Les clés de la puissance

Auteur

L'ouvrage

Selon l’auteur, le monde redeviendra alors « metternichien » au sens du Traité de Vienne de 1815 qui a remodelé l’Europe post- napoléonienne sous l’égide du chancelier d’Autriche Metternich, soucieux d’éviter le retour d’une tentation impériale par un équilibre subtil des forces. Tout l’enjeu géopolitique du XXIème siècle de ce monde « viennois » sera d’organiser cet équilibre de la puissance plutôt que de fonder la paix du monde sur l’hégémonie d’une superpuissance. La géopolitique de la domination devrait céder la place à la géopolitique de la coexistence entre Etats, dont l’influence sera proportionnelle au poids économique et démographique. Mais dans cette géographie de la puissance à l’ère de la mondialisation, c’est l’économie qui sera déterminante : si les intérêts de la Chine et des Etats-Unis ne semblent pas aujourd’hui contradictoires et pourraient favoriser une co-domination du monde pour un certains temps, l’Europe semble trop divisée, paralysée par ses incohérences institutionnelles et sa langueur économique, et la Russie trop fragile pour véritablement « challenger » la tutelle sino-américaine.

Un « G2 » sino-américain

Dans cette nouvelle carte de la puissance, les Etats-Unis conservent de nombreux atouts : ce pays, malgré la crise, a conservé sa structure hyper-capitaliste, et le pays a su renforcer son avance technologique avec l’industrie numérique, son avantage militaire indéniable (la moitié du budget militaire mondial !) et il est en train de conquérir son indépendance énergétique. Si la reprise économique permet de maintenir un très haut niveau d’emploi, grâce à un marché du travail particulièrement flexible, les revenus salariaux stagnent et les inégalités n’ont jamais été aussi fortes, dans un pays où la classe moyenne est prise en tenaille entre la stagnation des revenus et la montée de l’endettement. Mais malgré ce dualisme social croissant et ce modèle inégalitaire, avec à la clé une incontestable captation de la richesse additionnelle par les plus fortunés, l’adhésion au système social demeure très forte. Le consensus social sur les fondements culturels de la nation reste inébranlable, et c’est un facteur majeur de la puissance : les Américains, malgré la modestie de la mobilité sociale réelle, restent fiers de leur modèle, et la crise de 2008 n’a guère entamé cet état de fait, bien au contraire. La puissance américaine peut toujours compter sur des bases très solides comme la supériorité technologique du système d’innovation, la domination sans pareille sur l’Internet, une attractivité très forte de la matière grise du monde entier qui converge vers les universités américaines, et une très grande influence culturelle dans la société de l’information. A cela s’ajoute la maitrise des hydrocarbures non conventionnels qui va offrir au pays les moyens de son indépendance énergétique. Pourtant, l’Amérique va devoir raisonner dans un monde où sa puissance sera de plus en plus contrebalancée par l’essor de l’Asie, et surtout de la Chine.

Pour Jean-Louis Beffa, l’éveil de la Chine n’a pas fait trembler le monde : le pays est plutôt préoccupé pour l’heure à préserver sa cohésion interne, la stabilité de son système politique (un modèle de modernisation dirigiste), et n’est tenté que par la consolidation de son influence régionale. Sa montée en puissance est toutefois extrêmement impressionnante et sans précédent sur le plan historique, et ce sur tous les plans, commercial, industriel et financier, politique, diplomatique, culturel et militaire. Si cette affirmation chinoise inquiète, elle n’est pas selon l’auteur une nation messianique et elle ne fait à bien des égards que rappeler le dirigisme étatique de la croissance des pays européens à l’époque des « Trente Glorieuses », et son choix de développement des infrastructures, fondé sur le TGV et le nucléaire n’est pas sans rappeler les choix français de l’époque des « champions nationaux » et du Plan. La Chine voudra se faire respecter en tant que grande puissance, mais n’aura pas d’ambition hégémonique de domination au delà de sa sphère régionale. Elle cherche d’ailleurs, par différents accords de libre-échange, à structurer sa coopération régionale, notamment avec le Japon, malgré quelques tensions territoriales avec ce dernier. L’ouverture internationale n’a pas entraîné, malgré les inquiétudes des élites du régime, de véritable contestation idéologique du régime, d’autant que l’essor économique et la progression du niveau de vie moyen, limite, pour l’heure, les conflits internes. Si elle accuse incontestablement un retard sur les Etats-Unis en matière technologique, elle est en train de le combler dans de nombreux domaines grâce à ses ressources financières et ses investissements productifs (voiture électrique, photovoltaïque, nanotechnologies). A terme, comme le formule joliment Jean-Louis Beffa, le pays sera en mesure de passer du « Made in China » au « Created in China ». Par ailleurs, la Chine va devoir faire face à de redoutables défis structurels : le vieillissement programmé de sa population, la montée des coûts salariaux rapide dans certaines zones, l’étroitesse des marchés financiers et la nécessité de préserver l’environnement, dont la dégradation exaspère l’opinion publique. Les dirigeants du pays ont certes réussi à s’appuyer sur la puissance économique pour satisfaire le nationalisme fort du peuple chinois, mais les déséquilibres entraînés par ce développement rapide pourraient créer à l’avenir des tensions sociales.

