La nouvelle guerre des monnaies

Christian de Boissieu, Marc Schwartz

Mots-clés : Concurrence monétaire, Crypto-actifs, Dollar, Monnaie, Monnaie numérique de banque centrale (MNBC).

Résumé

Ce livre se propose d’analyser la guerre des monnaies dans le monde contemporain, qui prend deux dimensions essentielles : d’une part, sur le plan international, la concurrence entre les principales monnaies de réserve et la question de la « dédollarisation » ; d’autre part, du fait de l’émergence des crypto-actifs qui représentent une innovation financière majeure depuis une quinzaine d’années, la perspective d’une guerre entre les monnaies privées et les monnaies publiques.

Voir les débats de Melchior avec Céline Antonin et Bruno Jacquier « La guerre des monnaies aura-t-elle lieu ? »

L’ouvrage

L’expression « guerre des monnaies » a été popularisée en 2010 par le ministre brésilien des Finances, Guido Montega, et abondamment reprise depuis, avec la crainte qu’une guerre des devises puisse entraîner des perturbations sérieuses dans le système international du commerce, à l’image de ce qui s’est passé dans les années 1930. Et effectivement, au sens premier, la guerre des monnaies désigne une configuration dans laquelle chaque pays essaie d’améliorer sa position concurrentielle vis-à-vis des autres pays grâce à l’amélioration de sa compétitivité-prix en dévaluant (en changes fixes) ou en laissant baisser (en changes flottants) le taux de change de sa devise. A court terme, le ou les pays à l’initiative de cette démarche font figure de gagnants au détriment des autres. A plus long terme, les ripostes et surenchères des uns et des autres entraînent l’économie mondiale dans une spirale dévaluationniste, et parfois déflationniste, dans laquelle chaque pays s’efforce de conserver une longueur d’avance en matière de taux de change sur ses concurrents. Dans un tel scénario, puisque le taux de change est toujours un rapport entre deux devises, l’une s’appréciant et l’autre se dépréciant, tout le monde ne peut pas baisser en même temps. C’est la conjugaison des rapports de force et des mécanismes de marché qui permet d’identifier le pays qui perd le plus dans un jeu dynamique « à somme négative », où potentiellement tous risquent de perdre, au-delà d’avantages éphémères.

L’objet de l’ouvrage de Christian de Boissieu et Marc Schwartz est d’élargir la notion de guerre des monnaies, en lui conférant deux dimensions supplémentaires qui s’appuient sur l’actualité économique.

La première dimension fait référence à l’émergence des actifs numériques depuis 2009 qui sont vus par certains comme des monnaies privées, décentralisées et numériques, et dont les plus importants sont le bitcoin, l’ethereum, et depuis peu le tether. Face à l’essor de cette nouvelle classe d’actifs, dont l’existence et le développement posent directement des questions de contrôle et de souveraineté monétaire, comme ils engendrent des défis aux politiques monétaires, les Banques centrales réagissent un peu  partout en annonçant leur souhait de lancer leur monnaie numérique officielle (le dollar numérique, l’euro numérique, ou encore le yuan numérique). S’esquisse ainsi une nouvelle guerre qui pourrait opposer monnaies privées et publiques dans la sphère numérique, même si les crypto-actifs ne peuvent être regardés aujourd’hui comme de « vraies » monnaies (voir plus bas).

La deuxième dimension, plus traditionnelle, s’inscrit dans le conflit toujours renouvelé entre les pays et zones économiques dont l’enjeu est d’émettre la monnaie de réserve dominante sur le plan mondial. Le phénomène n’est pas nouveau, mais le contexte l’est : on peut parler d’une guerre entre les principales monnaies de réserve, dans laquelle les considérations de taux de change cèdent la place à la réalité des parts de marché. Ces dernières, à la différence des taux de change, se modifient lentement. Le temps des transitions monétaires, c’est-à-dire le temps requis pour qu’une monnaie de réserve remplace la précédente dans son leadership mondial, est un temps long. Le dollar a mis au moins deux décennies à prendre la suite de la livre sterling pour devenir après la Seconde Guerre mondiale et les accords de Bretton Woods la monnaie de réserve par excellence. Même si aujourd’hui le thème de la « dédollarisation » est à la mode, il faudra plusieurs décennies pour qu’une autre monnaie de réserve apparaisse, remettant en cause les privilèges du billet vert : le yuan, l’euro, voire les deux à la fois. 

