L'ouvrage
Dans cet essai, Nicolas Bouzou combat avec vigueur la thèse de la « fin du travail » et du « chômage technologique » qui resurgit aujourd’hui, comme elle a réapparu d’ailleurs à l’occasion de chaque grande vague d’introduction du progrès technique. Les prophéties catastrophistes se multiplient de toutes parts sur les implications de la révolution numérique en termes d’hémorragie d’emplois.
Si nous sommes incontestablement à l’orée d’une période historique de transformations de nos économies, il est d’autant plus urgent de bâtir une « société du plein travail », en reconnaissant la modernité du travail, car « si nous ne faisons pas du travail une question intellectuelle et politique prioritaire, nos sociétés se transformeront en colonies d’esclaves humains désargentés et malheureux ». Cette crainte ancestrale du progrès technique, depuis l’empereur Tibère jusqu’à Jérémy Rifkin, en passant par Ricardo, Sismondi et le mouvement des luddites au XIXème siècle, agite depuis longtemps les débats en économie, jusqu’à déboucher parfois sur des révoltes et des violences, à l’image aujourd’hui du conflit entre les taxis et les chauffeurs Uber.
Au XIXème siècle, l’économiste genevois Jean-Charles Leonard Sismonde de Sismondi, un éminent théoricien des crises économiques, écrivait ainsi dans une question restée célèbre « et si le machinisme arrivait à un tel degré de perfection que le Roi d’Angleterre pût en tournant une manivelle produire tout ce qui serait nécessaire aux besoins de la population, alors qu’adviendrait-il de la nation anglaise ? » Depuis toujours, les innovations technologiques et organisationnelles sont associées à l’inquiétude de l’explosion du chômage : en augmentant la productivité et en économisant le travail, le progrès technique inciterait les entreprises à substituer du capital au travail au cours d’un ouragan perpétuel de « destruction créatrice », qui renouvelle sans cesse la production. Nicolas Bouzou rappelle que Keynes avait bien évoqué le problème du « chômage technologique », quand l’innovation se diffuse rapidement, mais il considérait qu’il s’agissait d’un phénomène transitoire, et il plaidait pour des politiques macroéconomiques actives de plein emploi pour réguler les déséquilibres. Aujourd’hui justement, on ne note guère de lien entre le niveau d’innovation et le chômage technologique dans les pays avancés : en 2016 le taux de chômage mondial était de 5,8% de la population active (6,4% en 2000), alors même qu’entre 2000 et 2016, la population active mondiale a progressé de 2,8 milliards à 3,4 milliards d’individus, avec la dynamique démographique des économies émergentes. On constate par ailleurs que les pays qui ont le plus de robots industriels affichent des performances en termes d’emploi meilleures que ceux qui accusent un retard dans ce domaine. Ainsi, les pays qui ont le plus de robots en Europe, comme l’Allemagne, sont aussi ceux où le chômage est le plus faible, tandis que les pays émergents comme la Chine misent d’ores et déjà sur la robotisation pour assurer leur croissance future et soutenir leur rattrapage des économies avancées.
La machine et le chômage
Mais les choses ne semblent pas si évidentes. Nicolas Bouzou note que l’économiste français Alfred Sauvy écrivait déjà en 1965, dans son ouvrage Mythologie de notre temps, « La machine a jusqu’ici créé, directement ou indirectement, beaucoup plus d’emplois qu’elle n’en a supprimés ». Il expliquait que le progrès technique détruit effectivement des emplois, et c’est même sa fonction : si la robotisation ou l’informatisation génèrent des gains de productivité liés aux économies en main d’œuvre, elles créent également un surplus de richesses et de nouveaux débouchés pour les entreprises. Il insistait aussi sur une donnée fondamentale de nos économies : ce qui compte vraiment, c’est la répartition de ces nouveaux gains de productivité qu’apporte la technologie, qui libère du temps, autorise éventuellement une réduction du temps de travail, et peut bénéficier à la fois aux consommateurs (baisse des prix), aux travailleurs (hausse des salaires), et aussi aux entrepreneurs par la hausse des profits nécessaire pour investir.
