L'ouvrage
Illusion de la moyennisation et reproduction sociale
Dans un premier chapitre Camille Peugny va rappeler sur quels éléments se fondaient les théories de la moyennisation, en particulier celles proposées par Robert Nisbet aux Etats-Unis et Henri Mendras en France. La diminution des inégalités et le recul de la reproduction sociale sont les arguments principaux qu’ils mobilisent. Cependant, s’il est indéniable que la mobilité sociale fut importante des années 1950 aux années 1970, une certaine stabilité est apparue depuis. Par ailleurs, lorsqu’il y a mobilité sociale, il s’agit très majoritairement d’une mobilité de proximité. Quant aux inégalités de salaires, si elles semblent avoir baissé depuis les années 1970 pour ce qui concerne les emplois salariés à temps complet, ce n’est pas le cas si l’on observe l’ensemble des salariés (emplois typiques et atypiques). Enfin, si la structure des PCS s’est modifiée avec une baisse importante de la part des ouvriers dans la population active, il n’en reste pas moins que la majorité des actifs restent cantonnés à des emplois d’exécution (en 2009, les ouvriers et les employés en emploi sont au nombre 12 950 000 et représentent 51 % des actifs occupés, contre 11 860 000 et 55 % en 1989). L’auteur note également qu’une analyse en termes de qualification permet de mettre en évidence une « nouvelle classe sociale » de non qualifiés, souvent assimilés à des « perdants de la mondialisation » et représentant 5,5 millions de personnes. Pour Camille Peugny, ce qui importe finalement c’est moins l’existence ou l’inexistence d’une vaste classe moyenne (cela dépend également des critères de définition retenus) que l’émergence d’une polarisation entre groupes sociaux extrêmes à l’origine du déclassement et de la reproduction sociale. Dans le chapitre suivant, il va revenir sur Le Destin des générations analysé par Louis Chauvel : les générations post baby-boom connaissent des niveaux de rémunération et des plans de carrière moins intéressants que ceux des générations précédentes, en particulier du fait d’une précarisation croissante des emplois. Par ailleurs, les trajectoires sociales ascendantes se raréfient et ce d’autant plus que les enfants sont issus de milieux populaires. L’auteur en conclut que c’est finalement les trajectoires des générations nées dans les années 1940 et 1950 qui furent exceptionnelles, et que le ralentissement de la croissance économique conduit à un retour à la normale. Il n’en tire pas pour autant comme conséquence que des générations privilégiées auraient accaparé les ressources sociales au détriment des suivantes. Il rappelle d’ailleurs que les inégalités restent très fortes au sein des jeunes générations, celles-ci étant fortement corrélées à la position sociale des parents. Mais c’est surtout la persistance de la reproduction sociale qui est frappante pour l’auteur. Si l’on regarde la part des enfants appartenant à la même PCS que celle de leur père, elle était de 36 % en 1983, et de 34 % en 2009. Il attire aussi l’attention sur le fait que si deux tiers des enfants occupent une position différente de celle de leur père aux deux époques, la proportion des enfants de salariés connaissant une trajectoire d’ampleur n’a cru que légèrement, passant de 13 % en 1983 à 18 % en 2009. Quant aux deux extrêmes, la reproduction sociale y reste très forte. Peugny parle de reproduction « par le bas » et de reproduction « par le haut » : en 2009, 73 % des enfants d’ouvriers et 62 % des enfants d’employés deviennent eux-mêmes salarié d’exécution (employé ou ouvrier) alors que 40 % des enfants de cadres et professions intellectuelles supérieures deviennent eux-mêmes cadre ou profession intellectuelle supérieure). Les premières statistiques affichent une légère baisse par rapport au début des années 1980, et les dernières une légère hausse. En conséquence, la probabilité d’accéder à un emploi d’encadrement s’est accrue pour tout le monde, maintenant ainsi les inégalités. Cette reproduction sociale est aussi visible à travers les diplômes. Pire encore, les écarts s’accroissent lorsqu’on compare la probabilité d’être diplômé d’un deuxième ou troisième cycle universitaire selon que les parents soient non diplômés ou diplômés d’un deuxième ou troisième cycle universitaire : 5 % contre 42 % en 1993, 6 % contre 58 % en 2003 (individus âgés de 30 à 39 ans). Un écart persiste parmi les enfants de cadre selon que le père est diplômé ou pas de l’enseignement supérieur long. Et l’auteur d’en conclure à une intensification de la reproduction sociale des diplômes. Il en est de même pour ce qui concerne les revenus, fortement