Le mystère français

Hervé Le Bras, Emmanuel Todd

Dans le cadre d’une analyse cartographique détaillée de la France (en 120 cartes), Hervé Le Bras et Emmanuel Todd proposent une radiographie économique, politique et sociale de la France en interrogeant ses fondements démographiques, anthropologiques et religieux, qui sont puissamment à l’?uvre dans les transformations qui ont touché l’Hexagone ces dernières années. Le changement social et la crise de la société postindustrielle ont entraîné de nouvelles opportunités mais également de nouveaux déséquilibres au sein du tissu social français. Sur le plan analytique, les auteurs défendent l’idée que la tendance à l’économisme (lorsque les changements de société sont déterminés par les mutations économiques) doit être dépassée pour comprendre les forces véritablement à l’oeuvre : par exemple l’évolution des mentalités et de l’éducation constituent un bien meilleur facteur explicatif que l’évolution du Produit intérieur brut (PIB) de la nation («il ne peut y avoir de primat de l’économie parce que l’économie fait partie des mentalités»). Cette approche doit permettre de favoriser une vision complète et dynamique du processus de modernisation de l’économie française.

L'ouvrage

 

Les progrès de l’éducation

Entre 1981 et 1995, après une première accélération à la fin dès années 1960, des progrès très importants du niveau d’éducation ont été enregistrés qui ont bouleversé l’équilibre culturel du pays (la proportion de bacheliers s’est progressivement élevée de 17,8% à 37,2%). Mais un plafond semble avoir été atteint, et une stabilisation s’est opérée aujourd’hui à un niveau légèrement plus bas, soit autour de 35% jusque vers 2010 (aujourd’hui les «éduqués supérieurs» approchent les 49% d’individus qui ont obtenu le bac ou plus). Mais cette «pause» dans la progression du niveau d’éducation donne le sentiment aujourd’hui d’une immobilité sociale et de la stabilité de la stratification sociale. De là provient, selon Hervé Le Bras et Emmanuel Todd, le pessimisme culturel qui domine les élites et la population à l’heure actuelle (et nourrit les analyses déclinistes). Dans le même temps, le pays a connu une révolution des moeurs: l’indicateur conjoncturel de fécondité a chuté (pour s’établir à 2 en 2010) non seulement parce que les femmes ont moins d’enfants, mais aussi parce qu’elles les ont plus tard. Alors que le catholicisme actif est en profonde régression, il est tout à fait marquant que le la religion catholique demeure un facteur très structurant de la société française et de son anthropologie.

Sur la situation de la France et en tant que démographes, les auteurs font valoir qu’il existe des raisons objectives pour demeurer optimistes : la baisse de la mortalité infantile, l’allongement de l’espérance de vie et la fécondité seraient de bien meilleurs indicateurs de la santé d’un pays que l’évolution de son PIB/tête. Plus finement, les écarts de fécondité entre régions françaises sont aussi importants que ceux qui existent entre pays européens, légèrement décalés vers le haut. Par ailleurs, l’étude de l’évolution des taux de suicide (un indicateur évoqué en son temps par le fondateur de la sociologie française Emile Durkheim) et même de la criminalité malgré l’écho des médias (le taux d’homicide a baissé et la civilisation des m?urs au sens de Norbert Elias a progressé sur le long terme) n’entraîne pas forcément le diagnostic d’un état d’anomie généralisé au sein de la société française («l’homme postmoderne isolé et déséquilibré cher à la philosophie morale contemporaine n’est pas le type général»). Pourtant, les souffrances réelles de la société française ne manquent pas un profond malaise dans l’éducation, une baisse de la production industrielle, une angoisse collective face au travail et au risque de déclassement social, ainsi qu’une tendance à la baisse des revenus dans un contexte de forte urbanisation du pays, avec de nouvelles polarisations et ségrégations territoriales.

