L'ouvrage :
La plupart des auteurs réunis ici sous la direction de François Chesnais ont une première fois conjugué leurs compétences pour publier, en 1996, un ouvrage intitulé La mondialisation financière, genèse, coût et enjeux (Syros). Leur nouveau recueil intitulé La finance mondialisée vient aujourd'hui comme une actualisation et un complément. Désormais, les auteurs portent leur attention non seulement sur les mécanismes financiers proprement dits mais aussi sur les rapports qu'entretiennent ces mécanismes avec des relations internationales influencées avant tout par l'activisme militaro-sécuritaire des Etats-Unis. Le ton est celui d'un réquisitoire méthodique. Rien de ce qui caractérise l'évolution de l'économie mondiale depuis plusieurs décennies n'est épargné. Les initiatives destinées à contenir voire corriger les excès du système sont elles-mêmes perçues comme autant de tentatives pour le sauver et finalement préserver les intérêts exorbitants de ceux à qui il profite d'abord : les détenteurs du capital.
La mondialisation telle que décrite par les auteurs est bien celle d'une prise de pouvoir irrésistible du capital sur l'économie, notamment sa composante industrielle, et finalement sur les salariés. Elle a pour corollaire un phénomène d'accumulation financière que F. Chesnais définit en ces termes : " la centralisation dans des institutions spécialisées de profits industriels non réinvestis et de revenus non consommés, que celles-ci ont pour charge de valoriser sous la forme de placements en actifs financiers - devises, obligations et actions – en se tenant hors de la production de biens et de services ". Pour F. Chesnais, ce phénomène a commencé dès les années 50 aux Etats-Unis pour se prolonger à partir du milieu des années 60 en Europe. La croissance des montants en cause a suivi un rythme très soutenu : supérieur à 10 % par an dans les années 1990, pour atteindre l'équivalent de 140 % du PIB cumulé des pays de l'OCDE. Fonds de pension, compagnies d'assurances et sociétés d'investissements détiennent la plus grande part de ces actifs financiers. Parmi ces investisseurs institutionnels, les Etats-Unis occupent une place prépondérante. Catherine Sauviat rappelle ainsi que les fonds de pension américains détenaient en 2001 les deux tiers des avoirs gérés par l'ensemble des fonds de pension des pays de l'OCDE.
Insatiabilité et instabilité
La mondialisation financière a été rendue possible par la déréglementation, le décloisonnement des marchés financiers nationaux et la désintermédiation grâce à laquelle tout type d'investisseur institutionnel peut effectuer des opérations de prêt précédemment réservées aux seules banques. Toute une série de conséquences fâcheuses s'en sont suivies parmi lesquelles le primat donné aux marchés boursiers et une autonomie de la finance par rapport aux activités de production, thèse authentiquement marxiste (livre III du Capital cité par F. Chesnais). Pour les propriétaires-actionnaires, le cours des titres qu'ils détiennent prend le pas sur toute autre considération. Dans ce contexte, la recherche exclusive des plus-values boursières et des profits financiers prédomine, au-delà même de ce qu'il est raisonnable de demander à l'économie réelle. Ce dont il résulte des effets sociaux pénibles qui se manifestent par une pression sur les salaires, une hausse du chômage et une montée des emplois précaires.
La mondialisation est en outre caractérisée par une instabilité chronique. Les investisseurs institutionnels et les financiers en général, par leur impatience, leur insatiabilité, leurs exigences irréalistes en termes de liquidité et de rendement mais aussi leur comportement moutonnier créent les conditions favorables à la formation de bulles spéculatives et à leur implosion inéluctable. Ce dont les propriétaires-actionnaires pâtissent assez peu en comparaison des salariés. Pour Suzanne de Brunhoff, le système monétaire international actuel, caractérisé par la libre circulation des capitaux, entretient cette instabilité chronique. Loin de remplir le rôle stabilisateur prêté à la monnaie de référence, le dollar ne fait que refléter un jeu de forces impérialistes que les Etats-Unis dominent.
Outre les salariés des pays développés, les pays en voie de développement sont les premiers à supporter les conséquences de cette instabilité. La mondialisation financière et ses effets liés comme le surendettement des pays du tiers monde permettent en effet aux pays riches d'imposer des politiques d'ajustement structurel, de privatisation, d'austérité budgétaire et de libéralisation. Or, conduites brutalement, de telles politiques sont directement ou indirectement à l'origine de chocs sociaux et le cas échéant de famines et de pandémies qui n'ont aux dires de F. Chesnais rien de naturel.