Ainsi, comme le rappelle Nicolas Bouzou, « pensée avec prudence et tempérance, ces vertus cardinales, la productivité est le fondement du progrès humain, un fondement qui bouleverse l’ordre établi et qui reconfigure sans cesse le travail ». Durant l’âge d’or de l’après Seconde Guerre mondiale, le dynamisme des gains de productivité dans l’industrie et l’agriculture n’a d’ailleurs pas empêché une économie de plein emploi, et de fortes créations d’emplois dans les services à plus faible productivité. Si le progrès technique peut exercer des effets déstabilisants au niveau microéconomique et sectoriel, l’histoire montre qu’il a un effet bénéfique à l’échelon macroéconomique pour élever les niveaux de vie, et couvrir les besoins de la population : ainsi on peut voir que le ralentissement des gains de productivité constaté depuis les années 1970 n’a pas empêché une progression continue du chômage dans nos économies...
La révolution numérique d’aujourd’hui ne fait que renouveler ce débat : si l’on prend un exemple, on dit souvent que dans le secteur de la photo, la grande firme Kodak a été remplacée par Instagram, avec à la clé beaucoup moins d’emplois mobilisés, mais il faut en réalité tenir compte de tout l’écosystème des emplois associés à la photo numérique. Ce qui est certain c’est que les robots, qui sont de simples outils techniques, ainsi que la numérisation de nombreuses activités économiques, vont renouveler les débats sur la répartition des richesses créées. Les enjeux glissent alors vers le partage de ce temps libéré par les machines, et sur la manière dont on tient compte dans nos sociétés de la question des inégalités économiques, notamment entre les travailleurs qualifiés et les travailleurs moins qualifiés, pour concilier la compétitivité économique et la cohésion sociale.
Mais pour Nicolas Bouzou, le lien entre croissance, productivité et emploi et le « déversement » ne peuvent fonctionner que si les gouvernements relèvent le défi des réformes structurelles du marché du travail, alors même que de nombreuses études internationales insistent sur les effets pervers d’une trop forte protection de l’emploi. En effet, freiner les destructions d’emplois freine aussi les créations !
Dans un univers concurrentiel et en phase de mutations technologiques rapides, la protection de l’emploi a quatre effets négatifs : elle ralentit les gains de la productivité, elle accroît la durée du chômage, elle diminue le taux d’emploi des jeunes et des séniors, et elle incite à recruter en CDD et en intérim, ce qui aggrave la segmentation du marché du travail. La peur du changement et l’aversion au risque ont aussi des racines culturelles très profondes comme le rappelle Nicolas Bouzou, mais « la disparition d’un emploi ou d’un métier conditionne la création d’une nouvelle valeur et de nouvelles activités, souvent mieux payées et moins pénibles que par le passé ».
Il cite ainsi la théorie de la « destruction créatrice », mécanisme au cœur des mutations du capitalisme, et des travaux de l’économiste autrichien Joseph Schumpeter. Nicolas Bouzou égrène ainsi, au travers du nom de certaines rues de Paris, la kyrielle de métiers d’artisans détruits ou profondément transformés au fil de l’histoire économique (rue des Charrons, rue de la Lingerie, rue de la Ganterie, rue des Taillandiers, etc.) Il fait le parallèle entre la figure de l’immigré et celle de la technologie qui sont, à bien des égards, les boucs émissaires de notre temps : or les causes du chômage structurel élevé et persistant qui mine notre économie en France, sont d’abord internes, alors même que ce n’est même plus une question prioritaire dans de nombreuses économies avancées. Pour Nicolas Bouzou : « accuser la technologie d’être responsable du chômage de masse, c’est faire preuve d’illettrisme économique ». Il est donc de notre responsabilité de mener des réformes pour concilier flexibilité et formation pour accompagner les transitions que le progrès technologique va induire. Sinon, « nous nous condamnons à vivre dans une société qui perd confiance, non parce que la technologie signe la fin du travail, mais parce que nous refusons, collectivement, et sans l’admettre, le plein emploi ».