Alors que l’individualisme égalitaire constitue la matrice fondamentale du pays depuis la Révolution française de 1789, la carte anthropologique de la nation reste profondément mue par les structures familiales (opposant les régions où domine le modèle de la famille nucléaire et les régions où persiste celui de la famille complexe). Plus fondamentalement, l’individualisme a travaillé les sphères familiales, éducatives et professionnelles, et n’a pas seulement accentué la logique inhérente au capitalisme, celle de l’homo oeconomicus. Mais selon Hervé Le Bras et Emmanuel Todd, c’est le communisme (une Eglise rouge») qui a incarné un temps cet ADN individualiste et égalitaire dans l’espace géographique français, occupant parfois le vide laissé par le déclin de l’Eglise catholique: l’effondrement du PCF (entraînant une «déprime post-révolutionnaire») et le déclin de la religion («un catholicisme zombie») ont aujourd’hui laissé un vide culturel et sociologique important et générateur d’atomisation et de difficultés sociales. En particulier, la globalisation économique entraîne une compression des salaires qui touche les jeunes titulaires de diplômes technologiques autant que les diplômés du supérieur (même s’il ne faut pas oublier les effets positifs de l’élévation du niveau scolaire des classes populaires). Pourtant le nombre de sans diplômes reste relativement élevé et leur situation économique et sociale s’est détériorée. Contre une vision économiciste qui, selon les auteurs, s’impose dans les sciences sociales, c’est bien le niveau d’éducation qui détermine la stratification de la société française bien plus que la spécialisation économique (c’est de cette manière que le sociologue Daniel Bell en 1973 avait évoqué l’apparition de la «société post-industrielle» aux Etats-Unis). Ainsi, c’est bien «l’inégalité culturelle qui a mené à l’inégalité économique». L’émancipation des femmes et leur avance éducative dans le cadre de la société post-industrielle et tertiaire a également joué un rôle fondamental dans les bouleversements de la géographie culturelle de la France. Cette émancipation des femmes associée à une fécondité plus basse s’accompagne de considérables progrès éducatifs mais également dans le domaine de l’activité professionnelle, un «phénomène universel et massif» (en 1968 les femmes constituaient 34% de la population active et en 2008 47%) Les auteurs évoquent à ce titre une «mutation urbaine, postindustrielle et féminine de la société». Pour autant, les bastions du pouvoir masculin subsistent dans les zones urbaines, même si selon les auteurs, dans le Nord ouvrier comme dans le Midi méditerranéen, l’émancipation des femmes peut poser des problèmes spécifiques à des cultures traditionnellement fortement sexuées.

Par ailleurs, la coupure entre zones urbaines et zones rurales s’approfondit et entraîne de nouvelles fractures sur le territoire, ainsi que de profonds bouleversements de la géographie électorale. De plus, les transformations du capitalisme sont de nature internationale tandis que l’évolution des mentalités demeure quant à elle nationale.

Désindustrialisation et exil des classes populaires

Sous l’effet de la mondialisation, des pans entiers de l’industrie française se sont effondrés et ont entraîné des mouvements importants de populations au sein des régions, notamment en "expulsant» de nombreux ménages des villes vers la périphérie (dans une France qui reste pourtant urbaine à 80%). La France a (trop) récemment (re)découvert le fait que l’industrie demeure le c?ur des gains de productivité: une base industrielle solide demeure indispensable afin d’équilibrer les comptes extérieurs et maintenir le niveau de vie de la société. Si le Nord de la France demeure en «difficulté éducative», les auteurs rappellent joliment que « nous nous extasions sur les charmes de la Bretagne, de l’Aquitaine ou du Poitou, mais nous dépendons toujours pour notre niveau de vie de la Haute Normandie, du Nord-Pas de Calais et de la Picardie».

Par ailleurs l’implantation des ouvriers sur le territoire demeure péri-urbaine et rurale (une «relégation territoriale du prolétariat»). Hervé Le Bras et Emmanuel Todd évoquent alors l’hypothèse d’une défaite irrémédiable des fractions populaires culturellement dominées et forcées de se réfugier à la campagne ou dans les zones périphériques, tandis que les centres urbains et les (anciens) quartiers populaires des villes sont travaillés par le processus de «gentrification» (les cadres supérieurs y sont trois à cinq fois plus présents que dans les zones rurales), lequel progresse d’ailleurs dans le monde entier (Etats-Unis, Mexique, etc.) Pourtant, les nouvelles générations de diplômés du supérieur doivent faire face aux conséquences du libre-échange et de la montée de l’insécurité économique: «le trop célèbre «bobo», s’il est effectivement bourgeois par le niveau éducatif, ne l’est guère par le niveau de revenu et peine à payer son loyer». La classe ouvrière, encore évoquée dans quelques analyses sociologiques, est désormais éparpillée et séparée en différents poles, de plus en plus abstraite, entre l’industrie et surtout le tertiaire.

Un autre phénomène, tout aussi marquant que les évolutions culturelles, est à l’oeuvreet conduit à une re-stratification de la société française : celui de l’indiscutable creusement des inégalités économiques, attesté par différentes études, en ce début de troisième millénaire. Or ces inégalités dépendent largement de facteurs extra-économiques, éducatifs et religieux.

