L'ouvrage
Dans le cadre d’une économie mondiale où le taux d’épargne est structurellement élevé (et le taux d’emploi structurellement faible) et où l’excès de création monétaire ne se déverse pas dans le prix des biens et services, mais alimente en permanence un gonflement dangereux des prix d’actifs, la question de la réforme du système monétaire international et de l’évolution du mandat des banques centrales est désormais posée.
Les banques centrales, « pompiers pyromanes » ?
La base monétaire, soit l’ensemble des formes monétaires émises par les banques centrales a crû à un rythme élevé depuis le début de la décennie (entre 13 et 15 % par an en moyenne), et la crise a accentué la tendance avec un rythme de croissance annuel de 30 % depuis la mi-2008. Nécessaires pour prévenir un effondrement du crédit, les politiques monétaires exagérément expansionnistes pourraient créer les conditions de la formation de nouvelles bulles... avec à terme la survenue de violentes secousses financières. Dès la fin des années 1990, les taux d’intérêt inférieurs au taux de croissance avaient stimulé la création monétaire mondiale, jusqu’à justifier l’idée que l’économie mondiale était installée sur un sentier de croissance affranchi des cycles économiques. Depuis cette époque, ce « paradoxe de la tranquillité » a conduit à sous-estimer les risques liés aux bulles spéculatives et l’hypothèse d’une crise systémique. Les politiques de ciblage de l’inflation ( inflation targeting ), priorité affichée des banques centrales, ont atteint leur objectif en maîtrisant la croissance du niveau général des prix sur le marché des biens et services, mais cette crédibilité chèrement conquise a déplacé le problème vers les marchés d’actifs : la stabilité des prix a autorisé une croissance immodérée des signes monétaires et nourri la spéculation à crédit, encore renforcée par les réserves de change de la Chine (placées en grande partie en bons du Trésor américain pour soutenir le dollar face au yuan-renminbi) et des pays pétroliers, sous l’effet de la croissance des prix des matières premières. Face à la crise et au risque de déflation par la dette (la déflation accroît le poids des dettes en termes réels et asphyxie l’activité économique), les taux d’intérêt sur les titres publics à court terme comme sur le marché interbancaire ont été ramenés au plancher afin de soutenir le crédit à l’économie. Mais face à cette hyper-liquidité, le spectre de la mésaventure vécue par les autorités monétaires du Japon depuis les années 1990 se précise : celui de la « trappe à liquidités », où le surcroît de création monétaire est systématiquement thésaurisé et ne bénéficie pas à la consommation et à l’investissement. Dans ces conditions, l'activité reste durablement atone car les agents ont une forte préférence collective pour la liquidité.
Les pays anglo-saxons demeurent plus proches du modèle de l'« économie de marchés financiers », tandis que les pays d'Europe continentale (et de la zone euro) restent marqués par celui de l'« économie d’endettement » : dans les premiers, les entreprises se financent davantage sur les marchés financiers, tandis que dans les seconds, elles restent souvent tributaires du crédit bancaire pour financer leurs investissements. La Réserve fédérale (Fed) a dû racheter de nombreux actifs financiers et faciliter une croissance très rapide de sa base monétaire (monnaie banque centrale) pour assurer le redémarrage de la titrisation et de certains marchés d’actifs, gravement affectés par la crise, tandis que la Banque centrale européenne (BCE) a plus traditionnellement diminué le coût du financement des banques. Ainsi, par ce rôle de « prêteur en dernier ressort », mais aussi « d’acheteur en dernier ressort » (de titres publics et privés) les banques centrales ont accentué leur stratégie de « money rain » (littéralement « pluie de monnaie ») tirant les leçons de la crise de 1929 et de la déflation japonaise des années 1990, intervenant vite et fort. Pourtant, ces politiques accommodantes pourraient venir buter sur la volonté de désendettement des ménages (remontée de l’épargne de précaution) et des entreprises (et leur aversion au risque), ce qui limitera durablement une reprise soutenue du crédit malgré le niveau faible des taux d’intérêt.
