La Sociologie d'Anthony Giddens

Jean Nizet

L'ouvrage

 

 

Toute l'œuvre d'Anthony Giddens, qui comporte une cinquantaine d'ouvrages et d'articles dont tous n'ont pas été traduits en français, peut se lire comme une tentative de refonder la sociologie en dépassant les oppositions traditionnelles héritées des classiques et en proposant de nouvelles grilles de lecture, empreintes non seulement des notions fondamentales de cette discipline, mais aussi des sciences sociales et de la philosophie politique dans leur ensemble. Giddens a donc produit une œuvre complexe, ambitieuse, dont cet ouvrage propose une analyse synthétique fort utile, à partir de quelques grands thèmes qui la traversent.

La tradition des sciences sociales oppose les conceptions individualistes aux conceptions holistes, selon des approches héritées d'une part du libéralisme et d'autre part du marxisme. Anthony Giddens a cherché dans son œuvre à transcender cette opposition en proposant une grille de lecture tenant compte des contraintes sociales déterminant les actions individuelles, mais en s'intéressant dans le même temps aux transformations de ce système par les actions individuelles. Il rejette ainsi l'approche fonctionnaliste de la société, qui considère que les structures sociales ont une essence différente de celle des individus qui les composent et font peser sur eux un ensemble de contraintes. Pour Giddens, les systèmes sociaux ont bien un effet contraignant sur les acteurs, par le biais des pratiques sociales. Mais les acteurs agissent sur les systèmes sociaux, par le biais de ce qu'il baptise le "structurel", à la fois contraignant et habilitant, fait de règles et de ressources. De plus, il intègre dans son approche sociologique deux dimensions souvent négligées, le temps et l'espace. Inspiré notamment par les travaux d'Erving Goffmann, Giddens accorde une grande place au temps, y compris le temps quotidien, dans la compréhension des acteurs. Puisant dans les apports de la géographie, il s'attache également à comprendre le rôle des espaces, centraux ou périphériques, dans le comportement des acteurs. Il dépasse donc le clivage traditionnel entre objectivisme et subjectivisme, en les fondant dans une théorie plus large, celle de la structuration.

De cette théorie découle une explication de l'évolution des sociétés. Giddens cherche avant tout à rompre avec l'évolutionnisme qui, dans la droite ligne des thèses darwiniennes, a imprégné la pensée sociologique à partir de la seconde moitié du 19ème siècle. "En accord avec les principes de la théorie de la structuration, Giddens voit le changement des sociétés comme un processus de reproduction/production d'institutions sur la longue durée, du fait des actions menées par les individus", écrit Nizet (p. 51). Il identifie trois grands types de sociétés : les tribus nomades ou sédentaires, peu tournées vers le développement et où le religieux occupe une grande place, les civilisations non industrielles, marquées par un grand éventail de professions et par le développement de la science et des arts, et enfin les sociétés industrielles, formées par l'action conjointe du capitalisme et de l'industrialisation. Les acteurs y exercent un pouvoir très différent, marqué surtout par les ressources d'autorité dans les premières formes et par les ressources d'allocation (la propriété des moyens de production) dans la dernière.

Moins historien que sociologue, Giddens s'intéresse surtout à la société industrielle, c'est-à-dire à celle que nous connaissons aujourd'hui. Elle est marquée par quatre institutions majeures : le capitalisme, l'industrialisme, la surveillance et la puissance militaire. Le capitalisme crée des rapports d'interdépendance entre ceux qui détiennent les moyens de production et ceux qui travaillent, induisant des rapports de classe – Giddens rejetant l'approche marxiste de l'exploitation d'une classe par l'autre. La sphère économique s'autonomise des autres sphères de la vie sociale. Ceci est d'autant plus vrai que l'industrialisme bouleverse la nature des risques auxquels est exposée la population. L'analyse de Giddens puise dans les travaux d'un autre grand sociologue de la fin du 20ème siècle, Ulrich Beck. Développées dans le cadre de l'Etat-Nation, qui se caractérise selon Giddens par une souveraineté absolue à l'intérieur de frontières fixes, ces sociétés industrielles sont aussi celles de la surveillance et de la collecte de données personnelles sur les individus, laquelle trouve des applications aussi bien dans l'Etat-Providence que dans un surplus d'autoritarisme. Ces quatre dimensions interagissent et structurent les mouvements sociaux : les mouvements ouvriers contestent le capitalisme, les mouvements écologistes remettent en cause l'industrialisme, les mouvements autour des droits de l'homme s'attaquent à la surveillance et les mouvements pacifistes s'opposent à la puissance militaire.

