L'ouvrage
Dans cet essai, le Prix Nobel Edmund Phelps s’interroge sur les racines historiques et intellectuelles de l’avènement des économies modernes : comment se fait-il qu’après des siècles de stagnation, l’Occident ait connu une phase sans précédent d’enrichissement à partir de 1820, avec à la clé un épanouissement à grande échelle, une floraison d’innovations et une élévation générale des salaires qui ont arraché des millions d’individus à la pauvreté ? Cette question clé nécessite selon lui de faire une incursion dans la sphère des valeurs : le dynamisme des économies modernes a ainsi été grandement favorisé par les comportements et les croyances, et par une culture consistant à protéger et à inspirer l’individualisme, l’imagination, la compréhension et l’affirmation de soi. Il existe selon Phelps un conflit central entre les valeurs modernes et les valeurs traditionnelles : les premières puisent leurs sources dans l’humanisme de la Renaissance, la philosophie des Lumières, et suscitent l’expressivité, le goût pour la créativité, le goût de l’exploration pour elle-même et un intérêt pour le développement personnel ; les secondes conduisent à considérer que la communauté et l’Etat passent avant l’individu, que la primauté doit être donnée à la routine, et que le respect des coutumes est préférable à la volonté de progresser. Or, les économies modernes se sont arrachées aux activités routinières et à la simple économie marchande en vigueur avant la Révolution industrielle sous l’impulsion de ces valeurs nouvelles et radicales, à l’origine d’une véritable explosion de l’innovation endogène (c’est-à-dire menée à grande échelle par des millions d’individus de toute origine sociale à l’instar des inventeurs des premières machines textiles en Angleterre) et d’une élévation sans précédent de la productivité et des niveaux de vie. Un nombre croissant d’individus ont souhaité imaginer de nouveaux procédés, de nouveaux objets : « Du commerce de détail à l’industrie textile en passant par le monde du music-hall, des masses de gens s’activaient dans la société pour concevoir, créer, évaluer et essayer des nouveautés, et apprendre de cet expérience », comme le rappelle l’auteur, selon lequel, « en somme, l’étincelle de cette dynamique a créé la vie moderne ».
Un lien vers deux ouvrages de Daniel Cohen sur l’histoire économique :
Le monde est clos et le désir infini
L’expérience de l’économie moderne
Les explications traditionnelles, comme celle de l’économiste autrichien Joseph Schumpeter fondée sur la « destruction créatrice » comme aiguillon du capitalisme, ne suffisent pas selon Edmund Phelps à percevoir la dynamique intrinsèque des économies modernes : il faut regarder « sous le capot » pour véritablement cerner ce qui favorise l’innovation, et interroger avant tout le monde des idées, car l’économie moderne est avant tout un imaginarium, un espace où l’on imagine de nouveaux produits et de nouveaux procédés, où l’on se demande comment les fabriquer et comment les utiliser. Cette aptitude à créer, imaginer, est le ressort fondamental de l’entrepreneuriat sur les marchés : une multiplicité d’innovateurs accepte de porter le risque pour inonder le secteur marchand de nouvelles choses qui façonnent nos modes de vie. Mais Edmund Phelps rappelle que l’entrepreneur n’est pas un acteur en apesanteur sociale : il déploie ses efforts dans un système social donné, et dans un système d’interactions avec les autres et avec les institutions qui favorise (ou défavorise) la productivité et la diffusion d’un savoir économique. Il insiste également sur la « profusion de bénéfices matériels » que l’économie moderne a diffusé, jusque vers les couches les plus populaires de la population, grâce à l’élévation générale des salaires, dans le cadre de ce qu’il appelle un grand processus d’ « inclusion économique ». En effet, le progrès économique a fait que « plus de gens finissent par participer et contribuer au projet central de la société, trouvant ainsi les gratifications que ne procure que ce type d’engagement », avec l’éclosion d’une vaste classe moyenne en mesure de jouir d’un certain bien-être matériel. Les effets vertueux des gains de productivité se sont ainsi diffusés vers de nombreux secteurs essentiels, en matière de consommation, de loisirs, mais aussi dans le domaine décisif de la santé, faisant chuter le taux de mortalité grâce au progrès technique médical et au rajeunissement de la population (et à l’accroissement de l’espérance de vie à la naissance), alors en mesure de relancer ce cercle vertueux de l’innovation.
