L'ouvrage
S'interroger sur les effets de l'éducation, c'est en quelque sorte mesurer l'idéal républicain à l'aune de ses ambitions. Les premiers questionnements sur les effets de l'éducation datent d'ailleurs du 19ème siècle, à l'époque même où la sociologie fait son apparition et où la République s'installe durablement. Quelques chercheurs, à l'image de Paul Lapie, s'interrogent sur ce qu'apporte à ceux qui la reçoivent "l'instruction publique", comme elle se nomme alors. Ecole et délinquance, école et moralité, école et vie professionnelle : telles sont les grandes questions que se sont posées ces pionniers de la recherche. Elles ont été largement travaillées depuis par des chercheurs en sciences sociales et cognitives dans de nombreux pays, tant il est nécessaire d'estimer les effets de l'éducation pour comprendre le fonctionnement et éventuellement les dysfonctionnements de l'institution scolaire. L'ouvrage dirigé par Christian Baudelot et François Leclercq propose une synthèse fort utile des différents travaux et courants de recherche en la matière, en collectant différents textes du Programme incitatif de recherche en éducation et formation (PIREF).
Pierre Bourdieu et Gary Becker : ces deux grands noms des sciences sociales, très largement antinomiques dans leur démarche et leur orientation philosophique, traversent l'ouvrage de Baudelot et Leclercq. De fait, ils ont en commun le concept de "capital", culturel et scolaire pour le sociologue, humain pour l'économiste. Même si le mot est loin de revêtir la même signification pour l'un et l'autre, le capital humain ou culturel "s'acquiert, s'accumule, s'amortit, se transmet, fructifie ou se déprécie. Il s'agit d'une grandeur mobile, soumise à des fluctuations, qui n'est jamais acquise et transmissible, comme telle, une fois pour toutes" (p. 30). Qu'elle concerne les effets économiques de l'éducation ou ses effets de socialisation, la recherche en sciences sociales utilise largement cette notion de capital.
L'économie s'est avant tout intéressée aux effets de l'éducation sur les revenus individuels. C'est d'ailleurs le sens de la théorie du capital humain de Becker : l'éducation est conçue comme "l'acquisition de compétences cognitives qui accroissent la productivité de leur détenteur et sont par conséquent rémunérées sur le marché du travail" (p. 141). Cette théorie recouvre un jugement courant dans l'opinion (de bonnes études conduisent à un bon salaire) et a été validée par de nombreuses études empiriques. D'autres travaux théoriques, comme ceux de Mincer, ont cherché à modéliser la relation entre éducation et salaire. Certains auteurs ont néanmoins tenté de développer d'autres modes d'appréhension de la corrélation entre salaire et niveau d'études, en sa basant sur les compétences non cognitives. L'éducation produirait ses effets sur le psychisme et le comportement des individus, et garantirait à l'employeur, dont l'information par les tests de recrutement est insuffisante, un niveau minimum d'aptitude. Plus qu'une contradiction, cette théorie comportementale apporte un complément d'analyse à la théorie du capital humain. Cette théorie, basée sur l'individualisme méthodologique, a pourtant été utilisée pour appréhender le rapport entre éducation et croissance. Le modèle de Lucas, notamment, représente la croissance comme une fonction du capital physique et humain. Celui-ci aurait alors une externalité positive. Mais, comme le soulignent les auteurs de l'ouvrage, ces modèles sont encore peu validés par la recherche empirique.
La sociologie, pour sa part, s'intéresse avant tout aux effets de socialisation de l'éducation. L'école joue en effet un rôle majeur dans la socialisation primaire des individus. Dans la foulée des travaux de Pierre Bourdieu, la sociologie s'est largement intéressée à l'inculcation d'une idéologie et à la transmission d'un capital culturel. D'autres travaux ont affiné le constat, sur la lecture, sur la culture ou encore sur l'ascension sociale. Ainsi, les sociologues relativisent aujourd'hui, à la suite des travaux de Baudelot et Establet, la diminution de la lecture, communément admise. Certes, la lecture a perdu du terrain par rapport aux époques antérieures. Mais elle a moins baissé que ce que l'on prétend couramment, et son niveau antérieur n'était pas si haut que ce que laissent penser les écrits d'auteurs érudits, comme Gide ou Ernaux. Le constat sur les pratiques culturelles bat lui aussi en brèche quelques présupposés. Bien que le texte repris dans cet ouvrage date manifestement d'avant la publication de La Culture des individus , de Bernard Lahire, les conclusions d'autres travaux, notamment ceux de Philippe Coulangeon sur la musique, soulignent combien l'éducation influe sur les goûts et les pratiques culturels. A l'inverse de certaines interprétations concluant à l'affaissement des différences sociales au profit d'une culture de masse, il semble que les plus diplômés (la variable diplôme étant bien la plus discriminante) se caractérisent par un éclectisme plus marqué, qui les conduit à consommer en plus de la culture de masse certaines formes de culture cultivée. Cette formation d'un goût particulier est bien l'un des effets singuliers de l'éducation, qui participe de sa fonction globale de socialisation.