Fausses peurs et vrais dangers de l’excès de liquidités
Si une analyse inspirée de la théorie quantitative de la monnaie justifierait la crainte d’un retour brutal de l’inflation sur le marché des biens et services (la croissance de la masse monétaire déclenche une croissance proportionnelle du niveau général des prix), les forces désinflationnistes restent puissantes dans l’économie mondiale : faiblesse de la demande globale, chute du taux d’utilisation des capacités de production, montée du chômage et volonté de désendettement des agents économiques, remontée du taux d’épargne à l’échelle mondiale et réservoir de main-d’œuvre dans les pays émergents qui pèse sur l’évolution des coûts salariaux. L’économie mondiale est loin de tourner à plein car « dans un tel équilibre – excès d’offre de biens et services, excès d’offre de travail – appelé aussi chômage keynésien, il y a à la fois pression à la baisse sur les prix des biens et services et sur les salaires ». Le scénario de l’hyperinflation s’éloigne donc, puisque l’inflation sous-jacente (hors prix de l’alimentation et de l’énergie) reste stable et la monétisation demeure non-inflationniste...
La crise de 2007-2008 avait réactivé l’hypothèse de la déconnexion entre la sphère financière et la sphère réelle… Face au risque de nouvelles bulles sur différents marchés (matières premières, obligations d’entreprises, actions, titres des pays émergents), ce facteur d’inquiétude est loin de s’être dissipé aujourd’hui : « cette déconnexion entre marchés financiers (prix des actifs) et économie réelle est très préoccupante puisqu’elle signifie que les prix des actifs ne donnent plus d’indication fiable sur la situation de l’économie réelle et reflètent seulement la quantité de liquidité et les comportements le plus souvent mimétiques des investisseurs, lesquels peuvent très bien se désintéresser du cycle réel : la baisse de l’aversion pour le risque au printemps 2009, par exemple, ne peut être attribuée à un redressement de l’économie réelle ». Autre dommage collatéral, ces politiques monétaires expansionnistes contribuent au gonflement des prix de l’immobilier et exercent de puissants transferts générationnels, en freinant l’accession des jeunes générations à la propriété, forcées de subir un endettement élevé, tandis que les seniors sont plutôt détenteurs d’actifs, et bénéficient d’une valorisation de leur patrimoine. « Morale de l’histoire, les banques centrales sont bien restées discrètement les complices des "vieux" ».
Les banques centrales sont soumises à un redoutable dilemme : en laissant les taux d’intérêt au plancher, elles créent les conditions de futurs désordres financiers… mais si elles remontent leurs taux d’intérêt trop tôt pour prévenir le dérapage des prix, elles risquent de faire éclater les bulles sur les marchés d’actifs qui se sont déjà reformées et étouffer la reprise encore hésitante. Dès lors faut-il modifier la mission confiée aux banques centrales et faire évoluer leurs statuts, comme par exemple institutionnaliser les politiques axées sur le contrôle de la base monétaire ( quantitative easing ) plutôt que sur la manipulation du taux d’intérêt à court terme ? La lutte contre la crise a bien sûr rappelé leur rôle traditionnel de « prêteur en dernier ressort », mais elle s’est également traduite par une action plus innovante « d’acheteur en dernier ressort » pour restaurer la liquidité du marché interbancaire, et de « recapitaliseur des banques en dernier ressort » (avec le concours des Etats) pour éviter la cascade de faillites bancaires et l’étranglement du crédit. La pérennisation de ces mesures nourrit la crainte d’une nouvelle fuite en avant dans la spéculation en jouant sur l’effet de levier, les marchés financiers ayant acquis la conviction de l’intervention salvatrice des banques centrales en cas de déroute. De toute évidence, la politique de ciblage de l’inflation ( inflation targeting ) comme seul et unique objectif de la politique monétaire semble devoir évoluer, pour mieux prendre en compte l’instabilité dynamique des prix d’actifs. Les banques centrales pourraient intégrer un objectif de croissance du crédit dans leur tableau de bord, et diversifier la palette de leurs instruments d’intervention (taux d’intérêt, réserves obligatoires, ratios de capital spécifique, etc.)
Vers une coopération monétaire internationale ?
