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L'ouvrage
Quelques effets pervers des incitations individuelles
S'il peut sembler pertinent à un dirigeant, public ou privé, d'encourager individuellement chacun de ses salariés à améliorer son rendement, plusieurs écueils peuvent toutefois se présenter. "Inciter le salarié à améliorer l'indicateur de performance, c'est l'inviter à allouer son effort vers la tâche spécifique qui est mesurée par l'indicateur et à négliger les autres tâches non mesurables", souligne Maya Beauvallet (p. 97). Ainsi, plusieurs enquêtes sur le placement des chômeurs par les centres de formation ont permis de constater que les salariés de ces centres privilégiaient les chômeurs les plus faciles à faire embaucher (diplômés, chômeurs depuis peu…) et refusaient les personnes dans des situations plus délicates, afin de ne pas faire chuter l'indicateur. Les ressources publiques étaient donc affectées au service des personnes qui en avaient le moins besoin. De même, les centres de recherche financés au nombre de publications augmentent-ils mécaniquement le volume d'articles produits, sans nécessairement en améliorer la qualité et en consacrant moins de temps à la recherche par elle-même, au profit d'une activité rédactionnelle plus intense. Autre danger, celui d'une altération du cycle de production pour tenir compte du processus d'évaluation. Les chirurgiens d'une clinique ayant fait l'objet d'une procédure en vue de réduire le nombre de décès lors d'opérations délicates du cœur ont tout simplement cessé d'opérer ces malades durant la phase de contrôle. Le nombre de décès total a augmenté, puisque les personnes malades n'avaient pas les soins nécessaires, mais ils n'entraient pas dans l'indicateur "décès au cours d'une opération". Les enseignants, à une autre échelle, connaissent bien le phénomène : les élèves s'adaptent très rapidement à une nouvelle forme d'examens et les résultats, faibles au démarrage, progressent rapidement, non pas du fait d'une amélioration du niveau général des connaissances, mais suite à l'appropriation par les élèves de la méthode d'évaluation. La "technique du salami", ainsi que la surnomme Maya Beauvallet, constitue un autre exemple des stratégies adoptées par les personnes soumises à des indicateurs de performance. Une entreprise de fabrication de salami qui souhaiterait améliorer la productivité en augmentant le nombre de tranches produites s'exposerait au risque de voir ses salariés découper des tranches plus fines, augmentant ainsi artificiellement l'indicateur. L'exemple est aisément transposable à de nombreux domaines de la vie sociale.
L'incitation collective n'est guère plus concluante
Face aux limites de l'incitation individuelle, le manager peut recourir à l'incitation collective de ses salariés. Cette configuration risque toutefois fort de conduire à une situation tout aussi critique. "Les indicateurs collectifs exercent une pression sur les plus mauvais, mais également sur les meilleurs qui cassent les cadences. Le résultat en est doublement négatif : d'une part, la performance moyenne est, au total, plus faible sous les indicateurs collectifs que sous les indicateurs individuels ; d'autre part, les meilleurs ont été découragés", commente Maya Beauvallet (p. 37). La voie médiane, consistant à évaluer les salariés les uns par rapport aux autres, est tout aussi escarpée. Il peut en effet se révéler plus rationnel pour chacun de tenter de diminuer les performances de l'autre (et donc d'augmenter relativement les siennes) plutôt que de travailler davantage pour l'amélioration collective des résultats. Achevant son tableau critique de l'évaluation, Maya Beauvallet se montre également circonspecte sur le "jugement du chef", reposant sur un arbitraire éclairé. Les limites d'un tel système sont illustrées par l'exemple du patinage artistique. Dans cette discipline, les juges sont ensuite évalués sur les avis qu'ils ont rendus, ce qui conduit au conformisme le plus strict, chacun n'ayant aucun intérêt à se démarquer de ses collègues, sous peine de ne pas être reconduit dans ses fonctions.
Faut-il vraiment inciter ?