Lien vers un article sur l’économie de marché
Lien vers le cours de Terminale ES sur les sources de la croissance économique
Mais l’auteur évoque un autre bienfait crucial de l’économie moderne : l’émergence de la vie moderne, c’est-à-dire fondamentalement la possibilité d’une réalisation de soi, d’un accomplissement grâce à la liberté d’agir, en particulier dans le travail, émancipation que l’on perçoit également dans le domaine des Arts et des Lettres. Ainsi, les économies modernes qui ont surgi dans une partie du monde occidental ont eu des effets notables sur l’atmosphère de l’époque. Ce processus ininterrompu d’innovation et ce dynamisme dans les économies modernes a été porté par trois institutions économiques fondamentales : la liberté d’entreprendre, la protection des droits de propriété privée et la finance. Mais il ne faut pas oublier que l’innovation s’appuie également sur un système politique propice : et il est certain, selon Phelps, que la démocratie représentative est incomparablement plus à même que l’autocratie d’insuffler une dynamique économique durable : « l’innovation qui repose essentiellement sur l’inspiration, l’exploration et l’expérimentation au niveau local, a sans doute tout à gagner de cet aspect là de la démocratie ». Pour lui, démocratie moderne et économie moderne sont nées d’une même matrice de valeurs et de croyance (un ethos), c’est-à-dire d’une même culture. L’économie moderne a néanmoins connu de redoutables adversaires que Edmund Phelps évoque dans la suite de son ouvrage : le socialisme et le corporatisme. Le premier a été porté par le mécontentement face au spectacle des inégalités de revenus et de richesses, face au chômage et l’instabilité économique, et il a exercé un attrait considérable, même si ses divisions internes, entre les partisans de la réforme et ceux enclin à la révolution sociale, l’ont toujours politiquement affaibli, tandis que ses inefficiences internes avec la concentration des moyens de production par l’Etat ont entraîné son écroulement dans les pays de l’Est à la fin du XXème siècle ; le second, attaché aux corps intermédiaires et aux valeurs traditionnelles a été porté au cœur des économies européennes par la critique de la culture économique du marché et de son invidualisme matérialiste, en promouvant l’implication des partenaires sociaux, le conflit capital/travail et l’influence des lobbies dans les économies…mais en freinant hélas le dynamisme des économies modernes selon Phelps, au profit d’une économie dirigiste. Il évoque ainsi avec inquiétude les progrès de ce qu’il appelle « une nouvelle économie corporatiste », où le moteur de l’entrepreuneuriat et de la concurrence sont étouffés par les réglementations étatiques et où l’incitation et la prise de risque sont asphyxiés par les taxes, et où « de fait l’économie toute entière peut devenir obsolète et sombrer dans la dépression ».