 

Les autres puissances : un état des forces en présence

 

Pour Jean-Louis Beffa, la Russie de Vladimir Poutine donne l’impression de se replier sur son pré-carré géographique (elle se conçoit comme une citadelle assiégée qui lève le pont-levis) et conserve un modèle économique rentier fondé sur l’exportation d’hydrocarbures (dont les recettes sont suspendues à la volatilité du prix du pétrole et du gaz), alors qu’elle disposait sans doute du potentiel scientifique pour bien davantage peser dans la révolution numérique qui s’amorce. La Russie cède à la dérive vers un pouvoir fort de plus en plus autocratique, appuyé sur une aristocratie (les oligarques) prédatrice, miné par la corruption et l’administration pléthorique, tourné vers la puissance militaire et le nationalisme agressif plus que vers le développement économique. Mais cette stratégie tournée vers sa gloire passée, marquée par un certain protectionnisme (y compris dans le domaine financier), en rupture avec l’Occident que Vladimir Poutine tient pour responsable du déclin de la puissance russe et de l’effondrement de l’empire soviétique, fait perdre à la Russie le leadership dans le monde qui vient.

Jean-Louis Beffa, poursuivant son panorama, considère en outre qu’aucune autre puissance n’est en mesure de venir troubler la domination de la Chine et des Etats-Unis. Ainsi, l’Inde n’est pas en capacité de véritablement peser pour l’heure, puisqu’elle reste repliée sur son marché intérieur, bien davantage que la Chine, en termes de consommation des ménages. Le pays reste entravé par sa complexité administrative et politique, qui implique de respecter de subtiles équilibres régionaux, et son potentiel démographique (en 2025, l’Inde aura 270 millions de personnes entre 15 et 35 ans) peine à renforcer la puissance économique en raison d’un Etat inefficace et de trop faibles investissements dans les infrastructures de santé et d’éducation. L’Inde reste marquée par un dualisme très fort entre des élites urbaines tournées vers l’Occident dans les pôles de croissance et une masse de population toujours très pauvre qui ne profite en rien du progrès économique. Le défi de l’Inde est de promouvoir un modèle économique intensif en travail pour tirer profit de ce potentiel productif. Malgré des points forts comme l’éducation supérieure et l’informatique (logiciels), le pays a fortement chuté au classement de la compétitivité réalisé par le Forum économique mondial.

C’est le même constat pour le Japon, un pays en déclin relatif qui tente de freiner son recul dans le concert des nations, encore en proie à la stagnation économique et les pressions déflationnistes, malgré les efforts du gouvernement nationaliste de Shinzo Abe pour organiser la relance. Le pays rechigne à mettre en œuvre les réformes structurelles majeures, comme celle du marché du travail ou les progrès vers l’égalité hommes/femmes. Si son système d’innovation et son excellence technologique demeurent des atouts indéniables (dans le domaine des robots notamment), il est clair que son modèle de solidarité et de consensus, avec l’emploi à vie et le nationalisme des entreprises, commence à donner des signes d’essoufflement.

