L'ouvrage
Le dernier ouvrage d'Anthony Giddens n'est pas un essai de définition du modèle social européen. Reprenant les travaux antérieurs d'économistes et de sociologues, il retient, dès les premières pages de son livre, les traits fondamentaux qui, par-delà les spécificités nationales, peuvent caractériser un tel modèle : " un Etat développé et interventionniste, dont les actions sont financées par des impôts relativement élevés ; un système de protection sociale solide, qui assure une couverture efficace à l'ensemble des citoyens mais avec un effort particulier en direction des citoyens les plus fragiles ; la limitation des différentes formes d'inégalités, économiques ou non " (p. 17). Cette définition a minima sert de point de départ à sa réflexion. Bien que nourri d'une somme considérable de travaux et de recherches socioéconomiques, son ouvrage se veut davantage un programme politique pour l'Union européenne qu'une analyse strictement scientifique.
Ce modèle social européen, brièvement défini, est en danger. D'une part, la mondialisation rend moins efficace les politiques de redistribution des ressources. D'autre part, la persistance d'un chômage élevé dans de nombreux Etats de l'Union européenne (France, mais aussi Allemagne, Espagne, Italie) suscite des interrogations sur le bon fonctionnement du système. Deux réactions seraient alors possibles. La première consiste à faire porter à la mondialisation le poids des insuffisances du modèle social européen, et donc de tenter de lutter contre la mondialisation. Ce fut par exemple le cas lors de la proposition de directive relative aux services dans le marché intérieur, où nombre d'inquiétudes se firent entendre sur la libre circulation au sein de l'Union européenne qui entraînerait un nivellement par le bas des protections sociales européennes. Cette même dynamique est à l'œuvre, par exemple, dans les craintes fréquemment exprimées sur le décollage économique et social de l'Inde et de la Chine, qui menacerait à court terme notre propre prospérité, et plus généralement vis-à-vis d'une mondialisation qui serait en soi porteuse de régression sociale et politique. Anthony Giddens rejette cette attitude et défend les bienfaits de la mondialisation, au-delà d'ailleurs de la seule sphère économique. Il prend l'exemple de Nokia, qui est l'illustration du cercle vertueux à l'œuvre dans une économie mondialisée. Avant l'ouverture de la Finlande aux capitaux étrangers, en 1993, Nokia était une entreprise familiale peu florissante, tournée vers des marchés traditionnels. En bouleversant sa culture et en se tournant vers les technologies de pointe, l'entreprise a attiré une quantité considérable de capitaux étrangers et irrigué l'ensemble de l'économie finlandaise, dynamisé les communautés locales et finalement participé à ce que la Finlande soit considérée comme l'un des pays les plus compétitifs et les plus attractifs, à la fois en termes économiques et de cadre de vie.
Pour autant, bien que défenseur de la mondialisation, Giddens ne rejoint pas le point de vue totalement inverse, consistant à sacrifier sur l'autel de la compétitivité économique le modèle social européen. Tout d'abord, si l'alimentation du modèle social européen nécessite un certain niveau de fiscalité, rien ne permet de corréler directement le niveau d'imposition et la compétitivité économique d'un pays. Pour preuve, les Etats-Unis (à fiscalité plutôt basse) et la Finlande (à fiscalité élevée) se disputent constamment la première place des palmarès de la compétitivité économique de la Banque mondiale et du Forum économique mondial. Plus largement, pour Giddens, la solidarité collective et la protection des plus faibles font partie de l'héritage européen et de la culture d'un continent. Mais un héritage peut nécessiter des mises à jour pour prospérer.
Le cœur du propos d'Anthony Giddens est donc de réformer le modèle social européen, afin de le mettre à la hauteur des enjeux soulevés par la nouvelle donne économique et sociale mondiale. Prônant une " politique sociale active ", l'auteur appuie son raisonnement sur la nécessité, à ses yeux fondamentale, de passer d'une protection a posteriori à une anticipation systématique. " Pour une large part, la politique sociale s'attache à améliorer le sort des individus une fois qu'ils sont tombés dans la pauvreté. Cette approche traditionnelle n'est toutefois plus de mise dans le contexte des sociétés actuelles. (…) Nous avons besoin d'une approche plus préventive, qui se focalise sur les événements catalyseurs des périodes de pauvreté, sur les facteurs qui en favorisent la sortie, et sur les répercussions à plus long terme " (p. 131). Ce changement d'optique passe par quelques actions très concrètes suggérées par Giddens. Par exemple, alors que l'économie contemporaine, avide de flexibilité, génère beaucoup d'emplois précaires et/ou peu rémunérés, il convient selon l'auteur de favoriser, par la formation, la promotion sociale et professionnelle des personnes occupant ces emplois, afin d'éviter qu'en le perdant elles tombent dans l'exclusion sociale. De même, plutôt que de gérer les conséquences de plans de licenciements massifs, il serait préférable de trouver des solutions de reclassement via des plans de formation en amont, afin d'assurer le reclassement des salariés avant qu'ils ne se retrouvent au chômage. Plus largement, Giddens se fait le défenseur de politiques actives à l'école, premier levier d'insertion sociale et professionnelle et puissant moteur de la réduction des inégalités.