Il note en particulier que l’Europe continentale, corporatiste, n’a fait que suivre la locomotive américaine et a effectivement convergé, à la suite d’un processus d’imitation de l’innovation, vers ses niveaux de productivité et de niveaux de vie dans l’après guerre. Mais après les années 1970, il était normal que le moteur de l’économie américaine qui tournait moins vite entraîne également un ralentissement du suiveur. Phelps fait un constat pessimiste sur l’état de l’économie européenne, minée par le poids de l’intervention étatique et financièrement exsangue. Pourtant, à la fin des années 2000, c’est l’Occident dans son ensemble qui voit sa croissance ralentir et ses taux d’emploi s’effondrer, alors même que les gains de productivité connaissent un ralentissement continu depuis quarante ans…
Déclin et pistes de refondation de l’économie moderne
Edmund Phelps identifie d’ailleurs le déclin de l’innovation comme la cause principale du chômage et de la pression baissière sur les salaires, avec à la clé un déclin très préoccupant de l’inclusion économique au cours de ce qu’il appelle ce « Grand Ralentissement ». Dans ces conditions, le travail se trouve gravement dévalué et dès lors, « il n’est pas étonnant que de moins en moins de bas salaires préfèrent un emploi à plein temps , voire préfèrent le travail au chômage ». Si l’auteur identifie des dysfonctionnements notables dans la gouvernance des grandes entreprises, dans les politiques économiques menées, et dans la sphère financière, qui ont conduit au désastre de la crise financière de 2007-2008, il insiste aussi sur les dérives de la culture de l’argent, critique le narcissisme ambiant dans la société moderne (où l’objectif de l’existence est de devenir quelqu’un plutôt que de créer quelque chose), ou encore vilipende la propension à la procédure judiciaire dans la société américaine, signe d’un délitement du lien social et de la confiance. Mais il dénonce aussi la connexion grandissante entre l’Etat et l’économie (intrusion de l’administration, entraves à la liberté d’entreprise, poids des lobbies et des intérêts privés dans la décision publique). Ces freins ont largement entamé le dynamisme de l’innovation endogène qui a jadis porté la productivité et la croissance aux Etats-Unis, mais aussi en Europe continentale : cette « Seconde Tranformation » des économies est due selon Phelps aux progrès ce nouveau corporatisme qui a sapé le socle moral et étihique de l’économie moderne, de telle manière qu’ « après plus d’un siècle de succès éclatants, le capitalisme moderne est naturellement affaibli et vulnérable ». Après avoir évoqué les racines philosophiques de la « vie bonne » (toute vie dédiée à la conquête du bien suprême), à laquelle tous les Hommes aspirent, pour s’épanouir, se réaliser, exprimer leurs potentialités, Phelps plaide pour ce qu’il appelle une « économie bonne ». C’est-à-dire une économie où le plus grand nombre peut aspirer ensemble à la vie bonne : « une économie est bonne (si et seulement si) elle autorise et favorise la vie bonne ». Cette économie bonne, une fois que l’électoralisme et le clientélisme du système politique auront été corrigés, et l’excès de réglementations réduit, doit permettre à nouveau d’imaginer, de créer, d’agir sur le monde, et d’offrir des opportunités dans le cadre d’un système efficace et juste, tel que John Rawls l’avait pensé. Un système où l’innovation de masse permet une prospérité de masse.
Quatrième de couverture
Dans ce livre, le prix Nobel d'économie Edmund Phelps s'interroge : pourquoi les nations prospèrent-elles ? Qu'est-ce qui menace aujourd'hui les sources de cette prospérité en Europe et aux Etats-Unis ? Revenant sur l'incroyable décollage qu'ont connu les pays européens et l'Amérique entre 1820 et 1860, Edmund Phelps montre que celui-ci n'a pas seulement entraîné un enrichissement matériel sans précédent : il a également contribué à l'épanouissement de larges pans de la société. Le secret de cette réussite exceptionnelle, Phelps l'attribue aux valeurs modernes, qui sont les ressorts profonds de l'innovation : curiosité, désir de créer, goût du défi... L'innovation n'est pas seulement le fait de quelques visionnaires isolés, tels Henry Ford ou Steve Jobs : elle concerne des millions d'individus prêts à concevoir, à développer et à commercialiser de nouveaux produits et services. Comment renouer aujourd'hui avec l'innovation de masse et la croissance qui l'accompagne ? C'est tout l'enjeu de ce livre, qui montre de manière magistrale comment s'articulent enrichissement collectif et aspirations individuelles. Un livre très concret et de grande envergure intellectuelle.
L’auteur
- Edmund Phelps est prix Nobel d’économie 2006. Il dirige le centre Capitalisme et société de l’Université Columbia (États-Unis). Ce livre a été consacré meilleur livre d’économie par le Financial Times en 2013.