Le bel avenir du travail humain
Si les promesses du progrès technologique sont réelles, elles comportent aussi des dangers à plus long terme, notamment quand une intelligence artificielle sera en mesure d’avoir une conscience propre assez forte pour potentiellement entrer en conflit avec les humains qui en auront perdu le contrôle. Mais il n’en demeure pas moins, selon Nicolas Bouzou, que la technologie et le travail humain resteront complémentaires dans bien des cas (pour alléger ou supprimer les tâches pénibles en particulier), tandis que les métiers basés sur l’attention portée aux autres et sur l’interaction sociale auront quant à eux un bel avenir : les machines sont encore loin de pouvoir remplacer l’homme en matière de sentiment, d’empathie et de soin apporté à autrui. Ainsi, « plus les hôpitaux seront remplis de chirurgiens ou anesthésistes, plus nous croiserons d’infirmières dans les couloirs pour poser des perfusions ou, tout simplement, rassurer les patients ».
C’est la même chose pour les métiers de l’art ou pour ceux de la justice, où les robots ne pourront guère remplacer l’intervention humaine.
Dans son ouvrage Nicolas Bouzou s’attaque aussi à ce qu’il juge comme des impasses : l’introduction d’un revenu universel, qu’il juge hors de portée des finances publiques et destructeur pour la valeur travail, et la mise en place d’une taxation des robots, solution particulièrement stupide puisqu’elle constitue une forme de protectionnisme vain censé seulement freiner l’innovation. Or nos usines françaises accusent déjà un retard en termes de robotisation et ce type de taxe ne ferait qu’entraver les gains de productivité et accélérer l’appauvrissement du pays en termes relatif.
Certes le progrès technique « biaisé », pour reprendre le vocabulaire des économistes, pourrait aggraver la bipolarisation sociale, entre les travailleurs très qualifiés « manipulateurs de symboles », et les travailleurs non qualifiés également bénéficiaires en termes de créations d’emplois. Les changements techniques pourraient fragiliser la classe moyenne, historiquement creuset de la démocratisation, renforcer les populismes et les tentations réactionnaires, même si cette dynamique est loin d’être une fatalité selon Nicolas Bouzou.
Il s’agit, pour affronter ces défis, d’inventer des complémentarités entre le travail humain et la machine pour répartir les bienfaits de l’innovation par l’exercice de l’intelligence collective et des politiques publiques adaptées. Pour contrecarrer la dynamique inégalitaire que le progrès technologique porte en lui, il s’agira de viser une plus grande justice sociale pour accompagner le processus de « destruction créatrice », notamment par des politiques d’aménagement du territoire et de cohésion, une flexibilisation du marché du travail et des politiques ambitieuses de formation. Car selon Nicolas Bouzou, le travail restera plus que jamais un vecteur d’intégration sociale et d’émancipation, et les prophéties crépusculaires sur sa disparition doivent être combattues au nom de la civilisation et du progrès.
Quatrième de couverture
Non, le travail n'est pas près de disparaître !
À chaque période de mutation de l'économie, les craintes sur la fin du travail resurgissent. Beaucoup d'entre nous pensent que le numérique, la robotique et l'intelligence artificielle menacent nos emplois.
Ces craintes sont infondées : aucun chômage dans le monde n'est aujourd'hui lié à l'utilisation des nouvelles technologies qui, bien au contraire, constituent un fantastique vecteur de progrès et d'emplois ! À condition de faire du travail humain une question intellectuelle et politique prioritaire, et de trouver enfin le courage de réformer en profondeur notre marché du travail et notre système de formation, seuls coupables du chômage de masse que connaît la France.
Ne laissons pas nos sociétés se transformer en colonies d'esclaves humains désargentés et malheureux. Et jouons au plus fin avec l'intelligence artificielle : elle ne sait pas que, tant que l'homme travaillera, c'est lui qui sera le maître du monde... !
L’auteur
- Essayiste spécialisé dans l'économie, Nicolas Bouzou a fondé Asterès, une société d'analyse économique et de conseil. Il a publié une dizaine d’ouvrages dont Le grand refoulement et L'innovation sauvera le monde (Plon).