La mondialisation sur la sellette

Dani Rodrik

L'ouvrage

Pour Dani Rodrik, si les économistes ne peuvent être raisonnablement tenus pour responsables de l’élection de Donald Trump, ils (re)gagneraient en crédibilité dans le débat public s’ils ne se faisaient pas des zélateurs trop enthousiastes de la mondialisation, en fournissant même parfois des armes intellectuelles au populisme. Il rappelle que dans un de ses dernières publications, avant l’élection présidentielles de 2016 aux Etats-Unis et le « Brexit », il avait alerté sur le risque que, « faute de réaction plus concertée des Etats, trop de mondialisation aggraverait les clivages sociétaux, amplifierait les problèmes de redistribution et saperait les dialogues sociaux nationaux –arguments qui ont depuis été acceptés par la sagesse populaire ». Alors que la théorie économique a produit des résultats ambigus sur les gains de l’ouverture aux échanges commerciaux, surtout dans un cadre de marchés imparfaitement concurrentiels, avec des effets puissants sur les revenus des producteurs et des travailleurs, les économistes ont selon lui exagéré l’ampleur des gains cumulés provenant des traités commerciaux dans leurs prises de position publiques. Il en tire un constat cinglant : « en résumé, si les économistes avaient publiquement fait état des réserves d’usage, des incertitudes et du scepticisme exprimés dans les salles de séminaire, ils auraient pu se faire de meilleurs défenseurs de l’économie mondiale ». Dans cet ouvrage, il affirme son ambition d’élaborer un discours plus raisonnable sur la mondialisation, et d’avancer quelques idées pour faire mieux fonctionner nos économies et aller vers ce qu’il appelle une mondialisation plus « saine ».

Le commerce international et ses implications sont désormais au cœur des questions politiques : avec les changements technologiques, la mondialisation a figuré parmi les facteurs à l’origine du creusement des inégalités internes aux nations, et elle pose clairement des questions de justice et d’éthique que la science économique doit affronter. Dani Rodrik estime que l’ouverture aux échanges avec les importations à bas prix venant du Mexique et de Chine, a déstabilisé par une « désindustrialisation prématurée » de nombreuses régions et a produit des conséquences humaines dévastatrices.

Lire le cours de CPGE sur le thème de la mondialisation économique :

Renforcer les Etats-Nations dans l’hyper-mondialisation

Selon lui, sans nier les effets positifs du commerce international, il est « de la plus haute importance » de trouver aujourd’hui un meilleur équilibre entre l’ouverture économique et la gestion de l’espace politique. Il revient dans cet ouvrage sur le « trilemme » de l’économie mondiale : il est impossible d’avoir simultanément hyper-mondialisation, démocratie et souveraineté nationale ; tout au plus peut-on en avoir deux à la fois. Pour Dani Rodrik, après l’échec de ce qu’il appelle l’hyper-mondialisation, c’est-à-dire la tentative d’éliminer tous les coûts de transaction qui entravent le commerce et les flux de capitaux, il faut désormais trouver un nouvel équilibre entre gouvernance mondiale et gouvernance nationale. Il faut que les Etat-Nations se renforcent et conservent assez d’autonomie pour préserver leurs contrats sociaux et une certaine autonomie de la politique économique. Il estime que « le meilleur moyen par lequel les nations peuvent servir le bien mondial dans la sphère économique est de mettre de l’ordre dans leur propre économie domestique ». Il est temps de concilier prospérité économique, stabilité financière et inclusion sociale. Dani Rodrik constate que l’enthousiasme sur les bienfaits de la mondialisation avait laissé entendre que le déclin de l’Etat Nation était irrémédiable, or force est de constater que celui-ci refuse de disparaître : il reste l’espace fondamental de la répartition des revenus, le lieu de l’encadrement des marchés, et celui des affiliations et des liens personnels. Preuve en est qu’en 2007-2008, face à la crise financière mondiale, les Etats-Nations sont intervenus dans leurs singularités et en ordre dispersé pour soutenir leur économie. Si l’auteur mesure bien les risques des pulsions nationalistes, il note que la phase d’hyper-mondialisation n’a pas affaibli les identités nationales, bien au contraire. Pour Dani Rodrik, il serait contre-productif de vouloir transcender l’Etat-Nation, car « cela ne nous procurerait ni une économie mondiale plus riche, ni de meilleurs règles ». Il rappelle notamment qu’au XXème siècle, « la remarquable contribution de John Maynard Keynes au sauvetage du capitalisme reconnaissait que celui-ci exigeait une gestion économique nationale ».

