L'ouvrage
Le conflit de générations entre les "soixante huitards" et leurs enfants a fait l'objet de plusieurs publications récentes. Ces ouvrages partaient d'un pressentiment mais ne se soumettaient pas toujours aux rigueurs de l'analyse scientifique. Le dernier ouvrage de Louis Chauvel ne cherche pas à illustrer un fait acquis par des données concordantes, mais déduit d'une fine analyse des évolutions socio-économiques des trente dernières années l'existence d'un fossé entre deux générations et, plus largement, la perte de repères des classes moyennes. Il ne s'agit pas, contrairement à certaines tentatives récentes, de mettre une classe d'âge en accusation, mais de comprendre quelles dynamiques ont conduit à une situation inédite : pour la première fois, les nouvelles générations n'ont pas la perspective de vivre mieux que celles qui les ont précédées.
Louis Chauvel se livre tout d'abord à un exercice de définition des "classes moyennes". L'expression est en effet peu claire. D'une part, elle bénéficie d'un fort pouvoir d'attraction, conduisant de nombreuses catégories sociales à se définir elles-mêmes comme des classes moyennes. D'autre part, elle ne recouvre pas la même réalité que les "middle classes" anglo-saxonnes, désignant des classes sociales aisées aux frontières de la bourgeoisie et recouvrant une proportion réduite de la population. La conception française des classes moyennes regroupe à l'inverse une large partie du corps social, "deux Français sur trois" pour reprendre l'ambition de rassemblement du Président Giscard d'Estaing. Cette proportion correspond d'ailleurs à la part des salariés à temps plein gagnant moins que la moyenne de leur catégorie en France, selon le calcul de Louis Chauvel. Sans fixer un critère, au demeurant inenvisageable, permettant à coup sûr de déterminer si une personne donnée appartient à la classe moyenne, Chauvel opte néanmoins pour une acception large de "classe moyenne", celle qui regroupe la part de la population ne connaissant pas les affres de la pauvreté ou de la précarité, mais n'appartenant pas non plus à une élite sociale ou professionnelle. Plusieurs distinctions sont d'ailleurs possibles au sein de ce groupe hétérogène. Par ailleurs, Louis Chauvel souligne que "l'expression de "classe moyenne" a émergé comme étiquette collective désignant un groupe d'individus exigeant avant tout une reconnaissance comme individus. La force idéologique d'une telle "classe" provient de ce qu'elle est parvenue à fédérer sous sa bannière un amas sans cohérence de conditions ni d'intérêts, à la fois non solidaire et apolitique (au sens où elle ne chercha pas à construire sa représentation politique)" (pp. 33-34).
Cette classe moyenne a néanmoins été le cœur de la dynamique des Trente Glorieuses. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, en effet, les conquêtes sociales ont toutes été orientées vers l'amélioration du sort du plus grand nombre, qui a bénéficié des progrès technologiques de masse (télévision, électroménager, automobile…), économiques (accès massif à la propriété du logement, constitution d'un capital familial…) et sociaux (émancipation des femmes, accès aux études universitaires pour le plus grand nombre, libération des mœurs…). Si depuis 1975, la société française est loin d'avoir stagné, elle ne bénéficie plus de ces avancées rapides et massives observées entre 1945 et 1975. Les quelques chiffres qu'il cite à l'appui de son raisonnement sont imparables. Alors que les salaires ont progressé jusqu'en 1975 de 3,5% par an, assurant un doublement du revenu réel en vingt ans, ils ne progressent plus aujourd'hui que de 0,5% par an en moyenne – ce qui porte la durée nécessaire pour le même doublement à 140 ans ! D'autres données sur le pouvoir d'achat sont tout aussi parlantes, notamment en matière immobilière. La rupture provient donc moins d'un appauvrissement des classes moyennes, qui reste relatif, que de la disparition du sentiment de "lendemains qui chantent" et de l'émergence d'un sentiment généralisé d'incertitude et donc d'inquiétude face à l'avenir.
