L'ouvrage
Dans cet essai, Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely décrivent le nouveau visage de la France, dont le paysage économique, social et culturel a profondément évolué depuis le début des années 1980. Il est important d’avoir en tête cette « Grande Métamorphose », alors que se profile la dernière ligne droite de la campagne présidentielle 2022 : « or l’écart entre le pays tel qu’il se présente désormais à nos yeux et les représentations que nous en avons est abyssal ».
Sur le plan méthodologique, les auteurs privilégient dans leur ouvrage un certain déterminisme économique, complété par une analyse des flux (circulation des marchandises et du capital, mobilité des travailleurs entre les régions, dynamiques urbaines et polarisations, etc.) et une référence aux grands auteurs des sciences sociales qui éclairent plus que jamais les transformations à l’œuvre (l’école des Annales avec l’historien Fernand Braudel, la sociologie des classes moyennes de Henri Mendras, les changements structurels décrits par Jean Fourastié, etc.).
Mais surtout leurs analyses sont tirées directement de l’observation sur le terrain, qui leur a permis de réaliser des monographies et des cartographies des villes et des villages de France cités en exemples tout au long leur ouvrage, pour mieux cerner les évolutions de ces territoires, transformés par les flux de la mondialisation, ceux de l’intégration européenne, ou par le processus de « destruction créatrice » cher à Joseph Schumpeter.
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Une trame de fond : la désindustrialisation
Selon Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely, la France a connu le passage d’un système économique organisé et pensé autour des activités de production, à un modèle centré sur la consommation, le tourisme et les loisirs. Il faut comprendre en effet que la désindustrialisation de la France a été particulièrement marquée : la part du secteur industriel dans le PIB, qui était encore de 24% en 1980, est ainsi tombée à 10% en 2019, d’autant que « cette destruction du tissu industriel tricolore a touché la plupart des filières, y compris celles qui paraissaient les plus robustes, comme les secteurs de l’automobile et de l’agroalimentaire ». L’hémorragie d’emplois dans certains territoires (à l’image de la ville de Tonnerre ou celle de Contrexéville), notamment le Nord et le Nord-Ouest a été en partie compensée par la dépense publique et l’endettement de la nation qui ont amorti les chocs de la désindustrialisation et limité le délitement de la cohésion sociale, avec un rôle puissant du système de redistribution et des services publics et sociaux générateurs d’emplois, quitte à « mettre les territoires sous perfusion ».
Mais la désindustrialisation n’a pas seulement plongé certains territoires dans la langueur économique, elle a aussi impacté la sociabilité, puisque les usines et ses structures associées (cités ouvrières, club de sport, fanfare, etc.) irriguaient la vie sociale de régions entières. Même si la désindustrialisation s’est accompagnée de créations d’emplois dans d’autres secteurs, parmi lesquels certains très innovants et créateurs de richesses, « au terme de la Grande Métamorphose qui nous a fait basculer dans la société post-industrielle, ce vide n’a pas été comblé à ce jour dans de très nombreuses régions ». La contraction du secteur primaire a été également spectaculaire, soit celle du monde agricole et de l’extraction des matières premières : si la fermeture des bassins miniers a plongé certaines régions dans la crise économique et sociale, de nouvelles activités ont vu le jour et notamment cette du tourisme et des parcs de loisirs. Les activités traditionnelles ont ainsi cédé la place à une économie du loisir de masse. Mais la chute du nombre d’exploitations agricoles a été très forte, pour passer de 664 000 en 2000, à 429 000 en 2017, soit une baisse de 35% en 17 ans ! Les transformations économiques et l’étalement du péri-urbain ont ainsi relégué le monde agricole dans des enclaves de plus en plus réduites.
Par ailleurs, le territoire français a été remodelé par la grande distribution et sa logistique, avec des enseignes comme Intermarché, Leclerc, Carrefour, Système U…Ainsi, « en l’espace d’une vingtaine d’années, l’ensemble du pays s’est ainsi transformé en une gigantesque zone de chalandise que les enseignes ont entrepris de se disputer et de se partager ». Même l’économie souterraine et le trafic de stupéfiants ont pu se structurer dans les centres urbains et quartiers sensibles, connectés à certains pays étrangers.