Cette redéfinition des missions de l'Etat-Providence, qui cherche à concilier justice sociale et dynamisme économique, passe également par une mise à jour de la conception de l'individu. Elle doit prendre en compte les ruptures de trajectoires, les aspirations individuelles au changement, ainsi que les attentes nouvelles des individus dans une société plus ouverte et plus mobile. Giddens recommande notamment une souplesse bien plus large dans la définition de l'âge de la retraite, chacun devant selon lui être à même de choisir jusqu'à quel âge il souhaite travailler. " La réduction de l'âge de la retraite, considérée à une époque comme une mesure politique éclairée, a eu des effets secondaires désastreux. En effet, si l'âge de la retraite est fixé à 60 ans, les entreprises commencent à mettre les travailleurs au rebut dix ans plus tôt. Les préjugés à l'encontre des personnes âgées s'enracinent – tout le contraire de ce dont une société-providence post-industrielle a besoin " (p. 206). L'auteur pousse encore plus loin le raisonnement et va jusqu'à considérer que le système social peut se fixer pour objectif de modifier les comportements individuels lorsque ceux-ci sont contraires à l'intérêt collectif. Ainsi, en matière de santé (obésité, tabagisme) ou d'environnement (recours systématique à la voiture, notamment), Giddens non seulement soutient les mécanismes incitatifs conduisant à des changements comportementaux, mais relie ces mécanismes au modèle social, considérant que la protection de l'individu et des biens communs de l'humanité relève de son champ d'intervention.
La mise en œuvre de ce vaste programme de réactualisation du modèle social passera nécessairement par l'Union européenne, souligne Giddens à la fin de son ouvrage. Bien que les Etats membres conservent la politique sociale dans leur pré carré, et que les décisions se prennent à l'unanimité, l'Union européenne peut jouer un rôle de coordonnateur des politiques publiques dans ce domaine. D'autant que, comme le note très justement Giddens, la création d'une zone monétaire bouleverse la donne : les réformes effectuées dans un pays ont désormais un impact sur l'ensemble des Etats.
La reconstruction d'un modèle social adapté aux enjeux contemporains apparaît même à l'auteur comme un idéal politique rassembleur pour l'Union européenne, à l'heure où celle-ci semble en panne de projet. Cette panne date d'ailleurs, pour Giddens, de bien avant le rejet par la France et les Pays-Bas du projet de Constitution européenne. Elle remonte selon lui à la chute du mur de Berlin, en 1989. " Comme Marx l'a dit du capitalisme, l'UE pourrait bien crouler sous le poids de ses propres contradictions. Le capitalisme, lui, n'a pas croulé – il a trouvé de nouvelles forces. Et si l'UE faisait de même ? Il faudrait pour cela qu'elle s'oriente vers la réforme. Le principal facteur susceptible de restaurer la légitimité de l'UE serait la refondation réussie de son modèle social " (p. 324). Un programme politique ambitieux, qui a le mérite de poser en termes non institutionnels la question de la refonte européenne et de dégager un horizon tout aussi fédérateur qu'ont pu l'être l'instauration d'un marché commun dès les années 50 ou la création d'une monnaie commune à partir des années 70.
L'auteur
Anthony Giddens, sociologue, ancien directeur de la London School of Economics and Political Science, est l'inspirateur de Tony Blair avec lequel il a écrit La troisième Voie : le renouveau de la social-démocratie (Seuil, 2002). Auteur de nombreux ouvrages, il a notamment publié La Constitution de la société (PUF, 2005) et La Transformation de l'intimité (Pluriel, 2006).
Table des matières
Préface
Chapitre 1. Le modèle social
Chapitre 2. Changements et innovations en Europe
Chapitre 3. Justice sociale et clivages sociaux
Chapitre 4. Vers une protection sociale positive
Chapitre 5. Changer le mode de vie
Chapitre 6. Ce que l'Union européenne peut faire
Chapitre 7. Huit thèses pour l'avenir de l'Europe
Annexe. Lettre ouverte sur l'avenir de l'Europe
Quatrième de couverture
Le modèle social européen – son système de protection sociale notamment – est considéré par beaucoup comme le joyau de l'Europe. Grâce à ce modèle, les peuples européens se distinguent par leur cohésion sociale et l'accès aux soins pour les plus démunis. Pourtant, depuis quelques années, ce modèle social est mis à mal – le taux de chômage, par exemple, reste dangereusement élevé. Le projet européen dans son ensemble s'est vu remis en question, et la proposition d'une nouvelle constitution rejetée. Il est donc urgent de réformer le modèle social. Pour Anthony Giddens, l'état social traditionnel a besoin d'être complètement repensé. Tout comme le terme même de " protection sociale ". Cela doit aller de pair avec une relance de la croissance économique. La compétitivité de l'Europe dans son ensemble doit être revalorisée. Les acteurs européens les plus faibles ces dernières années ont beaucoup à apprendre des États qui ont su réussir. Mais des changements encore plus profonds sont nécessaires face à une diversité culturelle de plus en plus importante.