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L'ouvrage
Thomas Piketty a connu un succès mondial avec Le Capital au XXIème siècle (2013). Un des apports de cette nouvelle et conséquente renommée est de lui permettre d’accéder à des données fiscales et administratives sur les revenus et les patrimoines de pays qui, jusqu’ici, ont été peu étudié sous l’angle des inégalités économiques.
Alors que les recherches progressent régulièrement sur ces questions dans les PDEM, les statistiques restent encore très peu développées dans les économies émergentes. Le laboratoire sur les inégalités mondiales (World Inequality Lab : http://wid.world/fr/world-inequality-lab-fr/), à l’origine de ce rapport, est en train de constituer une inédite base de donnée (WID.world) permettant de rendre compte de l’évolution des inégalités économiques à travers le monde.
Voire le cours de Terminale ES : Comment analyser et expliquer les inégalités ?
Le Rapport sur les inégalités mondiales 2018 démontre tout d’abord que les inégalités de revenu ont augmenté dans presque toutes les régions du monde depuis le début des années 1980. Pour autant, il convient de constater que le niveau de ces inégalités reste assez différent d’une région du monde à l’autre et que leur évolution suit des rythmes différents.
C’est au Moyen-Orient que les inégalités de revenu sont les plus fortes : en 2016, les 10 % les plus riches se partageaient 37 % du revenu national en Europe et 61 % au Moyen-Orient. Le décile supérieur captait 41 % du revenu national en Chine, 46 % en Russie, 47 % aux Etats-Unis/Canada et autour de 55 % en Afrique subsaharienne, au Brésil et en Inde. Les inégalités de revenu ont augmenté rapidement depuis 1980 en Amérique du Nord, en Chine, en Inde et en Russie.
Tandis que la hausse est plus modérée en Europe. les auteurs du rapport soulignent l’importance du contexte institutionnel pour comprendre ces trajectoires différentes.
La comparaison Etats-Unis/Europe est ici particulièrement éclairante : alors que les inégalités de revenu se situaient à un même niveau en 1980 dans les deux « régions », elles se sont depuis envolées au profit des « ultra-riches » (centile supérieur) aux Etats-Unis tandis qu’elles ont peu progressé en Europe. La trajectoire américaine peut se comprendre si l’on tient compte de la progression des inégalités en matière d’éducation, et que l’on a en tête que la fiscalité s’y montre de moins en moins progressive, précisément au moment ou les plus hauts revenus (du travail et du capital) explosent.
En Europe, la progressivité de l’impôt s’est également amoindrie mais beaucoup moins nettement qu’aux Etats-Unis sur la même période. Les politiques éducatives et salariales, davantage favorables aux classes moyennes et populaires, ont aussi permis de limiter les inégalités de salaire.
Les politiques publiques jouent donc un rôle essentiel dans la façon dont se forment et évoluent les inégalités économiques.
Lire le fait d'actualité : La croissance et les inégalités dans les pays de l’OCDE
Pour rendre compte de l’évolution des inégalités de revenu entre les habitants de la planète entre 1980 et 2016, les auteurs du rapport utilise la courbe de l’éléphant – nommée ainsi en raison de sa forme caractéristique – imaginée par Branko Milanovic pour la Banque mondiale (Branko Milanovic, Global inequality : A New Approach for the Age of Globalization, 2016). Cette représentation permet de prendre la mesure des grandes évolutions d’inégalités de revenu dans le monde avec un seul graphique (voir document ci-dessous).
Pour bien comprendre ce graphique de l’éléphant, il faut identifier les deux axes du repère.
L’échelle horizontale correspond à la distribution des hommes dans le monde en fonction de leurs revenus, par tranche de déciles (par 10 %), puis par centiles (par 1 %) etc. A gauche, on trouve donc les terriens les plus pauvres ; à droite les plus riches.
L’échelle verticale représente la croissance du revenu entre 1980 et 2016. Ainsi, par exemple, ceux qui détiennent un revenu médian (à 50 % sur l’axe horizontal) ont vu leur revenu augmenter de 60 % sur la période (1980-2016).
