L'ouvrage
La culture-monde, enfant de la mondialisation
Dans la lignée des ouvrages antérieurs de Gilles Lipovetsky, cette thèse s'inscrit dans un contexte économique et social caractérisé par une hypertrophie des structures anciennes. Au capitalisme a ainsi succédé l'hypercapitalisme, où les processus de production sont partagés entre les différentes régions du monde, où les flux ne connaissent quasiment plus de barrières, et où la logique marchande a conquis de nouveaux terrains. La consommation est devenue hyperconsommation, avec un affaissement des barrières de classe. La technologie, qui se développe de façon continue depuis 250 ans, est devenue hypertechnologie, source de progrès mais aussi de peurs et d'inquiétudes. L'individualisme, enfin, doctrine des Lumières, a cédé le pas à l'hyperindividualisme, Défiant vis-à-vis de la chose publique, l'individu est de plus en plus replié sur des bases identitaires, tandis que les mondes privés (la famille, en particulier) apparaissent eux-mêmes déstabilisés, ouvrant la voie à la solitude et au désenchantement.
Ces quatre dimensions idéal-typiques tracées par les deux auteurs fixent un cadre précieux d'analyse pour mieux comprendre comment se caractérise la culture-monde. Elle naît du développement des écrans, de la télévision à Internet en passant par le cinéma, qui accompagnent désormais le moindre de nos gestes quotidiens. Ces écrans ont engendré de nouveaux biens culturels, produits par des entreprises multinationales et distribués dans tous les pays du monde. Mais l'abondance est telle qu'elle conduit à l'individualisation des choix, chacun se construisant ses préférences dans un environnement de profusion.
Ce que n'est pas la culture-monde
Lipovetsky et Serroy estiment toutefois nécessaire de lever un certain nombre d'ambigüités sur la nature de la culture-monde. Elle n'est pas synonyme d'américanisation du monde, comme en attestent le succès des mangas, l'essor du cinéma est-asiatique ou indien, l'émergence de stars africaines de la musique, ou encore le design suédois. Parler de « worldisation » serait beaucoup plus exact, si le terme existait : la culture-monde est celle du triomphe de produits planétaires avec une forte coloration locale. Elle n'est pas non plus synonyme d'un effacement des clivages et des convictions. En attestent par exemple l'ampleur des mobilisations associatives et militantes, ainsi que la prise de conscience planétaire autour du développement durable. La reviviscence du religieux participe également de cette persistance des croyances et des divergences. « ?Retour? du religieux n'est pas le terme adéquat tant le phénomène se présente comme essentiellement post-traditionnel, dégagé de l'autorité hétéronome d'une tradition imposée et fondé sur ce qui en découle en matière de départicipation, de bricolage des croyances, de conversions, de néomysticisme, d'affectivisation du croire, de croyance sans appartenance. L'heure est à l'individualisation, à la dissémination, à l'émotionnalisation des croyances et des pratiques », soulignent les auteurs (p. 147). Le stade réflexif de la consommation, y compris culturelle, empêche de parler, comme certains penseurs contemporains, d'infantilisation.
Loin des paysages apocalyptiques prédits depuis l'essor de la culture de masse, le portrait brossé dans cet ouvrage se veut beaucoup plus optimiste. « La culture qui caractérise l'époque hypermoderne n'est plus l'ensemble des normes sociales héritées du passé et de la tradition (la culture au sens anthropologique) ni même le ?petit monde? des arts et des lettres (la haute culture), elle est devenue un secteur économique en pleine expansion, à ce point considérable qu'on en vient à parler, non sans raison, de capitalisme culturel » (p. 73). La culture-monde est donc avant tout une culture convertie aux logiques marchandes, nourrie de vedettes planétaires et d'événements mondiaux. Elle met les propositions culturelles en concurrence, comme en atteste la politique d'attractivité développée par les grandes agglomérations, qui multiplient les musées-objets, les festivals, bref le marketing culturel pour attirer les touristes et fidéliser des cadres de plus en plus mobiles.