Les comportements politiques semblent également découler pour partie du niveau d'éducation. Si le niveau de diplôme ne préjuge en rien de l'orientation politique et de l'intérêt pour les questions politiques, deux effets semblent toutefois assez nets : le libéralisme politique et la capacité à parler des sujets politiques. Le plus grand libéralisme politique des plus diplômés a été observé empiriquement aux Etats-Unis (notamment à travers des enquêtes sur la perception des revendications des Noirs dans les années 60) et en France, via l'analyse du vote Front national. Il faut toutefois se garder d'en conclure à un vaste effet de libération des préjugés par l'éducation, et pour l'heure s'en tenir à un constat empirique que pourrait tout aussi bien expliquer une sociologie des enseignants. L'exemple de Bennington College est à ce titre assez parlant. Dans ce collège libéral (au sens américain) des années 30, les professeurs étaient massivement favorables au New Deal et discutaient assez librement avec leurs élèves. Plus de 40 ans après, celles-ci exprimaient encore des opinions plutôt démocrates. L'autre effet de l'éducation est la capacité à parler de politique en termes conceptuels tels que gauche, droite, libéral, républicain… Ces vocables sont assez peu maîtrisés par les moins diplômés, qui pourtant ne manifestent pas mois d'intérêt pour la chose publique.
Le champ balayé par cet ouvrage est donc large, depuis l'économie des revenus individuels jusqu'à la science politique en passant par la sociologie de la culture et l'histoire de l'éducation. L'un de ses grands mérites est de mettre en lumière les champs non encore explorés, tant dans la méthode que dans les interrogations. Les liens entre éducation et revenus sont moins assurés, la corrélation entre croissance et éducation encore incertaine, les effets respectifs des savoirs cognitifs et non cognitifs mal isolés. C'est donc à un accroissement de la recherche pluridisciplinaire qu'appellent Christian Baudelot et François Leclercq.
L'auteur
Christian Baudelot est sociologue.
François Leclercq est économiste.
Armand Chatard est psychosociologue.
Boris Gobille est politologue.
Elena Satchkova est historienne.
Table des matières
Introduction
A question ancienne, réponses nouvelles ?
Comment mesurer les effets de l'éducation ?
Première partie : socialisations
Culture et cultures
Des effets libérateurs ?
L'inculcation d'une idéologie
Ecole et délinquance
Deuxième partie : Niveaux de vie
Les effets du capital humain sur les revenus
Les effets des compétences non cognitives sur les revenus individuels
Education et croissance
Troisième partie : Hiérarchies
L'éducation produit de nouvelles hiérarchies sociales
L'éducation produit égalité et inégalités
Déclassements et décroissance de l'effet du diplôme en cours de carrière
Quatrième partie : Familles
Les effets de l'éducation sur la formation et le fonctionnement des ménages
Les effets de l'éducation sur les investissements en capital humain des ménages
Cinquième partie : Politique
Education et comportements électoraux
Les effets de la scolarisation sur les attitudes sociopolitiques : Bennington College , un cas d'école
Sixième partie : Suggestions
Quelques propositions pour la recherche en sciences sociales sur les effets de l'éducation
Annexes
Annexe 1 : L'identification des relations de causalité en économie empirique
Annexe 2 : Eléments relatifs à la mesure des effets de l'éducation en psychologie sociale
Quatrième de couverture
A quoi sert l'école? Et comment mesurer les effets de l'éducation sur la vie des individus et des sociétés?
Immenses ont toujours été les espoirs fondés dans l'édification d'un système scolaire : le développement de l'instruction est censé transformer en profondeur les comportements individuels par la transmission de valeurs morales et citoyennes permettant aux individus d'être maîtres de leurs valeurs morales et citoyennes permettant aux individus d'être maîtres de leur destin et de bien gouverner leur vie. "Ouvrez une école, vous fermerez une prison !", écrivait Victor Hugo. En promouvant l'égalité des chances, l'école devrait assurer une plus grande égalité entre les hommes en fondant les différences sociales sur le seul mérite. L'éducation devrait aussi contribuer au développement économique en enrichissant les individus et en accélérant le progrès technique. Qu'en est-il dans les faits?
Nombreux sont aujourd'hui les économistes, sociologues, psychologues, politologues ou historiens qui cherchent, avec les outils de leur discipline, à mesurer les écarts entre ces espoirs et les réalités. Dans les pays développés, comme dans les pays en voie de développement. A l'échelle des comportements individuels comme des sociétés. Dans tous les domaines de la vie : culture, salaires, croissance, hiérarchies sociales, famille, santé, politique…
C'est une présentation synthétique de tous ces travaux que nous convient les auteurs de cet ouvrage dont la lecture ménage bien des surprises.