La société de consommation (voire d’hyperconsommation) qui s’est déployée en France, conjuguée au boom de la vente en ligne, ont été à l’origine de l’implantation de nouveaux ensembles comme les « Villages de marques », ou les entrepôts Amazon dans nos centres urbains. Dans ce contexte, les transports et la logistique ont connu un développement sensible. De nombreux territoires, comme nos littoraux, ont aussi misé sur le tourisme et l’attractivité de leurs infrastructures pour capter les flux des voyageurs (dopés par la démocratisation de l’avion avec le low cost), non seulement des autres régions de France, mais ceux en provenance d’Europe et du monde.
Patrick Artus : sujet de l’ESSEC 2021 « La désindustrialisation, une fatalité ? La réindustrialisation, une utopie ? »
La nouvelle hiérarchie des territoires
Ces flux touristiques ajoutés à la mobilité accrue des Français (essor du ferroviaire, du TGV, capacité plus grande des entreprises à dématérialiser leurs activités, recours intensif au télétravail face à la pandémie du COVID-19, etc.) ont rebattu les cartes en termes de hiérarchie des territoires. Chacun d’entre eux a souhaité miser sur ses atouts pour attirer les touristes et les nouveaux résidents avec un bon niveau de vie et des compétences spécifiques, avec un impact très fort sur les prix de l’immobilier.
Certains territoires sont devenus « Triple A » et très recherchés, comme les bords de mer (la côte Atlantique), les montagnes et stations de ski, ou des régions très prisées comme le Lubéron ou la Côte d’Azur. Mais d’autres territoires sont restés dans l’anonymat (« une France backstage »), parmi lesquels les banlieues, les couronnes péri-urbaines, ou les zones rurales. La montée des prix de l’immobilier dans la France « triple A » a largement chassé les classes moyennes et populaires en raison d’un accès à la propriété du logement particulièrement difficile sans être héritier.
Au même moment, certains territoires ruraux (comme dans le département de l’Orne analysés par Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely) ont pu connaître une certaine gentrification, et tirer parti de la mobilité des franciliens ayant basculé en télétravail, en misant sur les infrastructures de communication (5G, fibre optique). La campagne (comme la Drôme par exemple) peut aussi constituer une « utopie de rechange » pour les néo-ruraux. Et avec la « fatigue urbaine des millenials », celle des jeunes générations entraînées par l’écologie politique, souvent très diplômées, le retour à la nature peut constituer un nouvel idéal. Mais « un autre critère implacable domine tout autant le processus de la lutte des places : celui de la qualité esthétique et paysagère (et de plus en plus environnementale) du lieu d’implantation. Aux yeux de ce public susceptible de travailler où il le souhaite, seules les régions offrant un cadre de vie agréable seront dignes d’être élues ».
Par ailleurs, les dynamiques économiques touchant les banlieues sont complexes et contradictoires, « entre boboïsation et ghettoïsation » : ainsi certaines zones de la Seine-Saint-Denis sont clairement engagées dans des activités à forte valeur ajoutée avec une gentrification des quartiers reliant Paris par le métro, notamment avec la volonté des jeunes diplômés d’investir des quartiers pour y développer un mode de vie alternatif, et d’autres territoires plus excentrés, paupérisés et où domine le parc de logements collectif et social. Pourtant, l’idéal résidentiel des Français demeure la maison individuelle que Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely nomment le modèle « Plaza majoritaire » (en référence à l’expert immobilier Stéphane Plaza et de ses émissions à succès sur M6).
Lire la synthèse intitulée « Le tourisme, un redémarrage stratégique pour nos territoires »
La France entre « moyennisation » et polarisation
Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely s’interrogent aussi dans cet ouvrage sur les transformations de la structure sociale de la France depuis les années 1980 : avons-nous assisté à un processus de convergence et de moyennisation de la société française, ou au contraire à un mouvement de polarisation ? Les auteurs l’expriment clairement : « nous pensons pour notre part que si les classes moyennes n’ont pas disparu, nous assistons depuis plusieurs décennies à un processus de bipolarisation à la fois par le haut et par le bas ».