voir les notions : « Courbe en J » et "monnaie"

I- La perspective de la concurrence entre monnaies privées et monnaies publiques

Depuis l’article fondateur de 2008 de Satoshi Nakamoto qui a introduit en même temps la technologie Blockchain et le bitcoin, les crypto-actifs se sont rapidement développés. Il s’agit d’actifs numériques et décentralisés car nés d’incitations ne venant pas d’autorités monétaires, mais d’agents privés. C’est pourquoi certains évoquent des « monnaies » privées, en contraste avec les monnaies publiques ou officielles (monnaies dites « fiat »).

Les crypto-actifs ne peuvent être considérés comme de vraies monnaies au sens plein du terme. De ce point de vue, la distinction faite par John Hicks entre monnaie complète et monnaie partielle est éclairante. Une monnaie est complète si elle remplit les trois fonctions traditionnelles de la monnaie : unité de compte, intermédiaire des échanges (ou fonction transactionnelle de la monnaie), et réserve de valeur. Une monnaie partielle ne satisfait que deux des trois fonctions habituelles de la monnaie. Or, les crypto-actifs ne remplissent que très imparfaitement ces différentes fonctions, notamment la plus spécifique de la monnaie, la fonction transactionnelle de moyen de paiement. La volatilité intrinsèque des crypto-actifs en fait aussi de mauvaises unités de compte et de très médiocres étalons de valeur.

Cependant, dans la mesure où les crypto-actifs sont privés et décentralisés, ils représentent une menace pour les Banques centrales et pour les politiques monétaires qu’elles mènent. Car ils viennent empiéter sur le pouvoir monétaire des Etats, sur la régulation des paiements et de la masse monétaire par les Banques centrales, sur les prérogatives des régulateurs bancaires et financiers.

C’est la raison pour laquelle les Banques centrales ont fini par réagir en annonçant le lancement des Monnaies numériques de banque centrale (MNBC), donc publiques, et tout particulièrement pour répondre au projet de crypto nommé Libra de Facebook qui visait à lancer une monnaie privée touchant près de trois milliards d’utilisateurs dans le monde. La MNBC, tout comme les crypto-actifs, n’a pas d’existence physique. Elle doit être enregistrée dans un registre (ledger), constitutif de la blockchain, selon la technologie du registre distribué (distributed ledger technology). Elle représente une créance pour ceux qui la détiendront, une dette pour les Banques centrales. De ce fait, elle figure au passif de cette dernière.

Tous les pays, y compris les pays émergents, se préoccupent de lancer leur MNBC. Parmi ceux-ci, la Chine a été historiquement la première à travailler sur cette question. Il est vrai que les Chinois étaient très réticents face à l’essor du bitcoin et des autres actifs numériques privés, et que par ailleurs le développement de la monnaie publique numérique était perçu comme un moyen de promouvoir le rôle international du yuan. De plus, dans un système hypercentralisé, le yuan numérique va renforcer les moyens de contrôle par l’appareil d’Etat plutôt que de donner à des opérateurs privés de possibles degrés de liberté. Du côté des Etats-Unis, ceux-ci sont venus à la question de la MNBC avec la publication en septembre 2022 d’un rapport commandé par la Maison Blanche. Mais jusqu’à présent, la FED est en retrait sur le projet de l’e-dollar, car elle se satisfait de l’existence de deux stablecoins ancrés sur le dollar, le tether (USDT) et le USD Coin (USCD) : il s’agit de cryptos qui cherchent à être vraiment stables. Et les Européens s’inscrivent dans le calendrier de la monnaie numérique entre les Chinois et les Américains. Pour s’en tenir à la zone euro, la BCE a ouvert dès mi-2021 une phase d’investigation sur l’euro numérique, impliquant l’ensemble de l’Eurosystème. Cette phase, centrée sur des expérimentations portant d’abord sur les paiements de détail (ceux des ménages et des petites entreprises), pour s’étendre ensuite aux paiements de gros (en particulier les opérations interbancaires) devait durer initialement jusqu’à l’automne 2023, et a été prolongée compte-tenu du retard à l’allumage dans la mise en œuvre de l’euro numérique. Quant à l’Afrique, elle n’accuse aucun retard dans ce domaine par rapport aux pays avancés. La densité de la téléphonie mobile est une réponse à des défis communs à de nombreux pays africains. Et en sautant l’étape du chèque, les pays africains rattrapent le retard qu’ils accusent en matière de monétique. Selon les responsables africains, la MNBC permet de contrer l’influence des crypto-actifs, de favoriser l’inclusion financière (dans de nombreux pays, plus de 50% de la population n’est pas bancarisée), et de stimuler les transferts internationaux de devises grâce notamment à la baisse des coûts de transaction concernés.