Cette incertitude est renforcée par le retour, mécanique, des schémas inégalitaires contraires à la fois aux principes républicains et libéraux. Alors que les parcours individuels au cours des Trente Glorieuses semblaient fondés sur le mérite personnel, l'origine sociale semble aujourd'hui avoir repris ses droits. "L'exception historique de la génération des premiers nés du baby boom a été de connaître un quasi doublement de l'accès au baccalauréat sans subir pour autant une dévaluation économique et sociale des titres scolaires : une licence obtenue en 1970 valait autant en termes de prestige de l'emploi ou de rétribution que le même titre universitaire obtenu dix ans plus tôt, alors qu'il était deux fois plus rare" (p. 64). La génération d'après a poursuivi sur cette lancée, les diplômés de l'enseignement supérieur étant toujours plus nombreux. Mais entre temps, les titres universitaires se sont fortement dépréciés. La difficulté d'insertion sur le marché du travail des jeunes diplômés, souvent enfants des classes moyennes, a brisé le rêve de "faire mieux que ses parents" qui avait traversé les années 50, 60 et 70. Désormais, les jeunes adultes sont portés à bout de bras par leurs familles, qui les soutiennent toujours plus longtemps. Les classes moyennes font désormais face au déclassement. A quoi il faut bien évidemment ajouter la question centrale du logement. L'accès à la propriété est désormais impossible aux jeunes ménages des classes moyennes, du moins dans les centre-ville.
Cette génération post-68 semble d'ailleurs tout aussi dépourvue de représentation politique. L'âge moyen des responsables politiques et syndicaux a augmenté de 20 ans en 20 ans, ce qui laisse penser que ce sont les mêmes (représentant la génération antérieure) qui sont restés en place, du fait à la fois du verrouillage des postes de responsabilité et de la dépolitisation de la jeunesse, sans qu'il soit possible de dire quel phénomène a entraîné l'autre.
Dans ces chocs conjugués, Louis Chauvel voit une partie des explications des séismes politiques récents, depuis la montée des extrêmes jusqu'au rejet du Traité constitutionnel européen (TCE), le 29 mai 2005. La construction européenne en particulier, portée par les classes moyennes jusqu'au Traité de Maastricht, a cessé d'apparaître comme un gage de paix et de prospérité. Louis Chauvel souligne à juste titre combien l'avenir des classes moyennes est lié à celui du travail, à la fois comme valeur et comme source de richesses. Les classes moyennes sont en effet par excellence celles qui, à l'inverse des classes supérieures, se constituent par le travail et parviennent, au contraire des classes populaires, à changer leur sort par le travail.
L'auteur
- Louis Chauvel , sociologue, est professeur à Sciences-Po. Chercheur à l'Observatoire des conjonctures économiques (OFCE) et l'Observatoire sociologique du changement (OCS), il est aussi membre de l'Institut universitaire de France. Spécialiste des inégalités et des dynamiques générationnelles, il est l'auteur du Destin des générations (PUF, 1998)
Quatrième de couverture
Privilégiées ou condamnées ? Les classes moyennes ne connaissent certes pas les difficultés des périphéries les plus déshéritées (pauvreté, exclusion, relégation…). Mais leur apparent confort dissimule un cruel déficit d'avenir. Tandis que nous nous inquiétons de ses marges, c'est peut-être en son cœur que la société française se désagrège.
Où est ce cœur ? Il ne s'agit pas seulement d'un "juste milieu" entre l'élite et les classes populaires. La centralité des classes moyennes tient d'abord à l'imaginaire de progrès et d'émancipation qui leur fut longtemps associé et dont témoignent les grandes conquêtes sociales et sociétales des années 1950-1970 : propriété du logement, départs en vacances, acquisition d'une automobile, accès à l'université, etc. C'est cet imaginaire qui s'effondre aujourd'hui. De même qu'elles associèrent les autres à leurs succès, les classes moyennes les entraînent à présent dans leurs difficultés. Leur dérive pourrait devenir demain le cauchemar de tous.