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L'ouvrage
Dans cet ouvrage, François Lévêque décortique les ressorts de la concurrence à l’œuvre dans nos économies contemporaines, en s’appuyant sur une kyrielle d’exemples qui permettent de rendre vivante la théorie économique des marchés présente dans les manuels. Selon lui, en effet, « la concurrence est un phénomène bien vivant et chacun d’entre nous la perçoit en tant que consommateur, salarié, dirigeant ou entrepreneur ».
Il convient toutefois d’éviter deux écueils : voir la concurrence comme une lutte biologique darwinienne et aveugle (il ne faut pas oublier que les hommes et les femmes qui composent les entreprises développent des stratégies rationnelles et forment des communautés humaines plongées dans un contexte institutionnel et technologique donné), une compétition sportive (alors que les marchés sont sans cesse bouleversés et les règles du jeu évoluent) ; ou bien percevoir cette concurrence au prisme d’un jugement moral et idéologique (la concurrence est alors soit encensée car bienfaitrice soit honnie car perçue comme dévastatrice). Or pour François Lévêque, il s’agit plutôt, et c’est l’ambition de son ouvrage, d’étudier la concurrence dans sa dimension effective, et « de chercher à la comprendre comme un fait de l’économie des marchés ». Les économistes évoquent généralement la concurrence soit comme un état d’équilibre dans lequel les agents économiques informés se déterminent par rapport au prix ; soit comme un comportement de rivalité sur les prix ainsi que d’autres variables, dans un monde dynamique d’incertitude, de déséquilibres et de changements incessants.
François Lévêque étudie d’abord la concurrence par rapport au marché, c’est-à-dire sur un espace géographique donné et sur un bien ou un service particulier. Un bel exemple est fourni par les stations de ski : des monopoles locaux, les écoles de ski, des fournisseurs de chaussures, fixations et planches qui détiennent un pouvoir de monopole, et des opérateurs de remontée mécanique en situation de monopole naturel…Tous les acteurs de l’industrie du ski peuvent ainsi se retrouver dans des situations concurrentielles très diverses. C’est le cas aussi de l’industrie du conteneur par voie maritime, qui est passée au fil du temps d’une situation proche de la concurrence parfaite (grand nombre de producteurs et de clients, faibles barrières à l’entrée et à la sortie, produit homogène, informations partagées et mobilité des facteurs de production) à la domination actuelle d’une entreprise, la China International Marine Containers (CIMC) avec des barrières à l’entrée très élevées sur le marché, une montée en gamme technologique avec des conteneurs adaptés pour transporter des produits très différents (fruits, légumes, viandes, vins, smartphones, électroménager, etc.) et une production qui représente la moitié du total mondial et influence donc le prix.
L’exemple des jeux montre aussi que la concurrence territoriale fait rage non seulement pour l’implantation des casinos, mais aussi entre les casinos eux-mêmes implantés sur le même territoire. La première forme de concurrence oppose des collectivités publiques qui voient dans les casinos et leurs bandits manchots et autres tables de jeu une source de développement et de recettes budgétaires, tandis que la seconde oppose des entreprises dans leurs choix de localisation et dans leur façon d’attirer les clients dans leur établissement. Dans un autre domaine, le grand jeu gazier mondial montre aussi les bouleversements du jeu concurrentiel : le russe Gazprom a perdu son monopole de premier fournisseur de l’Europe, et le marché est passé d’une situation de monopole bilatéral à une grande reconfiguration et une dé-régionalisation des marchés du gaz avec la montée en puissance des Etats-Unis et de l’Australie, avec leurs méthaniers remplis de gaz de schiste.
Tous ces exemples montrent que la concurrence dépend avant tout des caractéristiques structurelles du marché (comme la concentration des producteurs), et de l’élargissement de la taille du marché (avec la baisse des coûts de transport). L’ouverture des frontières, la libéralisation des économies, et la baisse des coûts de transport ont démultiplié les potentialités de reconfiguration des marchés, même si François Lévêque note que l’intégration des marchés n’est que partielle puisque la part du commerce mondial dans la production mondiale reste de moins d’un tiers (une « semi-globalisation »).