Ils évoquent en effet :
- Une « démoyennisation par le haut » : en s’appuyant sur l’exemple des vacances, ils montrent que l’on assiste à la fois à une polarisation estivale (avec une montée en gamme des campings, de plus en plus sélectifs socialement avec des campings 5 étoiles) et une gentrification hivernale (avec des stations de ski accessibles à la classe moyenne mais d’autres très huppées et très élitistes). Dès lors, si les Français ont été de plus en plus nombreux à accéder au standard de la consommation des classes moyennes, les circuits de consommation sont aussi devenus plus inégalitaires et sélectifs, maintenant les distances sociales.
- Une « démoyennisation par le bas » : la pression à la consommation a aussi laissé sur le bord de la route le bas de la classe moyenne et les catégories populaires qui fréquentent le hard discount, Gifi, ont recours au crédit à la consommation, et roulent en Dacia. De nombreux français chassent les promotions, jouent aux jeux de hasard comme le Loto, sont micro-entrepreneurs pour arrondir leurs fins de mois, et sont adeptes de ce que Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely appellent une « économie de la débrouille ».
Les classes sociales ont également profondément changé de physionomie, avec une myriade de nouveaux métiers, et notamment une « constellation populaire orientée client » dans le sillage de l’économie digitale : chauffeurs VTC, livreurs (FedEx, UPS), caristes, transporteurs, employés des hangars Amazon ou CDiscount, etc. Mais des métiers en plein essor sont aussi ceux des services à la personne pour répondre à de nouveaux besoins : infirmières, aides-soignantes, auxiliaires de vie, et particulièrement dans le secteur du care (prendre soin d’autrui), et de la Silver Economy autour des personnes âgées.
La mondialisation, l’essor de la pratique du zéro stock, essor de l’e-commerce, sont des tendances qui nourrissent le développement de la logistique et du transport. Pour Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely, « le salarié d’entrepôt incarne ainsi le prolétariat d’aujourd’hui comme le « métallo » symbolisait celui d’hier ». Ainsi, les emplois détruits dans l’industrie et les services à l’industrie sont remplacés massivement par des emplois dans les services domestiques, moins productifs, moins bien payés et moins protégés avec un risque de descente en gamme en termes de qualité de l’emploi : souvent qualifiés d’invisibles parce qu’ils travaillent en horaires décalés (comme les sociétés de nettoyage), dans une position subalterne, les travailleurs des services peu qualifiés (ménage, gardiennage, sécurité) sont le nouveau visage du travail de l’économie des plateformes numériques, dans nos centres urbains et dans la périphérie des villes.
Ces nouveaux métiers sont également le nouveau visage de la conflictualité, puisque, comme le rappellent les auteurs, ils étaient très fortement représentés dans le mouvement des « Gilets Jaunes » à partir de 2018. Une frange de la population des catégories populaires a également été frappée de plein fouet par la précarisation du travail et a basculé dans la pauvreté, avec une réalité du déclassement social. Mais selon Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely, les nouvelles catégories populaires se fracturent parfois sur le plan idéologique notamment sur l’idéal du mérite et sur la critique des revenus d’assistance (« l’assistanat ») : « on voit ici qu’une frontière très nette s’est érigée à la base de la société, entre ceux qui travaillent et les autres ».
De nouveaux métiers de services ont émergé aussi autour du bien-être et du développement personnel (coaching de vie, yoga, feng shui, etc.) : la psychologie et les thérapies alternatives ont ainsi répondu à de nouveaux besoins des Français autour de la santé (mentale, physique, émotionnelle et énergétique) et la recherche de l’équilibre (dans sa vie personnelle, professionnelle, familiale, et amoureuse). Par ailleurs nos centres urbains accueillent également de plus en plus de spécialistes du numérique et de jeunes entrepreneurs de l’économie digitale, et notamment autour des start-up et des espaces de co-working. Sans compter qu’une frange plus contestataire et expérimentale de l’élite éducative s’investit de plus en plus dans les alternatives écologiques et sociétales, jouant elle aussi un rôle d’innovation sociale.