Le système monétaire international, fondé sur un équilibre fragile entre les pays à fort excédent d’épargne (groupe « BRIC ») et les pays à forts déficits d’épargne (Etats-Unis), reste perturbé par les stratégies non coopératives des Etats, malgré les déclarations d’intention sur l’indispensable réforme de son architecture qui ponctuent parfois les sommets internationaux. Le privilège du dollar et l’utilisation du droit de seigneuriage par les Etats-Unis créent une asymétrie au sein des relations monétaires internationales, d’autant que le déficit commercial américain alimente une dette extérieure financée par les excédents des pays émergents. Après 1944, le système de Bretton Woods fondé sur la fixité des changes imposait un biais restrictif puisque les pays devaient défendre leurs parités monétaires par une action sur les taux d’intérêt. Nous serions désormais dans un « système de Bretton Woods inversé » puisque les pays excédentaires sont contraints de soutenir la monnaie de l’économie dominante dont le marché financier draine encore une grande partie du capital mondial. Si des pistes de réformes sont parfois évoquées (création d’une monnaie mondiale artificielle, mobilisation des droits de tirages spéciaux du FMI, création d’un système à plusieurs monnaies de réserve, retour à l’or…), il est probable que l’édification d’un système monétaire « optimal » supposerait que le dollar demeure « la » monnaie de réserve…« à la condition que le pays qui l’émet soit capable de s’auto-discipliner ». En clair, la monnaie américaine pourrait tenir lieu de référence crédible si les Etats-Unis réduisaient leurs « déficits jumeaux » (budget fédéral et commerce extérieur). La coopération monétaire passerait alors par une entente sino-américaine, même si les intérêts nationaux pourraient constituer un puissant obstacle à ce G2 monétaire et financier. Dans ce cadre, la zone euro demeure en position de subir les décisions du duo Washington-Pékin : « finalement, la seule chose dont les Européens peuvent être à peu près sûrs est qu’il n’existe pas vraiment de bon scénario pour les pays de la zone euro. Si les Chinois laissent flotter le yuan-renminbi vis-à-vis du dollar, les économies européennes seront asphyxiées par l’appréciation de l’euro. S’ils maintiennent leurs changes fixe, elles continueront à être exposées aux maléfices de l’hyperliquidité associée aux politiques laxistes des Etats-Unis ».
Face à la fragilité de la reprise, les banques centrales sont condamnées à maintenir une stratégie monétaire expansive, mais l’aggravation rapide des déficits dans les économies développées pourrait rendre irrésistible la tentation de monétiser la dette publique, même si la lutte contre l’inflation demeure un objectif central des politiques monétaires. Dans la mesure où la réduction des dépenses publiques s’avère politiquement très délicate, l’hypothèse d’une hausse future des impôts paraît incontournable, tant la dégradation des finances publiques prend un tour préoccupant (de plus l’épargne mondiale pourrait à terme refluer massivement vers les pays émergents pour financer leurs infrastructures, la croissance de leurs marchés financiers, avec une réduction du risque émergent relativement aux pays OCDE). Pour autant, une ponction fiscale excessive présenterait le risque de freiner la demande intérieure, la croissance économique et d’aggraver le chômage. En tout état de cause, il devient urgent de construire une gouvernance monétaire mondiale crédible qui éviterait la formation de bulles sur les prix d’actifs et la récurrence des crises financières, et permettrait de gérer la création monétaire collectivement : « dans un monde globalisé, où la liquidité, les flux financiers, les biens circulent librement, la redéfinition de politiques monétaires efficaces ne peut être féconde que dans le cadre d’une coopération internationale volontariste dans une période où, "naturellement", la tentation du chacun-pour-soi monétaire est omniprésente ».
Auteurs
Patrick Artus est directeur de la recherche de Natixis, professeur à l’Ecole polytechnique et professeur associé à l’université Parie 1 Panthéon-Sorbonne.
Marie-Paule Virard , ancienne rédactrice en chef du magazine Enjeux-Les Echos, est journaliste indépendante.
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Quatrième de couverture
Depuis le début de la crise, le comportement des banques centrales est au centre du débat. Pour les uns, grâce à la vitesse et à l'ampleur de leur réaction, les gendarmes monétaires, en particulier ceux de la Réserve fédérale américaine et de la Banque centrale européenne, ont évité l'effondrement déflationniste et sauvé la planète. Pour les autres, en inondant l'économie de liquidités, ils nous ont déjà condamnés à vivre les affres d'une nouvelle crise. Une chose est sûre : les politiques monétaires ont été au cœur du maelström qui a failli emporter l'économie mondiale et elles sont aujourd’hui au centre de toute stratégie de « sortie » de crise…
Patrick Artus et Marie-Paule Virard ont voulu alimenter ici la réflexion et le débat sur le futur rôle des banques centrales :
• Comment revisiter leur mission afin qu’elles puissent contribuer efficacement à la réduction des risques qui menacent l’économie mondiale ?
• Quand disposeront-elles des moyens de réguler vraiment le système monétaire international, d’éviter une guerre dévastatrice des taux de change ?
• De quoi ont-elles besoin pour contrôler l’évolution des prix d’actifs, source de nouvelles bulles aussi imprévisibles que dangereuses ?
Telles sont les questions qui vont dominer la politique économique et financière du monde dans les années à venir et sur lesquelles les auteurs apportent ici leur libre éclairage et des propositions novatrices.