Quant au Brésil, malgré des fondements toujours solides de la puissance (industriels, agricoles, énergétiques, d’attractivité des investissements étrangers), une absence de concurrent réel dans son sous-continent, et un « âge d’or » sous la période Lula marqué par une embellie économique et une diminution de la pauvreté, il fait face désormais à une crise de son modèle économique. L’économie brésilienne a nettement perdu en compétitivité et nombre de ses infrastructures sont délabrées, à l’heure où le gouvernement de Dilma Rousseff semble avoir fait le choix de l’austérité budgétaire. Par ailleurs, les coûts de production ont fortement progressé au Brésil, annulant en cela un avantage de compétitivité par rapport aux autres pays émergents, tandis que les affaires de corruption et les inefficiences de l’administration ont tendu les relations sociales.

Enfin, le Moyen Orient et l’Afrique ne risquent pas de venir jouer les trouble fête dans le concert des grandes puissances selon Jean-Louis Beffa : le premier malgré des ressources naturelles considérables reste englué dans des dissensions politiques violentes et des conflits religieux endémiques qui freinent le développement des Etats, tandis que le continent africain, hormis peut être le « miracle » du Nigéria et les bonnes performances de l’Afrique du Sud dans certains secteurs exportateurs (ce qu’on appelle des rentes), demeure enfermé dans les difficultés, tandis que la route vers le développement sera longue et tortueuse. La dépendance de ces économies à la volatilité des prix agricoles et des matières premières demeure encore trop forte pour espérer une croissance saine et durable, gage d’un bénéfice économique et social pour la majorité de la population.

 

L’Union européenne et la France en retrait

 

Pour Jean-Louis Beffa, l’Union européenne génère les moyens de son propre déclin : depuis dix ans elle ne fait que reculer, même si son horizon reste la coopération pour peser davantage dans le monde qui vient, et sous l’impulsion indispensable du couple franco-allemand. Et en dépit du fait que certaines puissance, comme l’Angleterre, sont tentées plus que jamais par l’isolationnisme économique et financier. Si le modèle allemand n’est pas exempt de faiblesses structurelles (sur le plan démographique, en raison de la montée de la précarité sur le marché du travail et de la dégradation des infrastructures publiques), la France devra dépasser sa réticence congénitale à la réforme et son déni de la réalité du monde. Jean-Louis Beffa pointe la coalition des « idéologues » (d’extrême gauche et d’extrême droite) qui refuse de voir la réalité économique d’une France confrontée à la dureté de la compétition mondiale. L’union des « réalistes » devra se faire promptement si la France veut retrouver sa compétitivité et peser dans le concert des nations par de solides réformes de structures. Le soutien aux entreprises est ainsi plus que jamais nécessaire dans un pays qui s’en remet par instinct à la puissance publique, et où les rouages de l’entreprise et les contraintes auxquelles elle doit faire face demeurent encore assez largement méconnus.

 

L’auteur

Jean-Louis Beffa est président d'honneur de la Compagnie Saint-Gobain et coprésident du Centre Cournot pour la recherche en économie. Il est notamment l'auteur, au Seuil, de La France doit choisir (2012) et de La France doit agir (2013).

 

Quatrième de couverture

Dans cette deuxième phase de la mondialisation qui commence, les rapports de forces internationaux obéissent moins à des règles de confrontation politico-militaire qu'à des règles de compétition économique. Dans ce nouvel environnement, se dégage un partage du monde sino-américain, qui congédie l'idée d'hégémonie si présente au siècle précédent. Le présent livre s'attache à montrer sur quoi se fonde la co-domination mondiale de la Chine et des Etats-Unis, et pour quelles raisons elle n'est pas prête de finir. Tandis que la Chine continue sa progression sans relâche, que les Etats-Unis se recentrent sur leurs forces, les autres grands émergents ne tiennent pas leurs promesses : la Russie s'isole, le Moyen-Orient s'enferre et le continent africain ne voit aucun futur géant éclore. Seule l'Europe pourrait s'imposer comme troisième puissance, mais elle ne cesse de reculer, entraînant la France et l'Allemagne dans un gâchis qu'il est encore possible d'éviter. En explorant avec attention cette ample transformation mondiale en cours, aidé d'une lecture historique originale des équilibres mondiaux et armé d'une solide expertise économique, Jean-Louis Beffa offre ici un essai d'une clarté rare, qui permet de saisir d'un seul regard ce qui est en train de se jouer sur le plan planétaire.

Newsletter

Suivre toute l'actualité de Melchior et être invité aux événements