Pour Mamadou Camara et Pierre Salama, les écarts de développement entre pays riches et pays pauvres ne seraient nullement réduits par la mondialisation. Seule une poignée de pays, essentiellement asiatiques, en auraient tiré un relatif profit. La majorité des pays déshérités échappent de fait à la dynamique de la mondialisation financière, particulièrement les pays africains. Lorsqu'ils en tirent quelque bénéfice via une certaine croissance, il ne s'agit que d'une croissance en dents de scie.
En fin de compte, la finance mondialisée profite unilatéralement aux fractions supérieures des classes capitalistes, dans les pays développés en général et aux Etats-Unis en particulier. D'où la nécessité pour ce dernier pays de préserver le système malgré ses contradictions et ses fragilités intrinsèques. Ce qui passe par un renforcement de ses capacités militaires et la démonstration sans cesse réitérée de sa force par le déclenchement de multiples conflits. Luc Mampaey et Claude Serfati évoquent à cet égard "une convention "guerre sans limites "" entre marchés financiers et groupes de l'armement.
Face à un système tellement contestable, que dire des initiatives prises pour en corriger les défauts les plus manifestes ?
Des amendements inopérants
Les auteurs abordent les divers moyens pris ces dernières années pour adoucir les effets de la mondialisation financière en contrebalançant le pouvoir des actionnaires-propriétaires. Censée modérer l'appétit des actionnaires et de dirigeants d'entreprise soupçonnés de rechercher prioritairement leur enrichissement personnel, via notamment les stock-options , la corporate governance produirait très peu d'effet. De même, l'épargne salariale ne ferait que lier les mains non seulement des salariés mais encore des représentants syndicaux acceptant de la cautionner. Pour C. Sauviat, le nouveau pouvoir actionnarial n'est rien d'autre qu'une " machine à discipliner les salariés ". Quant à F. Chesnais, il explique que les plans d'épargne salariale " font de leurs bénéficiaires des individus déchirés dont la personnalité sociale est éclatée, d'un côté celle de salariés et de l'autre de membres auxiliaires des couches rentières de la bourgeoisie ".
Pareillement, les investissements éthiques censés favoriser les entreprises socialement responsables restent très en deçà des enjeux. Les sommes mobilisées demeurent à un niveau très marginal. Surtout, les critères éthiques sont pris dans une impasse de principe dans la mesure où ils valent acceptation de la logique même du capitalisme financier. Accepter l'investissement éthique c'est renoncer à la transformation en profondeur du système.
La réforme du système monétaire international, au-delà de simples compromis, ne se révèle pas moins difficile compte tenu des rapports de forces à l'œuvre dans les relations internationales, autrement dit de l'hyperpuissance américaine.
Enfin, les mesures d'assainissement et de régulation comptable prises par les pouvoirs publics pour favoriser la transparence et éviter la dissimulation, à la suite de plusieurs scandales retentissants, tant aux Etats-Unis qu'en Europe, sont elles aussi jugées insuffisantes par les auteurs.
F. Chesnais constate en définitive que " la propriété patrimoniale est adossée à des intérêts très puissants qui sont déterminés à en assurer la pérennité. " A défaut de mesures adaptatives, disqualifiées en ce qu'elles aboutissent de fait à préserver l'essentiel des intérêts des catégories détenant le pouvoir financier, plusieurs auteurs envisagent dès lors des perspectives beaucoup plus radicales. Gérard Duménil et Dominique Lévy promettent au néolibéralisme l'alternative suivante : " rétablissement d'un compromis social (…) évoquant le compromis keynésien, ou (…) dérive antidémocratique, autoritaire, répressive et militariste " avant d'ajouter : " le politique (…) décidera de ces évolutions, c'est-à-dire la lutte des classes. " Dominique Plihon en appelle pour sa part à la constitution de contre-pouvoirs forts : "une telle stratégie doit s'appuyer sur les mouvements sociaux car elle implique une transformation des rapports de force vis-à-vis des détenteurs du capital financier et de leurs alliés".
L'auteur :
Economiste, professeur émérite à l'Université de Paris XIII-Villetaneuse, François Chesnais est membre du conseil scientifique d'ATTAC.
