L'ouvrage
Dans cet essai consacré à la science économique, Dani Rodrik, l’un des économistes les plus réputés sur les questions de la mondialisation, de la pauvreté et du développement, décrypte les points forts et les points faibles de sa discipline. Il y défend l’idée que si les économistes se trompent souvent, ils ont néanmoins produit une boîte à outils efficace quand elle est utilisée avec humilité : « quand les économistes voient juste, le monde s’améliore ». Si la science économique est une science sociale, et qu’elle ne peut sans doute pas prétendre au même degré de scientificité que la biologie moléculaire ou la physique quantique, elle possède en revanche aujourd’hui une vaste galerie de modèles théoriques qui lui permet de prétendre à une grande rigueur d’analyse. Toutefois, Dani Rodrik insiste sur un point, capital à ses yeux : il n’existe pas de modèle universel en économique, qui s’appliquerait en tout temps et en tout lieu. Il n’existe que des modèles parcimonieux adaptés à un contexte spécifique : en économie, « chaque modèle est comparable à une pièce de puzzle qui révèle un fragment du tableau. Pris ensemble, les modèles des économistes sont notre meilleur guide cognitif pour parcourir par monts et par vaux l’expérience sociale ».
L’auteur insiste sur ce point : les modèles sont à la fois une force et une faiblesse de la science économique. Ils sont un instrument indispensable pour comprendre et simplifier un réel foisonnant, mais s’ils sont utilisés avec dogmatisme, ils conduisent aisément à des erreurs très lourdes en matière de politique économique.
Une note sur un modèle célèbre en économie : l’homo oeconomicus : http://www.melchior.fr/notion/homo-oeconomicus
L’utilité des modèles réside en ce qu’ils nous disent précisément en quoi dépendent les résultats probables, et ce sur des questions centrales : le salaire minimum diminue-t-il ou augmente-t-il le niveau d’emploi ? L’injection de flux de capitaux dans une économie de marché émergente favorise-t-elle ou freine-t-elle la croissance économique ? Une réduction du déficit budgétaire de l’Etat freine-t-elle ou stimule-t-elle l’activité économique ? Les réponses que les modèles économiques donnent à ces enjeux cruciaux dépendent des caractéristiques du contexte qui se déploie dans le monde réel, et qui influencent les résultats. Dani Rodrik appelle « hypothèses critiques », les caractéristiques du monde réel qui doivent conduire à enrichir les modèles pour qu’ils se rapprochent de la réalité. Chaque modèle n’est alors qu’une vérité contextuelle, qui produit une conclusion qui ne s’applique qu’à une situation bien précise (« les modèles ne sont jamais vrais mais il y a de la vérité en eux ») : Dani Rodrik critique ainsi avec une certaine dureté les économistes qui par excès de confiance et d’optimisme, infèrent de leurs modèles des lois universelles et des prescriptions de politique économique. Il plaide notamment pour que les modèles continuent de simplifier le réel (« on ne peut comprendre le monde qu’en le simplifiant »), car la sophistication et l’élégance mathématique de certains d’entre eux n’est pas toujours selon lui un gage d’efficacité.