A partir des années 90, l'œuvre de Giddens s'éloigne du terrain proprement sociologique pour prendre une direction à la fois plus normative et plus politique. Son point de départ est toujours le même, à savoir la prise en compte des évolutions qui impactent l'attitude des acteurs. Le recul de la tradition sous l'effet de la globalisation, mais aussi l'affirmation croissante de l'individu et le poids grandissant des émotions bouleversent le jeu des acteurs dans la société. La politique n'est plus l'apanage d'une catégorie délimitée d'acteurs ; la globalisation rend inefficaces les politiques keynésiennes traditionnelles que, d'autre part, les acteurs acceptent de moins en moins bien du fait d'une remise en cause des fondements égalitaires de l'Etat-Providence ; les risques à charge de l'Etat, enfin, sont de plus en plus complexes à gérer et ne peuvent se prévoir par la seule instauration d'un système mutualiste, à la différence du risque de chômage, de vieillesse ou de maladie. Tous ces paramètres amènent Giddens à chercher une "Troisième voie", synthèse entre toute une série de couples antagonistes. Si le modernisme est nécessaire pour soutenir la croissance par l'innovation, le conservatisme peut permettre de prendre en compte des risques liés au progrès (écologie, santé…). Si l'individu doit se fondre dans le collectif, il n'en reste pas moins une entité inaliénable que toute politique démocratique doit prendre en considération. De même, l'autorité est nécessaire mais ne peut être acceptée que dans un cadre démocratique. Cette Troisième voie inspirera la politique de Tony Blair et un grand nombre de partis politiques européens soucieux de transcender le traditionnel clivage entre la gauche et la droite.
Ce petit ouvrage ne remplace évidemment pas la lecture de l'œuvre de Giddens, mais la rend plus accessible. Il situe dans le temps les thématiques, nombreuses, développées par le sociologue, tout en les ramenant à un projet d'ensemble, redéfinir des bases sociologiques pour le temps présent.

L'auteur

Jean Nizet est professeur et chercheur en sociologie aux Facultés de Namur et à l'Université de Louvain. Il est l'auteur de nombreux ouvrages, en particulier dans le domaine de la sociologie des organisations et de la formation des adultes. Il a écrit avec Nathalie Rigaux La Sociologie de Erving Goffmann, ("Repères", 2005).

 

Table des matières

Introduction

Chapitre 1. Refonder la sociologie - La critique de la tradition sociologique - Le fonctionnalisme - Le structuralisme - Les sociologies interprétatives - Le marxisme - La théorie de la structuration - Les pratiques sociales - Les systèmes sociaux et le structurel - L'acteur : pouvoir et réflexivité - L'inscription dans le temps et dans l'espace  -  La double herméneutique des sciences sociales - Le positivisme et l'herméneutique - Interprétations du chercheur et interprétations des sujets - L'influence diffuse des sciences sociales.

Chapitre 2. Les transformations des systèmes sociaux - Une typologie des sociétés - Tribus nomades ou sédentaires -  Civilisations non industrielles - Sociétés de classes - Les formes de domination - Division du travail et intégration - Les structurations du temps et de l'espace  - Les formes de l'État - Les caractéristiques de l'État-nation - Les relations entre les États - Une conception du changement qui s'oppose à l'évolutionnisme - Une succession d'étapes nécessaires - Les relations intersociétales et le rôle des acteurs

Chapitre 3. Les institutions de la modernité . Les quatre dimensions de la modernité - Le capitalisme - L'industrialisme - La surveillance - La puissance militaire - Les liens entre les dimensions institutionnelles - Quatre types de mouvements sociaux

Chapitre 4. Globalisation, expérience intime et politique - La globalisation et le recul de la tradition - Le désenchâssement des relations sociales - Le recul des traditions - Réflexivité et relations intimes - Les ressources réflexives - L'identité personnelle - L'évolution de la famille - La relation pure - Les pratiques sociales dans le cadre de la modernité radicale -  Retour à la politique - De nouveaux défis pour l'État-providence - La troisième voie.

Chapitre 5. L'oeuvre de Giddens face à la critique - La capacité explicative - La simplicité -  La cohérence -  La corroboration - L'intégration des savoirs - Les positions de Giddens.
Conclusion -

Repères bibliographiques -

Index

 

Quatrième de couverture

Anthony Giddens occupe une place à part dans le champ de la sociologie contemporaine : sa production scientifique est très abondante et ses connaissances en sciences humaines extrêmement vastes. En outre, il poursuit des objectifs très ambitieux : ses premiers ouvrages consistent en une critique de l'ensemble de la tradition sociologique, en vue d'en réviser les bases. Il s'attache ensuite à construire une théorie de la société moderne. Il entend également comprendre l'identité de l'individu contemporain, en particulier ses relations intimes (couple, amitié, etc.) et ses pratiques corporelles (alimentation, sexualité, etc.). Enfin, ses derniers écrits, plus politiques, cherchent à définir une « troisième voie », entre la gauche traditionnelle et la droite libérale.
Le livre présente les différentes facettes de cette œuvre monumentale et discute les nombreuses critiques qu'elle a suscitées.
 

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