Le présupposé même de l'incitation peut être interrogé. Les individus amélioreront leurs résultats lorsqu'ils seront intéressés à le faire, nous disent les managers. C'est ne prendre en considération qu'une seule facette des motivations des agents, répond Maya Beauvallet. Certes, les motivations extrinsèques (le salaire, la prime, la récompense, la peur de la sanction) déterminent notre action. Mais loin de s'ajouter aux motivations intrinsèques, il semblerait qu'elles s'y substituent. Deux exemples illustrent cette assertion. En Suisse, les citoyens d'un territoire où les autorités souhaitaient implanter un site de stockage des déchets nucléaires se sont montrés beaucoup plus réticents une fois le système d'indemnisation mis en place, car celui-ci a agi comme un signal de risque pour la santé humaine, là où planait précédemment un doute sur la dangerosité réelle d'une telle installation. Une autre expérience a consisté à introduire un système de pénalité pour les parents venant chercher trop tardivement leurs enfants à la crèche. Alors que beaucoup d'entre eux essayaient d'être à l'heure auparavant, par respect des règles et du personnel, l'instauration de cette amende a conduit à une augmentation des retards. En payant le surplus, ils s'estimaient en droit de dépasser les horaires. Introduire un système d'incitation pour atteindre des objectifs ciblés peut donc s'avérer contre-productif en rendant monnayable ce qui était auparavant effectué sans attente de contrepartie. L'ouvrage de Maya Beauvallet n'est pas à prendre comme une condamnation définitive de toute tentative d'évaluation ou d'incitation. Il n'a d'autre ambition que d'attirer l'attention sur les limites de ces démarches et sur le danger de laisser des indicateurs dicter une politique. Tous les objectifs étant difficiles à atteindre en même temps, il faut admettre que certains seront délaissés et d'autres privilégiés, et agir en connaissance de cause. C'est à ce retour à une décision volontaire et éclairée qu'appelle Maya Beauvallet, contre la toute-puissance des indicateurs automatiques et aveugles.
L'auteur
Maya Beauvallet est économiste, maître de conférences à Telecom ParisTech. Elle a notamment publié Le Rôle de l'Etat (Bréal, 2006). Elle mène depuis plusieurs années des recherches sur les indicateurs de performance
Table des matières
Introduction 1. Quand on aime, on ne compte pas
Comment l'argent tue le plaisir 2. Le dilemme des déménageurs de piano
Comment décourager les meilleurs 3. La stratégie du sabotage
Comment encourager les tricheurs 4. Le patineur et les moutons
Des béni-oui-oui et autres "yes men" 5. La technique du salami
Plus ça va bien, plus c'est pareil 6. La loi des garagistes
Plus ça va mieux, plus ça va mal 7. Ne jamais remettre à demain ce que l'on peut faire dans six mois
Comment se reposer entre deux évaluations 8. De quelques effets indésirables
Comment déshabiller Pierre pour habiller Paul 9. La tête du client
Comment favoriser les inégalités 10. Les manipulateurs
Comment trafiquer le thermomètre 11. La valeur du chercheur
Quand on ne sait plus très bien ce que l'on observe 12. La politique du chiffre
Quand on ne sait plus très bien ce que l'on cherche Epilogue
Comment faire couler les bateaux dans le port de Stockholm
Quatrième de couverture
Un club de football met à l'amende un de ses joueurs au motif qu'il rend trop souvent la balle à l'adversaire. Résultat : il ne la passe plus à personne. Un patron décide d'organiser la compétition permanente entre ses salariés. Résultat : une partie d'entre eux commence à saboter le travail de leurs collègues. Constatant que certains patients victimes de graves complications cardiaques décèdent régulièrement au bloc opératoire, une clinique fixe un quota maximal de "pertes" à ses chirurgiens. Résultat : lorsqu'ils approchent du chiffre fatidique, les chirurgiens refusent d'opérer. Une école décide de sanctionner financièrement les parents dont les enfants arrivent en retard le matin. Résultat : le nombre de retards se multiplie…
Le point de départ de ces histoires est presque toujours le même : la nouvelle idéologie managériale et ses méthodes, ses indicateurs de performance, ses dispositifs d'incitation et de sanction. Maya Beauvallet en propose ici à la fois le bêtisier le plus insolite et l'analyse la plus sérieuse.