Une note de lecture sur l’épistémologie de l’économie : http://www.melchior.fr/lecture/modeles-et-mesures
Pas de modèles universels en économie
La science économique peut s’enorgueillir de certains fleurons selon Dani Rodrik : les théorèmes de l’économie du bien-être sur l’efficience de l’économie de marché concurrentielle, la théorie de l’avantage comparatif, le rôle des incitations, la théorie de l’équilibre général calculable, etc. Pour autant, si elle est forcée d’abandonner l’ambition (à ses yeux hors d’atteinte) de dégager des lois naturelles immuables, la science économique poursuit ses progrès et cherche à comprendre de manière de plus en plus fine les rouages des marchés, leurs défaillances (comme les problèmes d’information), les limites de la rationalité grâce à l’économie comportementale, etc. Il est alors question selon lui « de dévoiler et comprendre les possibilités de la société ». Par ailleurs il est tout à fait clair que des débats virulents subsistent au sein de la science économique (modèle contre modèle), et ce sur des questions clés (comme sur l’impact des politiques monétaires et fiscales par temps de récession, sur les effets redistributifs de l’impôt, etc.) Mais dans cette communauté savante internationale, les deux parties sont au moins capables de s’entendre sur les règles du jeu et parviennent à s’accorder sur la nature des désaccords dans un cadre partagé. Les économistes utilisent la même méthode et parlent le même langage : c’est une force au sens où la profession est très sensible aux critiques venant de l’intérieur, mais assez peu il est vrai à celles venant des non économistes, ce qui peut être une perçu comme une certaine forme de sectarisme. Dani Rodrik cite ainsi Einstein pour qui « la science n’est qu’un perfectionnement de la réflexion quotidienne » et rappelle que l’économie propose des modèles qui ne font qu’offrir ces perfectionnements…mais pas grand-chose de plus. Il s’appuie pour cela sur toute son expérience professionnelle dans les domaines qu’il a étudiés au fil des années, comme les stratégies de croissances des pays émergents, les effets du libre-échange et de la libéralisation des flux de capitaux, ou des politiques de lutte contre la pauvreté. Il prend l’exemple de l’analyse de la dynamique des inégalités américaines depuis les années 1970 : pour comprendre un tel phénomène il convient de mobiliser plusieurs théories et non une seule (impact du commerce international, du changement technologique, des politiques fiscales, etc.) C’est pour cela que l’économiste doit se défier des théories globales : « la recherche de la compréhension, une cause à la fois ».
Les erreurs des économistes
Dans un chapitre sans concession consacré aux failles de la science économique (et intitulé « quand les économistes se plantent »), et après avoir tempéré l’enthousiasme de certains de ses collègues (comme Thomas Sargent et Greg Mankiw) pour des grands principes d’économie qui seraient susceptibles de faire consensus, Dani Rodrik distingue deux types d’erreurs communes chez les économistes : les erreurs d’omission et les erreurs de commission. Les premières sont liées à l’incapacité des économistes à prévoir des problèmes qui menacent en aval : ce fut le cas avant la grande crise financière de 2007-2008, qui prit de court la profession, malgré l’existence de modèles qui auraient été utiles mais qui hélas ont été ignorés, alors que certains ont été exagérément portés aux nues (comme l’hypothèse de l’efficience des marchés financiers). Selon lui, les économistes ont par trop misé sur les modèles favoris du moment : les marchés sont efficients, l’innovation financière l’arbitrage entre rentabilité et risque, l’autorégulation est ce qui fonctionne le mieux, l’intervention de l’Etat est inefficace et néfaste, etc. Au final, l’auteur le formule de manière percutante : « il y a eu trop de Fama (le théoricien de l’efficience), et pas assez de Shiller (le théoricien de l’instabilité et des bulles financières) ». Mais il y a également les seconds types d’erreurs, celles qu’il appelle les erreurs de commission : celles qui poussent les économistes à se limiter à une certaine vision du monde, en se rendant complices de politiques dont l’échec pouvait être prévu. Dani Rodrik cite en particulier le « consensus de Washington » sur la nécessité de réformes d’inspiration libérales imposées aux pays émergents, et aux conséquences de la mondialisation financière déstabilisante pour les pays qui ont précipité leur ouverture aux flux de capitaux et accru l’instabilité économique.