Toute une série d’arguments sont avancés en faveur des MNBC. Sans être exhaustif sur la question, on en retiendra quelques-uns parmi les plus significatifs : les MNBC introduisent les nouvelles technologies dans les Banques centrales et la  politique monétaire (on ne voit pas pourquoi elles resteraient en-dehors de l’innovation technologique) ; elles conservent à la monnaie Banque centrale son rôle de prêteur en dernier ressort (c’est elle qui permet la création monétaire des banques de second rang) ; elles proposent au public une monnaie numérique stable  (ce qui n’est pas le cas de la plupart des crypto-actifs) ; elles luttent contre la fragmentation du système monétaire (en maintenant un système hiérarchisé) ; elles renforcent la transparence, la traçabilité et le secret des paiements ; elles élargissent l’inclusion financière (comme on l’a vu dans le cas de l’Afrique) ; elles réduisent les coûts de transaction (comme les monnaies privées, elles réduisent considérablement le coût unitaire des paiements) ; elles sont de toute façon inévitable dans le cadre de la concurrence monétaire (que se passerait-il si on renonçait à l’euro numérique alors que le dollar numérique et le yuan numérique seraient mis en œuvre ?), et elles renforcent la protection des données personnelles (puisqu’elles impliquent le renforcement de la protection des données individuelles).

Voir la note de lecture du livre de Céline et Nadia Antonin « Crypto-actifs : Une menace pour l’ordre monétaire et financier »

II-  Un processus de dédollarisation ?

La « dédollarisation » est une question populaire et controversée pour les économistes et les organisations internationales. L’attention portée au dollar s’explique par plusieurs facteurs : l’importance croissante de la Chine en termes économiques et géopolitiques, le conflit commercial structurel et également non commercial entre les Etats-Unis et la Chine, les sanctions américaines contre la Russie depuis 2014 et surtout depuis l’invasion de l’Ukraine, la nouvelle ambition du groupe des BRICS, ou encore la résilience de l’euro dans un contexte économique parfois difficile.

Toutefois, pour appréhender le rôle des principales monnaies dans le monde, il faut étudier leurs parts de marché, et non le taux de change. Et de ce point de vue on peut dire que la part de marché du dollar dans les réserves des Banques centrales du monde entier n’a pas été significativement influencée à moyen et à long terme par le niveau et la volatilité de son taux de change. Actuellement, le système monétaire et financier international correspond toujours à un « duopole asymétrique », dans lequel deux principales monnaies de réserve, le dollar et l’euro, dominent (et le dollar beaucoup plus que l’euro, d’où l’asymétrie). L’écart entre les deux principales monnaies et les autres est si énorme que ces dernières, y compris le yuan, ne jouent qu’un rôle négligeable. 

Il est cependant vrai que la situation évolue. La part de marché du dollar dans les réserves des Banques centrales a chuté à 59% en 2024, contre 71% en 2000 (baisse surtout enregistrée entre 2015 et 2019), et cette baisse des parts de marché a été progressive, au bénéfice du yuan et de l’euro, mais aussi de monnaies de réserve non traditionnelles comme le dollar australien ou le dollar canadien. Mais malgré cette baisse, le dollar reste toujours la monnaie de réserve dominante dans le monde. Selon le rapport annuel du FMI Exchange Arrangments and Exchange Restrictions (2022), 37 pays sont encore « mariés » au dollar américain, soit en donnant au dollar le statut de monnaie légale, soit en étant liés à la monnaie américaine par le biais d’une caisse d’émission ou d’un ancrage conventionnel (et l’euro est le niveau 2 avec 26 pays liés à la monnaie européenne). Selon de Boissieu eu Schwartz, le dollar va être contesté par l’euro et le yuan, mais sans être remplacé. Ces deux monnaies vont améliorer leur crédibilité et leur réputation, mais elles resteront des substituts imparfaits à la monnaie américaine. La plupart des matières premières négociées sur les marchés internationaux continueront d’être libellées et payées en dollars.

