L'ouvrage
Un ouvrage de sociologie est d'autant mieux justifié qu'il représente un apport à la fois du point de vue de l'objet particulier auquel il est consacré et du point de vue de la méthode sociologique. Les deux ambitions se soutiennent d'ailleurs mutuellement. En effet, la pertinence d'une analyse en particulier est davantage assurée si un examen de la méthode sociologique en général a été préalablement consenti. L'ouvrage de Bernard Lahire emprunte à l'évidence ce chemin. C'est d'autant plus heureux qu'un sujet comme les dissonances culturelles est guetté par de nombreux biais au premier rang desquels ceux introduits par le statut même de l'universitaire. Celui-ci étant réputé dans la plupart des cas développer une certaine inclination légitimiste en faveur des pratiques culturelles les plus valorisées. Ici, la critique réflexive de la méthode et du jugement personnel n'a pas été escamotée.
Par dissonance culturelle, B. Lahire entend l'existence chez un individu d'une ou plusieurs pratiques culturelles marquant un écart au sein d'un ensemble de pratiques plus ou moins homogènes du point de vue de leur légitimité. Discutables, les critères de légitimité propres à hiérarchiser les pratiques culturelles sont justement discutés par l'auteur. Sans revenir ici sur les enjeux et les termes exacts de cette discussion, par ailleurs intéressante, disons simplement que les critères retenus s'accordent globalement avec un classement spontané rangeant par exemple l'opéra parmi les genres musicaux à forte légitimité culturelle et le heavy metal parmi ceux à faible légitimité, pareillement les films d'auteur vs . les films d'épouvante ou encore Le cercle de minuit vs. Les grosses têtes en matière de télévision.
Dans cette perspective, est qualifié de "dissonant légitime" un individu ayant des pratiques considérées habituellement comme très légitimes (visite de la Tate Gallery et fréquentation d'artistes plasticiens) tout en sacrifiant à telle ou telle pratique peu légitime (assister à des matchs de football ou de volley-ball). Inversement, tel autre individu doté d'un faible capital culturel pourra être qualifié de "dissonant illégitime" s'il rompt l'homogénéité d'habitudes culturelles perçues comme faiblement légitimes (karaoké par exemple) par telle ou telle pratique davantage valorisée (programmes d'Arte ou spectacles de danse classique).
Généralité du singulier
Le travail de B. Lahire, qui ne manque pas de se référer aux analyses de Pierre Bourdieu s'appuie principalement sur l'enquête statistique Les pratiques culturelles des Français (1997) d'une part et sur plus d'une centaine d'entretiens avec des personnes issues de tous les milieux d'autre part. L'auteur convoque également des exemples de natures très diverses : œuvres cinématographiques ou théâtrales, évocations biographiques (le goût de Wittgenstein pour les films américains ou celui de Jean-Paul Sartre pour les romans de la Série noire), émissions de télévision, etc. Ces différents objets d'analyse et plus particulièrement les entretiens, repris dans l'ouvrage sous la forme de transcriptions commentées, convainquent B. Lahire que la dissonance culturelle est, paradoxalement, la règle et la parfaite homogénéité des pratiques l'exception." Il n'y a rien de plus statistiquement fréquent que la singularité individuelle et (...) par conséquent, les exceptions statistiques n'ont rien d'exceptionnel : elles sont tout ce qu'il y a de plus ordinaire et touchent au bout du compte la quasi-totalité des individus composant les différents groupes ."nous dit B. Lahire. Des traits généraux plus ou moins fréquemment attachés à tel ou tel groupe permettent d'identifier des dissonances lesquelles sont si répandues qu'elles peuvent à la limite faire douter de la pertinence des traits généraux initialement identifiés.
Les profils homogènes et cohérents en termes de pratiques culturelles ne concernent ainsi qu'un effectif très restreint d'individus. Peu nombreux sont les individus voués à des pratiques culturelles exclusivement légitimes. Rares sont les individus livrés perpétuellement aux pratiques culturelles les moins légitimes. Ces individus que l'auteur qualifie de "consonants" sont repérables aux deux extrêmes de l'échelle sociale. Pour autant, si la dissonance culturelle est présente partout dans la société elle n'est pas également partagée. Les cadres et les professions intellectuelles supérieures sont parmi les groupes socioprofessionnels ceux qui présentent le taux de profils culturels dissonants le plus élevé. Par ailleurs, les profils culturels dissonants issus des milieux populaires révèlent fréquemment cette qualité de manière incidente ou ponctuelle plutôt que de manière permanente.