Mots-clés :
Mondialisation, financiarisation, fonds de pension, épargne salariale, rapport capital-travail, lutte des classes
Sommaire (extraits) :
Avant-propos par François Chesnais
- Le capital de placement : accumulation, internationalisation, effets économiques et politiques , par François Chesnais
Les étapes et les mécanismes de l'accumulation financière
La forme de mondialisation née de la libéralisation financière
Un régime spécifique de propriété du capital
L'extériorité de la finance par rapport à la production
Une croissance mondiale très lente, concentrée sur un très petit nombre de foyers
L'hypothèse d'une "insatiabilité" de la finance
Les crises financières
- L'instabilité monétaire internationale, par Suzanne de Brunhoff
Problèmes théoriques des taux de change
Relations monétaires et politiques internationales
- Le néolibéralisme sous hégémonie états-unienne, par Gérard Duménil et Dominique Lévy
Le nouveau pouvoir financier
Economie de l'impérialisme états-unien
Contradictions d'une trajectoire macroéconomique
- Les fonds de pension et les fonds mutuels : acteurs majeurs de la finance mondialisée et du nouveau pouvoir actionnarial , par Catherine Sauviat
Des acteurs financiers d'origine distincte, dotés d'une importante force de frappe financière
Des acteurs majeurs des marchés et de la bulle financière, animés du double impératif de rentabilité et de liquidité
La nature du nouveau pouvoir actionnarial
Un pouvoir de contrôle contourné par les dirigeants
Une machine à discipliner les salariés
L'activisme actionnarial et l'investissement socialement responsable : nouvel horizon syndical ?
- Les grandes entreprises fragilisées par la finance , par Dominique Plihon
La prise de pouvoir par les investisseurs institutionnels
Les managers face à leurs nouveaux actionnaires
Une montée spectaculaire des investisseurs étrangers
Le processus de dispersion de la détention du capital
La politique des nouveaux détenteurs du capital
Le comportement prédateur des acteurs du capitalisme financier
Les entreprises déstabilisées par leurs opérations internationales
- La place de l'Europe dans la valorisation mondiale des capitaux de placement financier, par Esther Jeffers
Une accumulation financière et des structures d'actifs différenciés
La concurrence entre les places financières européennes
Les flux transatlantiques des années 1990
Les opérations européennes en Amérique latine et dans les pays candidats à l'élargissement
- Le Japon : du miracle économique à la débâcle financière, par Marianne Rubinstein
Un système financier dédié au développement industriel
Le processus de déréglementation financière
La profondeur de la crise financière
De la crise financière à la crise économique
Conclusion : vers une sortie de crise ?
- L'insertion différenciée aux effets paradoxaux des pays en développement dans la mondialisation financière, par Mamadou Camara et Pierre Salama
La mondialisation financière : un processus non intégrateur pour la majorité des pays en développement
Quelques effets pervers de la nouvelle insertion financière des pays émergents : l'exemple de l'Amérique latine
- Les groupes de l'armement et les marchés financiers : vers une convention "guerre sans limites" ? par Luc Mampaey et Claude Serfati
Les restructurations industrielles sous la coupe de la finance
Des "fondamentaux" solides
Un nouveau "bloc social" : la finance, l'armement et la politique
Vers une convention boursière "guerre sans limites" ?
Bibliographie générale
- Quatrième de couverture -
"Le néolibéralisme a déjà une histoire. Depuis les années 1980, les performances de l'économie mondiale ont dépendu de façon croissante de l'humeur et de la santé des "marchés" et des institutions – fonds de pension, sociétés d'assurances, banques – qui transforment l'épargne en capital pour le valoriser au moyen de placements et de prêts. Sous leur pression, les gouvernements ont libéralisé, déréglementé et privatisé. La "nouvelle économie" a paru un court moment rendre vaine la critique du néolibéralisme. Mais l'explosion de la bulle Internet, la chute des Bourses, la récession ou la stagnation des économies de l'OCDE, le tournant militaire et sécuritaire après les attentats du 11 septembre ont ouvert une nouvelle période.
Le regard critique sur la finance proposé ici veut contribuer à l'analyse des racines du néolibéralisme comme du tournant de 2000-2001. L'architecture de la mondialisation financière et sa "gouvernance" par les Etats-Unis et le FMI assurent l'acheminement de revenus du monde entier vers les grands centres financiers. Les systèmes de retraite privés, pierre angulaire de la finance mondialisée, sont au cœur de mécanismes qui bloquent la croissance de l'économie mondiale et en accroissent fortement les inégalités, en même temps qu'ils font des salariés les otages des marchés financiers. Alors que la finance a provoqué, dans nombre de pays, des crises qui ont déchiré ou affaibli leur tissu social, les Etats-Unis ont fait de leur position dominante dans les institutions financières l'un des piliers de leur hégémonie. Force est de se poser la question des liens avec la remontée du militarisme et la priorité sécuritaire."