Concurrence, différenciation et innovation
François Lévêque passe au scalpel une autre dimension cruciale de la concurrence : « en tant que consommateurs occidentaux, nous vivons dans un monde de différenciation massive ». Ainsi, le duel et la concurrence oligopolistique entre Coca-Cola Inc. et Pepsi, malgré la soif des pays émergents, tend à s’affaiblir à mesure que la demande de sodas baisse (encouragée par les pouvoirs publics), tandis que la compétition entre les deux géants se déplace désormais vers d’autres produits plus sains pour la santé, comme l’eau, les jus de fruit, les smoothies…Dans le secteur des croisières (ces « cages dorées » où le marché est captif), le le taux d’occupation des bateaux est la clé de la rentabilité, mais le profit est aussi dans les suppléments et les services proposés aux clients dans les suppléments (MSC Croisières a ainsi acquis une île paradisiaque de 38 hectares pour les escales terrestres de ses touristes afin de leur proposer des produits et des services à consommer durant leur traversée). La différenciation des produits est également un facteur déterminant de la performance dans le secteur du jouet : François Lévêque cite le cas de Lego qui a ajouté à ses boîtes de briques, pour la plupart fabriquées au Mexique ou en Europe de l’Est, de la haute technologie (communication des jouets entre eux via Internet), des références à des films célèbres (Star Wars) ou a cherché à produire des films (La Grande aventure Lego, 2014).
C’est aussi le cas dans le secteur des céréales pour le petit déjeuner : peu de producteurs (Kellogg’s, General Mills et Pepsico) sur le marché, mais un grand nombre de produits très différenciés proposés en fonction du croquant des céréales, du goût, de la teneur en sucre, etc. On pourrait faire le même constat de l’économie du vin : une forte différenciation selon les années, les terrains viticoles, le prix comme indice de qualité (dans ce type de biens de Veblen), etc.
Dans ce type de concurrence par la différenciation, les entreprises ne sont pas des acteurs passifs mais elles conçoivent des stratégies fines en matière de prix et de caractéristiques de leurs produits, pour disposer du monopole local le plus grand possible sur le marché. C’est la concurrence monopolistique au sens de Chamberlin : face à une demande de variété des consommateurs, le modèle de concurrence parfaite, fondée sur l’homogénéité, n’est plus un idéal. François Lévêque fait remarquer que les entreprises sont soumises à une double force sur les marchés : l’une qui les pousse à différencier le plus fortement leur produit pour maximiser la marge unitaire, l’autre qui les incite à proposer des variantes similaires à celles des concurrents pour maximiser la quantité vendue en servant une plus grande partie de la demande. De nos jours, contrairement à une idée répandue, la consommation de masse est donc tout sauf synonyme de standardisation, car les marchés sont souvent structurés autour d’oligopoles multi-produits et multi-variantes…
Ressources sur le thème de la concurrence
Par ailleurs, l’innovation transforme la concurrence en force dynamique : « elle s’éloigne du monde stable de la rivalité ordinaire pour entrer dans un monde plein de tumulte et d’incertitude ». Or la vitesse de l’innovation s’est accélérée, et les clients achètent avec empressement les nouveaux produits et délaissent les anciens, tandis que certains acteurs du marché peuvent rafler la mise au moment où d’autres sont marginalisés. Là aussi, François Lévêque s’appuie sur différents exemples pour le démontrer : il cite l’économie du rasoir, avec des firmes qui développent des produits toujours plus sophistiqués pour le rasage et surtout des lames de rasoir que le consommateur doit acheter et qui le font entrer dans un « système » cherchant à le fidéliser par des innovations souvent axées sur le confort de rasage (nombre de lames, manche à piles, etc.), mais aussi sur des efforts de publicité et de marketing (avec le renfort de sportifs célèbres et de footballeurs vantant les produits de la marque destinés à une clientèle masculine).
L’innovation disruptive peut alors consister à proposer des services adaptés et innovants, comme le montre le succès de Dollar Shave Club, qui a bâti son succès sur le marché américain en proposant aux consommateurs un service de livraison de lames de rechange à bas coût directement à leur domicile. Jusqu’à entraîner la réaction de la célèbre entreprise Gilette qui a développé le même type de service (le Gilette Shave Club). L’auteur prend également l’exemple de l’économie des plateformes avec Uber, BlaBlaCar, etc. qui s’appuient sur l’essor d’internet et des smartphones connectés (environ aujourd’hui trois milliards d’êtres humains !) pour révolutionner les marchés, et celui du transport par autocar qui exerce une concurrence féroce et vient « challenger » le transport ferroviaire mais aussi le covoiturage, notamment par les services qu’il propose (connexion wifi pour travailler…) La concurrence peut viser par ailleurs des segments différents du marché : dans le domaine des téléphones intelligents, Apple vise ainsi le haut de gamme, tandis que Google vise le bas et moyen de gamme avec Android. Ainsi Google Play dépasse largement l’Apple Store en nombre d’applications téléchargées, mais l’Apple Store perçoit deux fois plus de recettes…
Cette situation de concurrence par l’innovation, jadis décrite par Joseph Schumpeter, rend pourtant (très) délicate la réponse à une question clé : est-ce la structure de monopole ou celle de la concurrence parfaite qui favorise le plus l’innovation ? Le lien entre concentration des entreprises et pouvoir de monopole, d’un côté, et innovation, de l’autre, est à double sens. Avant l’innovation, la structure de marché (le nombre d’acteurs présents) détermine la hauteur des profits, et donc la capacité des entreprises à investir dans l’innovation. Mais dans un second temps, le succès de l’innovation modifie la structure du marché : l’innovateur voit sa part de marché augmenter, des concurrents sont éliminés, et les profits augmentent. In fine, les incitations à innover dépendent de la différence entre la taille de l’entreprise avant et après l’innovation, et cette différence dépend elle-même de la structure du marché avant et après innovation. L’innovation disruptive et l’uberisation sont en passe de transformer nos économies et d’accentuer l’instabilité microéconomique et macroéconomique (notamment en termes d’emploi), et nous font en tous les cas entrer dans une nouvelle ère d’incertitude : « il n’y a pas de règles générales, pas de lois qui régiraient les effets macroéconomiques des innovations de rupture ».