corrélés au niveau de diplôme. Une démocratisation scolaire en trompe-l’oeil Un paradoxe apparaît pourtant en France puisque les scolarisations secondaire et supérieure se sont progressivement massifiées mais sans vraiment améliorer la mobilité sociale. Comment l’expliquer ? D’abord, une part importante des jeunes sort du système éducatif très peu ou pas diplômés (20 % au cours des années 2007-2009, soit 120 000 jeunes chaque année), et ceux-ci accèdent difficilement à l’emploi. Ensuite, contrairement aux représentations sociales véhiculées, seuls 34 % d’une génération accède au bac général depuis le milieu des années 1990, et un quart seulement des jeunes sort du système éducatif avec un niveau supérieur ou égal à la licence. Par ailleurs, il apparaît pour l’auteur une « filiarisation à tous les étages » du système éducatif français. Le collège unique l’est de moins en moins, et le lycée conduit à une « démocratisation ségrégative » comme l’a démontré Pierre Merle. Sans dénigrer aucun diplôme, être diplômé du baccalauréat général reste davantage valorisé, et davantage encore s’il s’agit d’un baccalauréat scientifique avec mention très bien. Ainsi, si 38 % des élèves entrés en sixième en 1995 étaient enfants d’ouvriers ou d’inactifs, ils ne représentaient que 19 % des bacheliers généraux sept ans après. Rajoutons au passage que certains dispositifs mis en place au collège ou au lycée (« sixièmes bilangues » au collège, filières européennes au lycée) visant à améliorer les compétences linguistiques profitent essentiellement aux enfants de familles plus fortement dotées en capital culturel, renforçant ainsi la reproduction sociale. Quant à l’enseignement supérieur, le point commun entre un élève de classe préparatoire aux grandes écoles et un élève de licence, c’est leur statut d’étudiant. En effet, bien que l’enseignement supérieur se soit ouvert aux enfants de milieux populaires (de manière certes insuffisante), ils sont surreprésentés dans les filières courtes et sous-représentés dans les filières élitistes comme médecine (5 % des étudiants sont enfants d’ouvriers). Peugny parle de « polarisation sociale des différentes filières » : « là où les enfants de cadres sont extrêmement nombreux, les enfants d’ouvriers font figure d’exception statistique », comme dans les « grands établissements » ou les Ecoles normales supérieures. Ainsi les inégalités de scolarisation apparaissent aujourd’hui moins quantitatives (accès ou non accès à un niveau de diplôme) que qualitative (valeur du diplôme) dans le cadre de la massification scolaire. Enfin, pour expliquer la persistance de la reproduction sociale, l’auteur rappelle qu’à diplôme égal, c’est finalement l’origine sociale qui va peser sur la destinée sociale, sans dénier le rôle protecteur d’un haut niveau de diplôme (les chances d’accéder à un emploi qualifié et stable sont d’autant plus fortes que le niveau de diplôme est élevé). Ainsi, un à quatre ans après l’obtention d’un diplôme de deuxième ou troisième cycle universitaire, 55 % des enfants de cadres et professions intellectuelles exercent un emploi de ce type contre 25 % des enfants d’ouvriers. L’écart d’environ 20 points est stable depuis le début des années 1980, et la filiarisation de l’enseignement supérieur n’explique pas tout. Plus que jamais l’école apparaît comme une « agence de sélection » (Antoine Prost) qui légitime la stratification sociale. L’égalité tout au long de la vie Au delà du constat d’un maintien de la reproduction sociale, Camille Peugny va consacrer son dernier chapitre à des solutions pour accroître l’égalité des chances tout en respectant le mérite individuel. Il va proposer dans un premier temps d’agir sur le système éducatif français, dont les enquêtes PISA ont mis en évidence le poids de l’origine sociale dans la réussite ou l’échec des apprentissages. Il va également proposer de lutter contre la tendance de notre système social à ne valoriser que ceux qui réussissent leur scolarité initiale. Pour que l’école soit vraiment démocratique, l’auteur propose tout d’abord de « combattre les inégalités à la racine ». Il s’agit de (re)donner à l’école sa capacité à gommer les inégalités liées à l’origine sociale plutôt qu’à les renforcer. Il convient d’agir dès l’école maternelle et l’école primaire, notamment en y accordant davantage de moyens. En effet, si les enquêtes PISA permettent de mettre en évidence le poids de l’origine sociale dans les inégalités engendrées par le système éducatif français, elle permettent aussi de montrer que la dépense par élève de primaire est inférieure à la moyenne des pays de l’OCDE (5 % en maternelle, 15 % ensuite) alors