Selon les auteurs «les privilégiés de la région parisienne règnent évidemment sur le pays. Mais nous pouvons (aussi) observer la persistance de groupes très favorisés -des bourgeoisies, des noblesses?- dans les métropoles du du Sud, Bordeaux, Aix plutôt que Marseille, Nice qui se spécialise dans le riche retraité». Pays d’immigration, les auteurs notent qu’en France «la centralité géographique et culturelle des immigrés explique certains mécanismes -conscients ou inconscients- de jalousie, notamment l’apparition d’une nouvelle islamophobie, non pas dans les milieux populaires mais, bizarrement, dans certains secteurs de l’intelligentsia qui ne souffrent pas vraiment du malaise des banlieues». Si on constate une «pause» dans les mariages mixtes, il pourrait bien y avoir une accélération par la suite selon les deux démographes puisque les mécanismes d’intégration jouent toujours en raison d’un bagage éducatif important de nombreux enfants issus de l’immigration. Si Emmanuel Todd et Hervé Le Bras prennent acte de la crise du politique, bien réelle, ils notent un paradoxe, celui du retour de la gauche au pouvoir, avec dans le même temps une droitisation du système politique: l’extrême gauche a disparu du paysage politique (avec une déliquescence du trotskysme) tandis que l’extrême droite s’est durablement installée sur l’échiquier politique en misant sur des thèmes sécuritaires et en faison de la lutte contre l’immigration son cheval de bataille. Au-delà de l’implosion du système communiste et de la fin de l’URSS, les deux auteurs évoquent trois causes fondamentales de la montée du vote conservateur : l’enrichissement des personnes âgées et la re-patrimonialisation de la société, une nouvelle stratification éducative et une atomisation individualiste qui réduit la capacité d’action collective. Dans le bas de la pyramide sociale où le niveau d’éducation est moyen ou bas, la crainte du déclassement explique les crispations ou la démobilisation électorale. Un fait majeur doit d’ailleurs être noté: aux élections présidentielles, la forte corrélation négative entre pratique religieuse et score du candidat de gauche au second tour de l’élection présidentielle a diminué constamment depuis 1974, pour atteindre une valeur nulle en 2007 (signe de la puissance du mouvement de sécularisation).

Autre élément fondamental: les solidarités familiales et la famille ancienne conservent une importance considérable en période de crise (un fait qui échappe souvent aux économistes).

Pourtant, la France, si elle n’a pas échappé à la libéralisation financière et au déclin industriel, a mieux que d’autres grandes nations développées résisté à l’accroissement des inégalités économiques. Mais selon les auteurs, les élites dirigeantes, qui utilisent prioritairement un logiciel économique et monétaire pour déchiffrer la situation du pays, ne peuvent véritablement saisir les dynamiques anthropologiques et historiques à l’?uvre dans le substrat culturel de la France, et «l’anthropologie dans ce cas, est le contraire de la finance».

Dès lors, et malgré un discours dominant sur les bienfaits de la globalisation économique et le désengagement de la puissance publique, seul l’Etat peut assurer l’unité d’un territoire où les forces sociales et politiques créent des forces centrifuges qui menacent la cohésion sociale. Pour Emmanuel Todd et Hervé Le Bras, l’ouverture économique exerce ainsi une contrainte extérieure sur le c?ur historique du pays qui subit les conséquences de l’euro fort et de l’austérité budgétaire («des politiques inadaptées»). Ainsi, le mouvement de convergence évoqué par les économistes dans leurs modèles n’est pas confirmé par les démographes, et « si une telle conclusion ne pose pas de problème théorique ou pratique aux dirigeants d’entités nationales autonomes, aux Etats-Unis ou au Japon par exemple, elle place les dirigeants français et européens devant une difficulté redoutable». En effet, la France doit, vaille que vaille, maintenir son unité au même titre que l’Europe, engagée dans un processus ambitieux d’unification politique alors que «les sociétés, elles, ont cessé de converger».

Quatrième de couverture

Hervé Le Bras est démographe et historien. Parmi ses ouvrages : The Nature of Demography (Princeton university Press, 2008), Naissance de la mortalité (Gallimard-Le Seuil, 2000), le Sol et le Sang (L’Aube, 2006). Emmanuel Todd est historien et anthropologue. Il a notamment publié L’illusion économique (Gallimard, 1998), Après la démocratie (Gallimard, 2008) et L’Origine des systèmes familiaux (Gallimard, 2011).

L’auteur

La France ne se sent pas bien. Pour la comprendre, nous l’avons passée au scanner de la cartographie la plus moderne. Cent vingt cartes permettent d’observer, renaissant sans cesse, la diversité des m?urs françaises. Entre 1980 et 2010, une mémoire des lieux a bizarrement guidé, dans l’Hexagone, une transformation sociale accélérée. Ascension éducative, émancipation des femmes, bouleversement du mariage, fécondité, crise industrielle, immigration, mutation des classes sociales, inégalités, chômage, problèmes scolaires, métamorphose politique : tous les changements respectent, retrouvent ou revivifient des espaces anthropologiques ou religieux anciens. Leur examen permet un diagnostic : notre pays souffre d’un déséquilibre nouveau entre les espaces anthropologiques et religieux qui le constituent. Son c?ur libéral et égalitaire, qui fit la Révolution française, est affaibli. Sa périphérie, autrefois fidèle à l’idéal de hiérarchie, et souvent de tradition catholique, est désormais dominante. Nos dirigeants, parce qu’ils ignorent tout du mode de fonctionnement profond de leur propre pays, aggravent sa condition par des politiques inadaptées.

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