Une filiation keynésienne
Georges Akerlof, professeur à Berkeley, récompensé par le prix Nobel d'économie en 2001 pour ses travaux en économie de l'information et Robert Shiller, spécialiste de la finance comportementale et des bulles spéculatives, professeur à Yale, plaident, à la lumière des évènements récents, pour une plus grande prise en compte des facteurs psychologiques que décrivait Keynes en son temps : les « esprits animaux ». En effet, certains ont pu avancer l'idée d'une « révolution » keynésienne, car l'auteur de la Théorie générale, marquait non seulement par là une rupture scientifique avec la loi des débouchés, clé de voûte de l'économie classique et néoclassique, mais relâchait également l'hypothèse de rationalité chère aux théoriciens néoclassiques en intégrant dans son système le rôle joué par les facteurs psychologiques, responsables d'amples fluctuations de l'activité économique. La préférence pour la liquidité (le choix de conserver la monnaie pour elle-même), la propension à consommer (augmentant avec le revenu mais moins vite que ce dernier), et surtout l'incitation à investir (fruit d'un arbitrage de l'entrepreneur soumis à l'incertitude), constituent autant de calculs qui échappent à la prévision parfaite des agents pour obéir parfois à des motivations extra-économiques. De là découle l'idée d'un penchant des économies modernes pour l'instabilité chronique : « comme la plupart de nos collègues, nous sommes persuadés que les arguments d'Adam Smith concernant l'emploi sont cohérents. Nous sommes également prêts à croire, avec quelques réserves, qu'il avait raison de souligner les avantages économiques du capitalisme. Mais nous pensons que sa théorie n'explique pas pourquoi l'économie connait des hauts et des bas, pourquoi les marchés grimpent et chutent à la manière de montagnes russes ». Dans la filiation keynésienne, les auteurs se proposent d'éclairer le fonctionnement des économies réelles dans ce nouveau cadre de pensée, dominé par l'influence des esprits animaux.
Restaurer la confiance sur les marchés
En usage dès le Moyen Age comme « énergie mentale première et force vitale », l'influence des « esprits animaux » désigne selon les auteurs « le terme qu'utilisent les spécialistes pour exprimer la part d'incohérence et d'instabilité de notre économie. Il renvoie à la relation très particulière que nous entretenons avec l'ambiguïté et l'incertitude. A certaines périodes, celle-ci nous paralyse. A d'autres, elle est stimulante, elle nous redonne de l'énergie et nous aide à dépasser nos craintes et nos hésitations ». La crise financière de 2007 a montré les effets dévastateurs de la perte de confiance des acteurs, notamment avec la paralysie du crédit et la faillite d'établissements financiers, jadis fleurons de l'industrie financière aux Etats-Unis. La confiance, thème central du livre, est synonyme de foi et de sécurité et n'obéit pas à un mode de prévision rationnel selon les auteurs. Citant l'un des entrepreneurs les plus connus aux Etats-Unis, le PDG de General Electric Jack Welch, ils notent que « les décisions les plus importantes de notre existence se prennent souvent sur un seul critère : elles ont l'air d'être bonnes et sortent tout droit des tripes ». Appliquée à la macroéconomie, la succession de phases d'emballement par excès de confiance suivies de phases de pessimisme conduit alors à formuler l'idée d'un « multiplicateur de confiance ». A l'instar du multiplicateur keynésien où l'impulsion