Le hiatus dans lequel l’économie mondiale se trouve aujourd’hui est fondamentalement que les maux de la mondialisation dérivent d’un déséquilibre entre la nature mondiale des marchés et la nature domestique des règles qui les gouvernent. Dès lors, l’auteur fait valoir que deux solutions se trouvent face à nous : soit on approfondit la gouvernance supranationale, soit on restreint la taille des marchés. Pour lui, la gouvernance mondiale n’est pas une option raisonnable pour quatre raisons : 1) Les institutions soutenant les marchés ne sont pas uniques : chaque Etat a par exemple développé ses propres compromis sociaux et politiques ; 2) Les communautés nationales ont des besoins et des préférences diverses en matière de dispositifs institutionnels : les solutions en termes de bonne pratiques de la gouvernance mondiale sont loin de faire consensus ; 3) La distance géographique limite la convergence de ces besoins et préférences : les échange sont d’autant plus intenses que les pays sont proches ; 4) L’expérimentation et la concurrence parmi ces dispositifs institutionnels sont inévitables et il faut surtout chercher à éviter les effets les plus nocifs de cette concurrence (comme la concurrence fiscale qui appauvrit les Etats).

Le problème crucial auquel nous sommes confrontés aujourd’hui est que l’Etat Nation a été déclassé mais sans aucune amélioration compensatoire de la gouvernance. Ainsi, Dani Rodrik en conclut que, pour l’heure, « qui a besoin de l’Etat -Nation ? Nous tous ».

Dans ses développements sur l’Europe, il étrille les stratégies de réformes structurelles obnubilées par le long terme et les politiques de l’offre imposées à la Grèce en particulier, après la crise des dettes souveraines, alors que le bon diagnostic eût été, avant toute chose, de soutenir à court terme la demande agrégée à l’échelle de la zone euro pour doper la croissance (« ce qu’il faut plutôt c’est du bon vieux keynésianisme »). Il estime aussi que les pays « créditeurs » comme l’Allemagne auraient dû être incités à dépenser plus pour soutenir l’activité économique dans l’Union économique et monétaire (UEM). Il fait remarquer que nulle part ailleurs qu’en Europe, son « trilemme » sur l’économie mondiale, entre ouverture économique, démocratie et souveraineté nationale, n’est aussi adapté : selon lui, « si les dirigeants européens veulent conserver la démocratie, ils doivent choisir entre l’union politique et la désagrégation économique. Ils doivent soit renoncer explicitement à la souveraineté économique, soit la mettre activement au service de leurs citoyens ». Dès lors, si l’on veut éviter de renoncer à l’union monétaire et revenir au déploiement de politiques monétaires et fiscales nationales, le maintien de l’intégration européenne imposerait d’informer clairement les opinions publiques et d’aménager un espace démocratique au-dessus du niveau de l’Etat-Nation. En clair d’avancer sur la voie d’un fédéralisme assumé, avec des transferts de souveraineté à des entités supranationales, car, plus l’on repousse l’heure des choix, plus les coûts économique et politique à acquitter, s’élèvent.

En ce qui concerne les pays émergents, l’auteur estime que les forces de la mondialisation et du progrès technique se sont combinées pour modifier la nature du travail de production, de telle manière qu’il est désormais très difficile, pour ces pays, de converger vers le niveau d’industrialisation des pays avancés. Même s’il n’existe pas une voie unique du développement, leur modèle devra reposer sur les services avec une infrastructure souple –capacités d’apprentissage et institutionnelles- et moins sur une accumulation physique de capitaux dans les secteurs de production. Les pays émergents devront aussi consolider leurs institutions, parmi lesquelles les droits de propriété et le respect des contrats. Mais Dani Rodrik rappelle que la croissance économique n’assure pas en soi la stabilité politique et des institutions démocratiques libérales, et que l’économie de marché admet une large variété de possibilités d’organisations institutionnelles.

La science économique et l’innovation politique  

Dans cet ouvrage, Dani Rodrik consacre aussi des développements à une analyse réflexive sur la profession des économistes : pour lui, la science économique n’offre pas un catalogue de conclusions prédéterminées et de prescriptions politiques, mais des modèles contextualisés et circonstanciés. Il rappelle « qu’il n’existe quasiment pas une seule question en science économique à laquelle la réponse « ça dépend » ne soit pas appropriée (bien entendu, la force de la science économique est que nous pouvons habituellement dire précisément de quoi cela dépend) ». Il explique que la science économique est confrontée au comportement humain, lequel dépend justement du contexte social et institutionnel…et que ce contexte est quant à lui créateur de comportement humain. Dani Rodrik estime que les meilleures et plus utiles des théories économiques sont celles qui établissent un lien causal clair entre un ensemble donné d’hypothèses contextuelles et de résultats prédits. Il fait valoir que les économistes ont souvent oublié de puiser dans la pluralité des modèles existants, et en ont privilégié certains avant la crise financière, et surtout ceux qui incluaient une foi excessive dans les vertus autorégulatrices du marché et leur efficience. Ainsi, selon lui, « il n’y avait aucun problème sur le plan des connaissances de la profession – sur celui de son application et de sa sociologie, on ne pouvait en dire autant ». Il souligne que dans le domaine de l’analyse des gains du commerce international, le même constat s’impose : alors que les modèles disponibles livraient des enseignements circonspects sur les bénéfices de l’ouverture et incitaient à la modestie, les économistes ont parfois pêché par idéologie et ont fait preuve d’un optimisme excessif sur la mondialisation en vertu « des fleurons de la profession sous la forme immaculée (l’efficience des marchés, la main invisible, les avantages comparatifs) », en minimisant les effets de la redistribution des revenus brutaux entre les groupes sociaux au sein des économies nationales, et les questions d’éthique et de justice que posaient le partage des richesses créées par la mondialisation.