Lire le cours de spécialité SES en terminale sur le thème de la structure sociale :
La France entre traditions et globalisation
Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely analysent ensuite la pluralité des influences culturelles dans la société française. Ils évoquent la « couche yankee » pour désigner les diverses influences américaines en matière de consommation (les ordinateurs, les smartphones…), de mode vestimentaire (le jean), en matière d’alimentation (les fast-food), de loisirs (avec le cinéma des Blockbusters), ou encore dans la musique (pop culture, musique country) ou l’apprentissage, discriminant socialement, de l’anglais. Ils notent que la culture japonaise est également très forte chez les jeunes générations (consoles de jeu, mangas, sushis, etc.), ainsi que la culture orientale (halal, kebab, chicha).
Sur le plan spirituel, le catholicisme a certes perdu sa centralité symbolique, mais il demeure un élément incontournable du substrat culturel français, tandis que l’Islam est devenu la seconde religion en France. Mais les églises évangéliques (pentecôtistes, charismatiques…) sont aussi en plein essor et complètent le « patchwork spirituel français », avec le chamanisme et l’ésotérisme, et même la sorcellerie.
Toutes ces transformations économiques, sociales et culturelles de cette « Grande métamorphose » ont naturellement un impact majeur sur le paysage électoral : la nouvelle économie post-industrielle et la stratification éducative (séparant les diplômés et les non-diplômés) ont accru les fractures politiques, et « ce n’est pas un hasard si bien sûr, les trois forces politiques qui ont connu la dynamique la plus favorable ces dernières années – le macrono-libéralisme de LREM, le courant identitaire du RN et l’écologie politique des Verts- sont chacune porteuses d’un projet de société globale, associant un modèle économique, une vision de l’avenir, une conception de l’environnement, des rapports de genre et à l’altérité spécifiques ».
Lire la note de lecture sur le livre de Monique Dagnaud et Jean-Laurent Cassely « Génération surdiplômée, les 20% qui transforment la France »
Quatrième de couverture
Qu'ont donc en commun les plateformes logistiques d'Amazon, les émissions de Stéphane Plaza, les restaurants de kebabs, les villages de néo-ruraux dans la Drôme, l'univers des coaches et les boulangeries de rond-point ? Rien, bien sûr, sinon que chacune de ces réalités économiques, culturelles et sociales occupe le quotidien ou nourrit l'imaginaire d'un segment de la France contemporaine. Or, nul atlas ne permet de se repérer dans cette France nouvelle où chacun ignore ce que fait l'autre. L'écart entre la réalité du pays et les représentations dont nous avons hérité est dès lors abyssal, et, près d'un demi-siècle après l'achèvement des Trente glorieuses, nous continuons à parler de la France comme si elle venait d'en sortir. Pourtant, depuis le milieu des années 1980, notre société s'est métamorphosée en profondeur, entrant pleinement dans l'univers des services, de la mobilité, de la consommation, de l'image et des loisirs. C'est de la vie quotidienne dans cette France nouvelle et ignorée d'elle-même que ce livre entend rendre compte à hauteur d'hommes et de territoires.
Le lecteur ne s'étonnera donc pas d'être invité à prendre le temps d'explorer telle réalité de terrain, telle singularité de paysage ou telle pratique culturelle, au fil d'un récit soutenu par une cartographie originale (réalisée par Mathieu Garnier et Sylvain Manternach) et des statistiques établies avec soin. Qu'ils fassent étape dans un parc d'attraction, nous plongent dans les origines de la danse country, dressent l'inventaire des influences culinaires revisitées, invoquent de grandes figures intellectuelles ou des célébrités de la culture populaire, les auteurs ne dévient jamais de leur projet : faire en sorte qu'une fois l'ouvrage refermé, le lecteur porte un regard nouveau sur cette France recomposée.
Les auteurs
- Jérôme Fourquet, auteur de L'Archipel français (Seuil, 2019), est analyste politique, expert en géographie électorale, directeur du département Opinion à l'IFOP.
- Jean-Laurent Cassely est journaliste (Slate.fr, L'Express) et essayiste, spécialiste des modes de vie et des questions territoriales.