Pourquoi des perspectives aussi favorables pour la devise américaine ? C’est parce que dans la prochaine décennie le dollar restera le principal actif sans risque des portefeuilles malgré les déficits jumeaux ; on trouve là les limites du paradoxe de Triffin (paradoxe selon lequel le financement de la croissance mondiale nécessite d’injecter des dollars dans le système, mais à un moment donné, trop de création monétaire en dollars peut tuer la confiance dans la monnaie de réserve). D’autre part, le dollar continue de bénéficier de la domination économique, technologique, culturelle et militaire des Etats-Unis (faut-il rappeler que les résultats macroéconomiques de l’économie américaine en matière de productivité, d’emploi et de croissance sont plutôt bons ?). Et un dernier point à considérer est que le dollar restera encore pour un bon moment la monnaie de dernier recours, même pour les BRICS ou les BRICS élargis. Certes, ces pays s’efforceront d’accélérer le processus de dédollarisation, mais avec un succès limité.

Voir la note de lecture du livre de Michel Aglietta, Guo Bal et Camille Macaire « La course à la suprématie monétaire à l’épreuve de la rivalité sino-américaine »

Les auteurs

Christian de Boissieu est professeur émérite à l’université Paris-I- Panthéon- Sorbonne, vice-président du Cercle des économistes, membre de l’Académie des technologies, de l’Académie des sciences d’outre-mer et de l’Académie royale de Belgique, ancien président du Conseil d’analyse économique auprès du Premier ministre.

 

Marc Schwartz est président-directeur général de la Monnaie de Paris. Conseiller-maître à la Cour des comptes, il a exercé différentes responsabilités au sein de l’Etat (ministère de l’Economie et des Finances, ,ministère de la Culture) et dans le monde de l’entreprise (France Télévisions, Forvis Mazars). Il enseigne l’économie des médias à Sciences Po Paris.

Quatrième de couverture

Avec les nouvelles technologies numériques, la monnaie est et sera de plus en plus immatérielle. Cette évolution n’a rien de nouveau : depuis l’invention des premières pièces de monnaie sur les rives du fleuve Pactole il y a deux mille sept cents ans, l’histoire de la monnaie est celle d’une dématérialisation progressive, qui s’est accélérée au cours des dernières décennies, sans pour autant faire disparaître les pièces et les billets.

Le fait que la monnaie soit un bien commun fondé sur la confiance restera, lui, bien réel. Le rôle de la puissance publique (Etat, Banque centrale) demeurera décisif dans le contrat monétaire avec les citoyens. Mais la nouvelle guerre des monnaies opposera, dans la sphère numérique, monnaies publiques et monnaies privées.

De l’émergence des crypto-actifs aux velléités de « dédollarisation », cet essai clair et rigoureux analyse les nouveaux rebondissements de la guerre des monnaies et fait le point sur tous les aspects que revêtent aujourd’hui la monnaie et les politiques monétaires.

Un livre de référence indispensable aux étudiants comme aux citoyens.

Quelques sujets pour vérifier l’acquis et vous entraîner sur le thème

1-La recherche de la « compétitivité monétaire » par les différents pays est-elle un jeu à somme nulle ?

2- Quelle est la raison d’être des Monnaies numériques de banque centrale ( MNBC) ?

3- Les différents pays du monde ont-ils tous les mêmes raisons de promouvoir les MNBC ? 

4- Comment analyser la montée en puissance des monnaies numériques privées ?

5- Assiste-t-on à un processus de « dédollarisation » ? 

6- Le paradoxe de Triffin est-il vérifié dans les faits ?

 

 

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