Une note de lecture sur un ouvrage de Dani Rodrik à propos de la mondialisation : http://www.melchior.fr/lecture/nations-et-mondialisations
L’auteur n’hésite pas à noter qu’« on s’accorde majoritairement pour dire qu’une approche universelle exagérant les mérites des marchés sans entraves a fait l’objet d’un zèle excessif ». On a ignoré les enseignements de modèles alternatifs qui décrivaient mieux la réalité contextualisée des différentes économies émergentes. Dani Rodrik décèle alors une tendance perceptible dans la corporation des économistes à adopter un biais en faveur des solutions de marché, et à ne pas pouvoir toujours établir des liens entre leurs modèles et le monde. Il note en particulier que le message public de la science économique sur le « consensus de Washington » n’était alors pas forcément représentatif de la profession dans son ensemble, où les points de vue étaient en réalité considérablement plus nuancés. La science économique manque souvent d’attention pour sélectionner les bons modèles, et développe un intérêt excessif pour certains modèles au détriment d’autres.
Dani Rodrik distingue d’ailleurs deux types d’économistes : les « hérissons » qui sont focalisés sur une seule grande idée qu’ils appliquent inlassablement (les marchés sont efficients, l’intervention publique est forcément néfaste…) et les « renards » qui, certes, manquent de vision d’ensemble mais qui ont une diversité d’opinions sur les problèmes (parfois le marché est la solution, parfois c’est l’Etat) et font dépendre leurs conclusions du contexte (« ça dépend » étant leur expression favorite). Pour l’auteur, la profession des économistes a besoin de moins de hérissons et plus de renards dans le débat public : « les économistes capables de passer d’un cadre explicatif à un autre lorsque les circonstances l’exigent ont plus de chances de nous indiquer la bonne direction ».
Dani Rodrik conclut son analyse en soulevant deux critiques généralement formulées à la science économique : la question des jugements de valeur et les présupposés moraux qu’elle est sensée véhiculer, et celle du manque de pluralisme en son sein. Sur le premier point les économistes doivent avoir conscience que les présupposés individualistes de leur discipline peuvent les conduire à une foi excessive dans l’efficience des marchés, et que des questions de justice, d’équité et de redistribution peuvent se poser. Mais en retour les détracteurs de la science économique doivent aussi reconnaître que l’intervention publique n’est pas toujours justifiée et qu’elle peut être défaillante, et que les marchés peuvent permettre d’aboutir à des solutions coopératives. Quant au manque de pluralisme, Dani Rodrik part de son expérience où il est allé à de très nombreuses reprises dans ses travaux à l’encontre des conclusions d’une certaine orthodoxie, sans pour autant être exclu de sa communauté savante. Le pluralisme des conclusions des modèles doit être défendu, mais la méthodologie et les règles de rigueur du travail scientifique doivent s’imposer à tous, pour juger de la qualité des recherches, comme c’est d’ailleurs le cas dans toutes les autres disciplines.
Une note de lecture de l'ouvrage de Cahuc et Zylberberg sur la scientificité de l’économie : http://www.melchior.fr/lecture/le-negationnisme-economique
C’est la raison pour laquelle « la science économique n’accorde qu’une place limitée au pluralisme dans la méthodologie – beaucoup moins qu’à la diversité des conclusions en matière de politique. La plupart des économistes affirmeraient que c’est une bonne chose, car cela assure une protection contre les réflexions superficielles et les données empiriques de piètre qualité ». Par leur connaissance des rouages du monde social, les économistes ont donc un savoir incomparable, mais ils doivent se garder d’outrepasser leur expertise, sous peine de faire passer leurs jugements de valeur pour de la science.
Quatrième de couverture
Au lendemain de la crise financière et de la « Grande Récession », la science économique semble n’avoir de science que le nom. Dans cet ouvrage piquant et composé de main de maître, Dani Rodrik examine, en éminent critique du dedans, la science économique dans ses moments de performance comme d’impuissance, pour donner de la discipline un portrait étonnamment optimiste.
L’auteur
Dani Rodrik a étudié à Harvard et à Princeton. Professeur Ford Foundation d’économie politique à Harvard, il a aussi enseigné à la London School of Economics et à Princeton. Récompensés par le prix Léontieff pour l’avancement des limites de la pensée économique en 2002 et par le prix Albert O. Hirschman en 2007, ses travaux portent principalement sur l’économie du développement et la croissance, la mondialisation et l’économie politique.