Dani Rodrik critique notamment la tendance des économistes à célébrer le consensus et taire les discordes, alors qu’il s’agirait plutôt « d’exhiber la diversité plutôt que la masquer ». Le risque du consensus est alors de mettre en avant l’applicabilité universelle d’un modèle spécifique, dont les hypothèses critiques risquent ensuite d’être contredites dans de nombreuses situations. L’art de l’économiste doit être de puiser dans la vaste bibliothèque de modèles celui qui correspond le mieux au problème et au contexte étudié.

Pour conserver les avantages de la mondialisation, qui sont réels, comme les normes de la démocratie libérale et la gouvernance par le droit, Dani Rodrik plaide pour aller au-delà de l’idée que la compensation suffira dans le monde qui vient, à savoir indemniser les perdants du libre-échange. Il plaide pour l’établissement de nouvelles règles ambitieuses, même si le monde restera longtemps multipolaire et hétérogène, tandis que la coopération internationale sera rare. Dès lors, pour l’auteur, une gouvernance mondiale semble hors de portée : il n’y aura pas pour lui de « citoyenneté du monde » ni de gouvernement mondial administrant une communauté politique à l’échelle de la planète. Il s’agit plutôt pour lui de « mondialiser » les gouvernements nationaux, sur des thèmes clés comme celui des politiques environnementales, en reconnaissant la « centralité des Etats-Nations ». Il estime aussi qu’il faudrait élargir le concept de commerce équitable dans les accords commerciaux afin d’y inclure le dumping social et autoriser les réglementations domestiques adaptées le cas échéant, puisque cela favoriserait une « gouvernance mondiale légère » et n’exposerait pas l’économie mondiale à une flambée de protectionnisme qui désagrégerait le système commercial multilatéral.

Lire la note de lecture sur l’ouvrage de Dani Rodrik « Peut-on faire confiance aux économistes ? »

Quatrième de couverture

Il n’y a pas si longtemps, l’État-nation semblait être à l’agonie, voué par les forces de la mondialisation et de la technologie à ne plus avoir de raison d’être. Il fait à présent un retour en force, mû par une lame de fond populiste qui déferle sur le monde. Dani Rodrik, critique véhément de la mondialisation économique portée à l’excès, dépasse la réaction violente du populisme et propose une explication plus réfléchie des raisons pour lesquelles l’obsession hyper-mondialiste des élites et des technocrates a entravé les nations dans la réalisation d’objectifs économiques et sociaux légitimes à l’intérieur de leurs frontières : prospérité économique, stabilité financière et équité. Rodrik prend à partie les grands prêtres de la mondialisation, non pour avoir privilégié la science économique au détriment d’autres valeurs, mais pour s’être livrés à de la mauvaise science économique et avoir ignoré les nuances propres à la discipline qui auraient dû inspirer la prudence. Il plaide pour une économie mondiale pluraliste où les États-nations conservent suffisamment d’autonomie pour élaborer leur propre contrat social et développer des stratégies économiques à la mesure de leurs besoins. Au lieu de réclamer des frontières fermées et de défendre le protectionnisme, il montre comment nous pouvons restaurer un équilibre raisonnable entre gouvernance nationale et gouvernance mondiale et trace une voie d’avenir en proposant des moyens novateurs pour réconcilier les actuelles tendances inégalitaires de l’économie et des technologies avec la démocratie et l’inclusion sociale. Maniant avec dextérité les tensions entre mondialisation, souveraineté nationale et démocratie, cet ouvrage incarne un commentaire indispensable sur l’économie mondiale contemporaine et ses dilemmes, et offre un cadre visionnaire au moment crucial où nous en avons le plus besoin.

L’auteur

  • Dani Rodrik a étudié à Harvard et à Princeton. Professeur Ford Foundation d’économie politique à Harvard, il a aussi enseigné à la London School of Economics et à Princeton. Récompensés par le prix Léontieff pour l’avancement des limites de la pensée économique en 2002 et par le prix Albert O. Hirschman en 2007, ses travaux portent principalement sur l’économie du développement et la croissance, la mondialisation et l’économie politique.

 

Ecouter le podcast

Télécharger le podcast

Téléchargez la note de lecture en pdf

 

Newsletter

Suivre toute l'actualité de Melchior et être invité aux événements