Concurrence et redistribution
Enfin, François Lévêque évoque les effets de la concurrence en termes d’équité : si l’on accepte de s’écarter des théorèmes de l’’économie du bien-être et des hypothèses restrictives de la concurrence parfaite (« sur ce mausolée est inscrit que la concurrence maximise la richesse collective en allouant au mieux les ressources et ce, sans faire de perdants (ou moins de perdants potentiels puisque leurs pertes peuvent être compensées par un transfert d’une partie des bénéfices des gagnants »), il n’est pas exclu que la compétition sur les marchés puisse être être globalement favorable aux consommateurs, mais elle peut aussi bien renforcer (que réduire) les inégalités en leur sein, à l’avantage (ou au détriment) des plus modestes.
La concurrence joue en effet sur trois plans distincts : le partage du gain à l’échange entre les consommateurs et les entreprises, le partage entre les consommateurs eux-mêmes, et enfin le partage du profit entre les entreprises elles-mêmes. L’auteur s’appuie sur différents exemples, comme celui des enchères de la retransmission des droits du foot (qui donne une prime aux riches ligues du foot professionnel au détriment des téléspectateurs), celui du prix unique du livre (qui désavantage les plus modestes qui lisent peu), des prix des spectacles de l’Opéra (discriminants selon le placement des sièges par rapport à la scène), et des abonnements au salles de sport (où la rentabilité est assurée grâce aux abonnés absents une partie de l’année). L’évolution de la structure des marchés (nombre d’acteurs, barrières à l’entrée, stratégie de fixation des prix) peut alors entraîner de puissants effets redistributifs pour les consommateurs et les producteurs, et obérer le fameux surplus dont parle la théorie économique.
Plus que jamais, les marchés doivent alors être encadrés par des règles, un droit de la concurrence (loyale), qui protège l’incitation à l’innovation et au profit, en récompensant le mérite des entreprises, mais qui punit celles qui trichent et abusent de leur pouvoir de marché (notamment par des ententes) au détriment du consommateur. Dès lors, ce qui est certains, c’est que « chacun est différemment affecté par l’évolution de la concurrence, selon qu’il réagit en consommateur, en salarié d’une entreprise fragile, en dirigeant d’une société solide, ou encore en jeune entrepreneur ».
Quatrième de couverture
Jamais la concurrence n’a semblé aussi vive. Les magasins de quartier ne doivent-ils pas lutter chaque jour contre les achats en ligne livrés à domicile ? Avec l’innovation, la concurrence s’est même accélérée : des géants ont conquis la planète en des temps record et la dominent désormais. Amazon et Facebook évidemment, mais aussi Lego dans le secteur du jouet ou encore Ikea pour l’ameublement. Les phénomènes d’ubérisation et du « gagnant rafle tout » ne président-ils pas à la reconstitution de monopoles ?
Ce livre démonte les rouages économiques qui intensifient la concurrence et l’érodent tout à la fois. Traquant les stratégies des entreprises, analysant les modèles théoriques qui les sous-tendent, François Lévêque nous livre ici le récit vrai de la concurrence à travers ses épisodes les plus épiques (duels Apple/Google, Coca-Cola/Pepsi). Avec une question : à qui profite la guerre économique ? à la société dans son ensemble ou à quelques entreprises ?
L'auteur
François Lévêque est professeur d'économie à Mines-ParisTech où il enseigne l’économie industrielle et l’économie de l’énergie. Ses travaux de recherche portent sur la politique de la concurrence, la réglementation des industries de réseau et la transition énergétique. Il a enseigné l’antitrust à Berkeley et fondé un des tout premiers cabinets de conseil spécialisés dans ce domaine.