux aspirations démocratiques, dans l’arène politique ». Par ailleurs, la mondialisation et le développement économique sont favorables au « développement social » décrit dès 1959 par Seymour Martin Lipset sous la forme d’une expansion de l’éducation, de l’égalité sociale et de changements dans les structures de classes, la prospérité favorisant l’émergence d’une vaste classe moyenne portée à la démocratisation de la sphère politique – perspectives que l’on peut sans doute envisager pour la Chine désormais.
Contrairement aux arguments souvent avancés par les mondialo-pessimistes, l’ouverture aux échanges ne produit pas une destruction des codes du travail et une pression à l’écrasement des salaires, mais bien plutôt une harmonisation vers le haut des salaires à l’échelle mondiale (même s’il faut piloter intelligemment cette harmonisation pour éviter de freiner le rattrapage des pays pauvres par l’imposition précoce de normes sociales trop élevées, souvent d’ailleurs dans un but protectionniste de la part des pays riches).
D’une part, hormis quelques études que Jagdish Bhagwati trouve trop pessimistes (comme celles de Lawrence et Krugman), « si l’on examine attentivement les faits, on peut en conclure que les échanges avec les pays pauvres sont susceptibles d’avoir amélioré les salaires, en ce sens qu’ils ont modéré le recul qui se serait produit en raison de facteurs indépendants des échanges, dont les changements liés aux techniques permettant d’économiser de la main-d’œuvre sont les plus évidents ».
Il est également excessif d’accuser la mondialisation économique de détériorer l’environnement, les études disponibles ne permettant absolument pas de valider l’idée selon laquelle la libéralisation des échanges aurait nécessairement des effets positifs ou négatifs en matière d’environnement.
Tout dépend en fait de la pertinence de la politique de protection de l’environnement que les Etats mettent en place, politique que la mondialisation ne prescrit absolument pas, contrairement à l’argumentation classique de nombre de militants écologiques : la « meilleure » politique consiste pour Jagdish Bhagwati à combiner la libéralisation des échanges à une réglementation environnementale appropriée, d’autant qu’encore une fois, le progrès économique est en mesure de mieux inciter à une réduction progressive des activités polluantes grâce aux nouvelles technologies et à la démocratisation dans le cadre de sociétés post-matérialistes, nécessairement plus soucieuses du respect des ressources naturelles.
Selon l’auteur, les arguments traditionnels hostiles à la mondialisation ressassés contre les firmes multinationales (supposées prédatrices) qui s’implantent dans les pays en développement ne résistent pas à l’analyse : outre les bienfaits associés aux flux d’investissements directs étranger (comme les transferts de technologie par exemple), la mondialisation crée des « effets de propagation » positifs en favorisant la diffusion de l’information et des savoir-faire professionnels, ainsi qu’une concurrence accrue favorable aux gains de productivité et aux gains mutuels. Pour autant, les Etats doivent créer les incitations nécessaires à une plus grande responsabilité sociale des entreprises afin de prévenir les dérives possibles.
L’enthousiasme dévorant du capitalisme financier international.
Le retour récurrent des crises bancaires et boursières, qui ont démontré les effets déstabilisants des mouvements brutaux de capitaux et des innovations financières mal maîtrisées appellent toutefois une réglementation des flux financiers nettement plus contraignante. Selon Jagdish Bhagwati, il faut en effet découpler libéralisation commerciale et libéralisation financière, généralement confondues (à tort) dans de nombreuses analyses.
En définitive, si la mondialisation favorise les avancées économiques et sociales, tous les progrès ne s’enchaînent pas d’un seul mouvement et les Etats doivent être en mesure de faire face aux revers économiques lorsqu’ils surviennent. Pour cela, Jagdish Bhagwati préconise la mise en place de mécanismes de sécurité institutionnels (comme l’aide à la reconversion des industries touchées par la concurrence des importations), une meilleure maîtrise de la volatilité des prix agricoles ainsi qu’une accélération dans la mise en œuvre de programmes sociaux plus ambitieux en direction des pays pauvres.
L’auteur
Jagdish Bhagwati est professeur à l’Université Columbia et écrit fréquemment dans le New York Times, le Wall Street Journal et le Financial Times.
Sommaire
Préface de Pascal Lamy, directeur général de l’OMC.
Introduction.
Première partie. Face à l’antimondialisation.
Deuxième partie. La mondialisation à visage humain.
Troisième partie. D’autres dimensions de la mondialisation
Quatrième partie. Pour faciliter la mondialisation, une bonne gouvernance.
Cinquième partie. Pour conclure.
Quatrième de couverture
Dans le débat passionné qui fait rage autour de la mondialisation, ses critiques font valoir les nombreux maux qu’elle inflige aux pays pauvres, du travail des enfants à la dégradation écologique en passant par l’homogénéisation culturelle. Jagdish Bhagwati répond ici à ces arguments souvent avancés contre la libéralisation des échanges mondiaux. La mondialisation, si elle est bien conduite, est bien la force la plus puissante de progrès social dans le monde. Accroît-elle ou réduit-elle la pauvreté ? Favorise-t-elle vraiment le travail des enfants ? Nuit-elle aux femmes ? Met-elle en péril les spécificités culturelles ? Déséquilibre-t-elle les salaires ? Ravage-t-elle l’environnement ? Fait-elle le jeu des entreprises les plus prédatrices ? Tous les grands arguments antimondialisation sont passés au crible. Avec, au bout du compte, une interrogation cruciale : quelle gouvernance pour une mondialisation bien conduite ?