d'un premier montant de dépenses déclenche plusieurs vagues de dépenses successives et conduit à une hausse plus que proportionnelle du revenu, le même mécanisme est à l'œuvre avec la confiance qui engendre des variations amplifiées du revenu (notamment sur le marché de l'immobilier, du crédit, etc.) Les phases d'euphorie sont généralement accompagnées « d'histoires » justifiant le boom économique, comme ce fut le cas avec la diffusion d'Internet qui a longtemps nourri la bulle spéculative liée aux valeurs des nouvelles technologies, jusqu'à évoquer l'hypothèse d'une « nouvelle économie ». Face à la complexité des phénomènes, l'analyse économique peut aussi s'enrichir de l'apport des autres sciences sociales : la notion sociologique d'équité peut ainsi être mobilisée, les acteurs obéissant eux-mêmes à des normes de justice et espérant des autres un tel comportement, en vertu de ce qu'ils estiment être juste (c'est le cas lors de la fixation des salaires sur le marché du travail : il peut être rationnel pour un entrepreneur de fixer une rémunération supérieure au salaire courant pour motiver les travailleurs, ce qui peut expliquer la persistance d'équilibres de sous-emploi dans l'économie). La corruption et la mauvaise foi dans les affaires sont d'autant plus graves qu'elles brisent la confiance dans l'efficacité des marchés, comme l'ont montré les scandales financiers et les fraudes comptables au début des années 2000 aux Etats-Unis. Dans le monde académique, Akerlof et Shiller font également valoir que le phénomène d'« illusion monétaire » a sans doute été trop rapidement évacué de l'analyse macroéconomique : les agents ne sont pas toujours en mesure d'anticiper clairement la valeur réelle de leurs titres ou de leurs biens, et se déterminent bien plus souvent en fonction de leur valeur nominale, comme guide de leurs décisions d'achat ou de ventes. Dès les années 1930, Keynes notait que les travailleurs défendaient leur niveau de salaire nominal, tandis qu'Irving Fisher montrait que les agents avaient beaucoup de mal à prévoir les effets de l'inflation et à distinguer le taux d'intérêt nominal du taux d'intérêt réel (notamment lors de l'achat d'obligations). Si les économistes ont longtemps pensé que l'on pouvait arbitrer entre le chômage et l'inflation à cause de l'illusion monétaire, Milton Friedman a critiqué le concept de manière décisive dans le monde académique en montrant que l'économie ne peut s'écarter durablement d'un taux naturel de chômage (déterminé par les variables structurelles de l'économie) sous peine d'une accélération de l'inflation. Dans ce cadre, les agents ne peuvent être longtemps victimes de l'illusion monétaire. Les développements ultérieurs de la macroéconomie conserveront cet acquis voire le radicaliseront avec l'introduction des modèles à anticipations rationnelles, où les agents sont en mesure d'utiliser toute l'information disponible et connaissent le modèle pertinent qui régit l'économie. Mais cette proposition revient à nier le rôle des esprits animaux, au nom de la volonté de construire une discipline scientifique incontestable (en « levant le voile de l'inflation ») alors que les contrats de travail et les contrats de prêts montrent par exemple l'incapacité au moins partielle des acteurs à prévoir correctement les effets de l'inflation. Or, la réintégration des effets de l'illusion monétaire bouleverse considérablement les résultats de la macroéconomie selon Georges Akerlof et Robert Shiller.