qu’elle est plus élevée au collège et au lycée (respectivement 10 % et 26 %). Une école primaire plus égalisatrice nécessiterait alors davantage d’enseignants, mieux formés et encadrant moins d’élèves. Peugny dénonce ensuite l’élitisme comme facteur d’inégalité. Cet élitisme conduit à l’élimination précoce d’élèves issus principalement de milieux populaires, la petite minorité de ceux qui réussissent justifiant alors cette pratique. Cette élimination est d’autant plus dommageable qu’elle réduit les performances globales du système français au regard des résultats PISA obtenus dans les pays dans lesquels l’origine sociale pèse le moins (Japon, Canada, Finlande). Il conviendrait ici de rendre l’école « moins scolaire » dans les premières années, c’est-à-dire de repousser l’évaluation chiffrée et classante à des âges plus avancés. Enfin, le sociologue va dénoncer les dispositifs mis en ?uvre au nom de l’excellence comme des « cache-misère ». En effet, agir au lycée, à la fin de la scolarité, principalement en lycée général, alors que l’école a opéré un tri social, au nom du mérite scolaire, reste largement insuffisant. Son diagnostic est sévère : « ne penser la démocratisation que par le biais de dispositifs dits d’« excellence » équivaut à consolider une échelle intégralement vermoulue par son dernier barreau ». Assurer un enseignement supérieur plus juste devrait conduire les pouvoirs publics à assurer les mêmes conditions de travail et d’apprentissage de tous les étudiants, à l’image de ce qui est proposé dans les classes préparatoires : formations généralistes, encadrement et accompagnement méthodologiques, interrogations régulières. L’autre écueil de notre système de formation est le primat accordé à la formation initiale et à la réussite scolaire sans retard. En effet, échouer à l’école semble synonyme d’échec professionnel, d’autant que la mobilité professionnelle en cours de carrière ralentit fortement dix ans après l’accès à l’emploi. Contre le « monopole de la formation » accordé à l’école en France, Peugny propose de « penser la formation sur le cycle de vie » en allant au delà de la formation continue actuelle qui bénéficie aujourd’hui en France davantage aux actifs exerçant une activité de cadre ou profession intermédiaire, c’est-à-dire in fine aux actifs diplômés. Pour instituer un vrai droit à la formation pour tous, il propose que les pouvoirs publics octroient à chacun « des bons mensuels de formation » qui permettraient d’accéder à l’enseignement supérieur à un moment ou un autre de sa vie et pour cinq années. Cela permettrait à ceux qui sortent tôt du système éducatif d’y revenir ultérieurement. Par ailleurs, il conviendrait de mettre en place de véritables dispositifs d’autonomie pour les jeunes. En effet, et à l’image de ce qui existe dans les pays scandinaves, les jeunes issus de milieux populaires ne renoncent pas à poursuivre des études supérieures coûteuses (même si les frais de scolarité sont minimes, des dépenses incompressibles existent) en raison de la générosité de l’Etat, et de la possibilité de faire des aller-retour entre formation et emploi. Ainsi, ouvrir vraiment les droits d’accès au RSA pour les jeunes de moins de 25 ans, notamment les plus en difficultés, permettrait à ces jeunes d’accéder à une certaine autonomie source d’intégration sociale. C’est d’ailleurs l’idée finale que développe l’auteur : une école plus intégratrice car plus juste, des politiques d’autonomie pour la jeunesse, la possibilité de faire ses preuves renforceront la cohésion sociale en limitant le poids de l’origine sociale dans les destinées individuelles.
Quatrième de couverture
Aujourd’hui, sept enfants de cadre sur dix exercent un emploi d’encadrement. A l’inverse, sept enfants d’ouvriers sur dix occupent un emploi d’exécution. Même si la société française s’est considérablement ouverte au cours du XXe siècle, la reproduction sociale a cessé de diminuer depuis trois décennies. Le constat est sans appel : les conditions de la naissance continuent à déterminer le destin des individus. Cette situation attise la défiance envers les institutions et sape les fondements de la cohésion sociale. A l’heure où l’exigence de mobilité ne cesse d’être affirmée, il est inacceptable que le destin des individus soit figé si tôt. Il faut au contraire multiplier les occasions d’égalité, en repensant la formation initiale et en l’articulant à un dispositif universel de formation tout au long de la vie.
L’auteur
Camille Peugny est maître de conférence en sociologie à l’université de Paris 8. Il est spécialiste de la mobilité sociale et des inégalités entre générations.