Des défis politiques majeurs
Que penser de cette culture-monde ? Loin de pleurer sur un glorieux passé, Lipovetsky et Serroy acceptent les logiques de cette nouvelle donne, qu'ils ne considèrent pas comme mauvaise en soi. Mais elle implique de nouvelles ambitions politiques, à même d'amener le plus grand nombre à s'orienter dans un univers incertain. En accord avec cette ambition nouvelle d'accomplissement de soi, l'école doit, tout en continuant à asseoir la reconnaissance sur le mérite et en restaurant l'image de l'enseignant, s'ouvrir au monde. Les auteurs estiment en particulier nécessaire que l'univers professionnel soit plus présent à l'école, afin de relier connaissances générales et applications pratiques. Ils appellent par ailleurs de leurs vœux l'essor d'une culture d'histoire, qui soit susceptible de donner au citoyen une série de repères structurants pouvant l'aider à s'orienter dans la profusion d'informations disponibles. Une refonte de la culture générale est plus que jamais nécessaire dans un monde d'abondance culturelle, où l'éphémère triomphe et où la hiérarchie des savoirs s'affaisse au profit d'un éparpillement des analyses et des données. L'université a d'ailleurs un rôle majeur à jouer, en dispensant un enseignement d'abord général, puis se particularisant progressivement pour aboutir à des formations spécifiques orientées vers un métier.
L'enjeu est donc, pour les Pouvoirs publics, de tirer les conséquences de la mutation radicale qu'a connue la sphère culturelle ces dernières années, afin d'apporter des réponses en accord avec les attentes et les besoins d'une population façonnée par les effets planétaires de la culture-monde.
L'auteur
Gilles Lipovetsky , philosophe-sociologue, a publié de nombreux essais sur les transformations de la société contemporaine.
Jean Serroy , professeur d'université, est l'auteur de divers ouvrages sur la littérature du XVIIème siècle ainsi que sur le cinéma.
Table des matières
Introduction L'âge de la culture-monde
Unification et déterritorialisation
La désorientation culturelle
La revanche de la culture
Chapitre 1. La culture comme monde et comme marché
L'hypercapitalisme ou la culture globale comme marché
Une culture hypertechnologique
La nouvelle culture de l'individu
Une culture d'hyperconsommation
Convergence des modèles ou guerre des civilisations ?
Chapitre 2. La culture comme image et comme communication
Les industries culturelles
La culture-écran, acte I
Le monde de l'écran global : acte II
Une culture de célébrités : l'universalisation du vedettariat
L'art dans le monde
Un monde de marques
La culture ou l'a-culture ?
Chapitre 3. La culture-monde comme mythes et comme défis
Vers une planète homogénéisée ?
Vers un monde américanisé ?
Vers un monde sans âme ?
Vers un monde infantilisé ?
Chapitre 4. La culture-monde comme civilisation
Une formation au monde
Une culture d'histoire
Une culture de l'intelligence
Une recherche de la vie belle et bonne
Une politique de solidarisation du monde Conclusion
Quatrième de couverture
Le sens même de la culture s'est transformé en profondeur. Mode, publicité, tourisme, art-business, star-system, urbanisme : plus rien aujourd'hui n'échappe à l'ordre de la culture. Celle-ci est devenue une culture-monde, celle du technocapitalisme généralisé, des industries culturelles, du consumérisme global, des médias et des réseaux numériques. Transcendant les frontières et brouillant les anciennes dichotomies entre « civilisation » des élites et « barbarie » de la populace, elle affiche une vocation planétaire et s'infiltre dans tous les secteurs d'activité.
Comment la penser à l'heure de l'hypercapitalisme culturel ? Quel monde dessine la culture-monde des marques internationales, du divertissement médiatique, des réseaux et des écrans ?
Gilles Lipovetsky et Jean Serroy, tout en analysant ce bouleversement, avancent des pistes d'action possibles visant à faire reculer l'empire croissant du consumérisme et la désorientation généralisée de l'époque. Et si les années qui viennent étaient, paradoxalement, celles d'une « revanche de la culture » ?