Tenir compte des « esprits animaux »
L'analyse de l'histoire des dépressions depuis le XIXe siècle montre que la confiance, l'équité et l'illusion monétaire ont joué à plein lors des cycles économiques. La réaction des pouvoirs publics a été nécessaire pour stabiliser les marchés : la crise de 1907 a justifié la création aux Etats-Unis d'un système fédéral de réserve (une banque centrale), tandis que la crise des années 1930 a montré que la recherche effrénée du profit pouvait devenir socialement inacceptable et perturber gravement le fonctionnement du système capitaliste par une prise de risques excessive, ce qui a abouti dans le domaine bancaire à la stricte séparation de l'activité des banques entre gestion traditionnelle des dépôts bancaires et banques d'affaires (Glass-Steagall Act). En situation d'incertitude et de perte de confiance, la stratégie de la banque centrale s'avère particulièrement délicate, dans la mesure où la manipulation du taux d'intérêt peut n'avoir qu'un faible impact sur les marchés boursiers, immobiliers, etc., soumis à des phases d'euphorie puis de capitulation, et à une « exubérance irrationnelle » (pour reprendre le titre d'un des ouvrages de Shiller). La crise actuelle est donc d'autant plus grave qu'elle est due à une contraction préoccupante du crédit bien en-deçà du niveau nécessaire à une reprise durable : malgré le stimulus keynésien traditionnel mis en œuvre par les pouvoirs publics (baisse des taux d'intérêt, hausses des dépenses budgétaires et baisse des impôts), la sortie de crise passe avant tout par une restauration de la confiance sur les marchés, variable difficilement mesurable. Les pouvoirs publics ont donc le devoir de stabiliser les anticipations des agents sur le long terme et de fournir des signaux clairs pour orienter les calculs des agents : à l'appui de leur propos, les auteurs montrent qu'une politique efficace en matière d'épargne est indispensable pour renforcer la solidarité intergénérationnelle (à travers les caisses de retraite notamment), comme le développement industriel des économies asiatiques le montre. Dans la recherche en macroéconomie, les hypothèses d'« efficience des marchés » et d'« anticipations rationnelles » doivent donc être relativisées en enrichissant l'analyse des effets de la psychologie des acteurs, mus par les « esprits animaux » au sens de Keynes : ainsi pourra-t-on plus précisément envisager les dynamiques à l'œuvre dans une économie où l'Etat a la lourde charge de « canaliser les forces psychologiques afin qu'elles puissent exercer leur créativité et œuvrer pour le bien commun », notamment par l'instauration de règles en matière de régulation financière.
Les auteurs
- Georges Akerlof est professeur d'économie à Berkeley, University of California et prix Nobel d'économie 2001, distinction qu'il partage avec Joseph Stiglitz et Michael Spence. Docteur en sciences économiques au Massachussets Institute of Technology (MIT), il est reconnu pour sa contribution majeure en économie de l'information.
- Robert Shiller est professeur d'économie et de finance à l'Université de Yale. Auteur de nombreux articles et de cinq livres dont Irrational exuberance traduit en français (Editions Valor), il est l'un des meilleurs représentants de la finance comportementale et un économiste internationalement respecté.
Quatrième de couverture
Ce livre traite du fonctionnement réel de l'économie. Non pas de son fonctionnement tel qu'il est (et a été) décrit par la plupart des experts : une économie stable, des marchés capables de s'autoréguler, des individus qui font des choix rationnels. Cette vision foncièrement libérale, qui a aujourd'hui gagné peu ou prou l'ensemble des pays, a reçu un cinglant démenti avec la crise des subprimes et la tourmente qui a suivi. Pourquoi un tel aveuglement ? Parce qu'elle omettait « nos esprits animaux » ; ces schémas de pensée plus ou moins conscients qui déterminent nos mécanismes intellectuels et affectifs. Autrement dit, ce qui fait l'économie réelle, avec ses bizarreries, ses incertitudes, ses hauts et ses bas. Partant des leçons de John Maynard Keynes et de sa théorie des esprits animaux, deux des économistes les plus respectés de notre époque, Georges Akerlof (prix Nobel 2001) et Robert Shiller, présentent ces forces irrationnelles qui font et défont la prospérité de nos économies : la confiance et son rôle dynamique, le souci d'équité, la corruption, l'illusion monétaire, la mémoire collective et les récits. Puis ils montrent comment ces forces psychologiques interagissent et viennent renforcer nos motivations économiques à partir de quelques questions fondamentales : Comment viennent les crises ? Quel est le pouvoir réel des banques centrales ? Qu'est-ce qui explique l'instabilité récurrente des marchés financiers ? D'où vient le caractère cyclique du marché immobilier ? Le chômage est-il inéluctable ? Revisitant des épisodes connus de l'histoire économique, Georges Akerlof et Robert Shiller examinent les réponses possibles à la crise et nous offrent une autre vision de l'économie, plus réelle et plus humaine.