Le Rapport sur les inégalités 2018 offre une actualisation de la courbe de l’éléphant qui mérite d’être détaillée. Tout d’abord, on peut observer sur le graphique que les 10 % les plus pauvres dans le monde (ce qui correspond à la pauvreté des pays en développement) ont vu leur revenu augmenter de 75 %. Cela correspond au recul de la pauvreté (et de l’extrême pauvreté) que l’on observe dans les pays émergents (à commencer par la Chine et l’Inde) depuis leur entrée dans la mondialisation. Pour autant, cela ne signifie pas que les inégalités internes à ces pays sont en recul. Pour le dire simplement, les pauvres y sont bien moins pauvres, mais l’écart avec les plus riches s’y est considérablement creusé. On le voit aussi sur la courbe car les élites des pays émergents, qui apparaissent au troisième décile (30 % sur l’axe horizontal), connaissent une augmentation plus rapide de leur revenu (hausse de 120 %) que les plus pauvres.
Une conclusion s’impose : la mondialisation a bien permis un recul de la pauvreté (et surtout de l’extrême pauvreté) et l’apparition de classes moyennes dans les pays émergents, grâce à des niveaux de croissance économique élevés, mais les inégalités de revenu entre les plus pauvres et les plus riches s’y sont creusées. Le PIB/hab. des pays émergents est en très nette progression (et sur la voie du rattrapage de celui des pays développés) mais cet indicateur masque aussi l’augmentation des inégalités internes.
Que se passe-t-il du côté des pays avancés ? Sur la même période, entre 1980 et 2016, la mondialisation s’est traduite par une polarisation de la société : les classes moyennes se sont rétrécies en raison d’une augmentation des inégalités par le bas et par le haut.
Les plus pauvres des pays riches (situés autour du 7ème décile – soit à 70 % sur l’axe horizontal) connaissent une faible augmentation de leur revenu (autour de 40 %, en 36 ans, soit seulement un peu plus de 1 % par an !). Ce sont les perdants de la mondialisation. Ils souffrent de la concurrence des pays à bas salaires mais également de la diffusion des nouvelles technologies qui s’étend dorénavant au secteur des services.
Au contraire, les plus riches des pays riches voient leur revenu exploser : les 0,01 % les plus riches (à 99,9 % sur l’axe horizontal) ont des revenus qui augmentent de 140 % ; plus fort encore : les 0,001 % les plus riches ont des revenus qui progressent de 230 %. Ce sont donc les grands gagnants de la mondialisation.
Les auteurs du rapport sur les inégalités mondiales 2018 offrent une conclusion particulièrement saillante : le tout petit groupe des 1 % les plus riches de la planète est parvenu à capter 27 % de la croissance des revenus entre 1980 et 2016.
Lire la note de lecture : La mondialisation de l’inégalité par François Bourguignon
La partie suivante du rapport s’interroge sur l’évolution du rapport entre le patrimoine public (le patrimoine détenu collectivement par le biais de l’Etat) et le patrimoine privé – qui s’avère un déterminant essentiel du niveau des inégalités. Or, on constate que dans la plupart des pays – qu’ils soient riches ou émergents – il se développe d’importants transferts de patrimoine public à la sphère privée.
Depuis le début des années 1970, dans presque tous les pays développés, on observe un doublement du patrimoine privé net – sans que la crise de 2008 ou encore l’éclatement de bulles spéculatives en Espagne et au Japon ne freinent cette tendance structurelle. Dans le même temps, le patrimoine public net a diminué dans les mêmes pays. Les auteurs du rapport en concluent que les Etats des pays riches ont des capacités limitées à lutter contre les inégalités économiques. Dans les économies émergentes comme la Chine et la Russie, on peut constater les mêmes tendances en matière de distribution du patrimoine.
Dans la mesure ou les inégalités de revenus augmentent considérablement et que les transferts du patrimoine public vers le patrimoine privé s’accroissent tout autant, il n’est pas surprenant de mesurer une hausse conséquente des inégalités de patrimoine à travers le monde. Même si, pour ce qui concerne les pays riches, cela ne conduit pas encore à retrouver leur niveau record du début du XXème siècle. Reste que l’augmentation des inégalités de patrimoine depuis le début des années 1980 a été extrême aux Etats-Unis (la part des 1 % les plus détenteurs de patrimoine possède en 2014 39 % du patrimoine national – contre 22 % en 1980).
La Chine et la Russie voient également leurs inégalités de patrimoine croître considérablement ces dernières années : la part du patrimoine national du centile supérieur des deux pays a doublé entre 1995 et 2015.
Par contre, comme les inégalités de revenu sont moindre en Europe, les inégalités de patrimoine y augmentent de façon plus modérée (les auteurs du rapport expliquent également que la classe moyenne y possède aussi un patrimoine immobilier plus important).
La dernière partie du rapport s’intéresse au futur des inégalités mondiales (jusqu’en 2050) et aux solutions à mettre en œuvre pour tenter de les endiguer. Deux scénarios sont envisagés.
Le premier consiste à projeter les tendances actuelles, tout en intégrant des hypothèses de croissance économique optimiste pour les pays émergents. Dans ce cas, les inégalités de revenu dans le monde continueront à augmenter.
Un second scénario suppose que tous les pays suivent la trajectoire d’inégalité relativement modérée de l’Europe. Les inégalités mondiales de revenu pourraient alors diminuer – et permettre de s’approcher de l’éradication de la pauvreté dans le monde.
Quelles mesures doivent être envisagées pour espérer un tel résultat ?
Les auteurs du rapport en proposent trois :
1. Tout d’abord, une modification substantielle des politiques fiscales sur le plan national – vers plus de progressivité – et sur le plan mondial (on pourrait envisager la tenue d’un registre mondial des titres financiers de façon à lutter contre l’évasion fiscale et le blanchiment d’argent).
2. Ensuite, tendre vers l’égalité réelle des chances et l’égalité des opportunités d’emploi en améliorant les politiques éducatives d’une part et les politiques d’accès aux emplois rémunérés d’autre part. La détention d’un meilleur capital humain est une condition nécessaire mais pas suffisante pour permettre à chacun de s’orienter vers des emplois de qualité et bien rémunérés, aussi faudrait-il repenser la gouvernance des entreprises en assurant une meilleure représentation des travailleurs dans les organes de direction des entreprises.
3. Enfin, une bonne façon de prévenir l’aggravation des inégalités économiques consisterait à lutter contre les tendances de court terme de l’Etat et l’inciter à investir dans l’avenir par le biais (par l’éducation, la santé mais aussi la préservation de l’environnement).
Quatrième de couverture
« L’objectif du Rapport sur les inégalités mondiales 2018 est de contribuer à un débat mondial mieux informé sur les inégalités économiques en apportant à la discussion publique les données les plus récentes et les plus complètes. L’inégalité économique est un phénomène complexe et multidimensionnel, et dans une certaine mesure inévitable. Néanmoins, nous avons la conviction que si l’aggravation des inégalités ne fait pas l’objet d’un suivi et de remèdes efficaces, elle pourrait conduire à toutes sortes de catastrophes politiques économiques et sociales. »
Des données exclusives et des analyses essentielles, reposant sur une méthode novatrice qui combine de manière systématique et transparente toutes les sources de données à notre disposition : revenus et patrimoines totaux estimés dans les comptabilités nationales (y compris des estimations sur les avoirs offshore) ; enquêtes déclaratives sur le revenu et le patrimoine des ménages ; données fiscales issues de l’impôt sur le revenu ; données fiscales et administratives sur les successions et les patrimoines ; et classement des grandes fortunes.
Les auteurs
Le Rapport sur les inégalités mondiales repose sur le travail collaboratif de plus de 100 chercheurs répartis dans près de 70 pays sur tous les continents. Il est coordonné par cinq économistes spécialistes des questions liées aux inégalités économiques et qui co-dirigent le World Inéquality Lab à l’origine de ce rapport :
Facundo Alvaredo est chercheur associé à l’Ecole d’économie de Paris.
Lucas Chancel enseigne à Sciences Po Paris. Auteur de Insoutenables inégalités. Pour une justice sociale et environnementales (Les Petits matins, 2017).
Thomas Piketty, professeur à l’Ecole d’économie de Paris et à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Auteur notamment de Le capital du XXIème siècle (Seuil, 2013).
Emmanuel Saez est professeur d’économie à l’Université de Berkeley. Avec Camille Landais et Thomas Piketty, il publie Pour une révolution fiscale. Un impôt sur le revenu pour le XXIème siècle (Seuil, 2011).
Gabriel Zucman est professeur assistant d’économie à l’Université de Berkeley et professeur d’économie invité à l’Université de Stanford. Auteur de La richesse cachée des nations. Enquête sur les paradis fiscaux (Seuil, 2ème édition en 2017).