Une approche renouvelée de l'individu
Les frontières culturelles restent en tout état de cause mouvantes et trompeuses. Telle pratique pourra faire l'objet au fil du temps d'une légitimation progressive. Ce fut par exemple le cas du jazz qui a bénéficié d'une réévaluation à la hausse au long du XX° siècle. Une même pratique peut en outre être jugée plus ou moins légitime en fonction du cadre dans lequel on s'y adonne. Pour Pierre Bourdieu," le sens et la valeur mêmes d'un bien culturel varient selon le système de biens dans lequel il se trouve inséré ". Enfin, des détours subtils peuvent être mis au jour. A ce sujet, P. Bourdieu fait l'observation suivante :" Là où vous croyez voir apparaître de l'illégitime, vous n'avez en définitive qu'une marque plus subtile de haute légitimité".
Sans les contester radicalement, B. Lahire veut garder ses distances vis-à-vis de telles conclusions dans la mesure où elles visent de fait à sauver chez tout individu une cohérence fondamentale des pratiques culturelles. Cette cohérence étant liée à une unité des facteurs déterminant la nature et la combinaison desdites pratiques. Or, pour B. Lahire, il convient d'admettre sans réserve que les individus, sauf exception, révèlent écarts et variations, non seulement par rapport aux groupes d'appartenance autres que le leur mais également au sein de leur propre groupe d'appartenance (variations inter-individuelles) et surtout jusqu'en eux-mêmes (variations intra-individuelles).
La règle est bien la dissonance que l'auteur explique par la multiplicité des instances de socialisation auxquelles sont soumis les individus. Successivement ou simultanément, les pratiques culturelles sont déterminées par la fréquentation de personnes porteuses d'incitations très diverses au plan culturel : enseignants, parents, conjoints, amis, collègues, etc. La combinaison et la concurrence de ces instances de même que l'effet de cadres sociaux différenciés (temps de travail vs. temps de loisirs, sphère privée vs. sphère publique) génèrent une infinité variété de profils culturels.
Ce faisant, B. Lahire va contre la tradition sociologique classique qui privilégiait le groupe et négligeait l'individu. "C'est en faisant le deuil des réalités individuelles que la sociologie durkheimienne s'est constituée." rappelle l'auteur. Il entend également dépasser la "théorie de la légitimité culturelle" qui en soutenant la thèse d'une correspondance entre une échelle des pratiques culturelles et la hiérarchie sociale ou scolaire s'inscrit dans une perspective sociologique collective vouée aux groupes, aux catégories socioprofessionnelles voire aux classes. B. Lahire n'entérine pas pour autant l'idée d'une fragmentation toujours plus poussée de la société dite postmoderne soutenue par les chantres contemporains de la montée de l'individualisme. En prêtant attention aux variations intra-individuelles nées d'une plurisocialisation à laquelle personne n'échappe, il appelle à considérer l'individu sans pour autant oublier son inscription dans des cadres collectifs. Car " les réalités individuelles sont sociales".
L'auteur :
Professeur de sociologie, Bernard Lahire enseigne à l'Ecole normale supérieure et dirige le Groupe de recherche sur la socialisation (CNRS / Lyon II / ENS). Il a notamment publié L'homme pluriel (Nathan, 1998) et Portraits sociologiques (Nathan, 2002).
Mots-clés :
Pratiques culturelles, individualisme, hiérarchie, distinction, reproduction
Sommaire (extrait) :
Introduction
Transformer le regard
La culture à l'échelle individuelle
Chiffrer le singulier
Des tableaux statistiques aux portraits individuels
Distinction de soi et vie digne d'être vécue
I/ LEGITIMITE, DOMINATION ET CROYANCE
Chapitre 1. Pouvoirs et limites de la théorie de la légitimité culturelle
Chapitre 2. La production historique des hiérarchies culturelles
Chapitre 3. Mesurer la légitimité culturelle
II/ CONSTRUIRE LES PROFILS CULTURELS INDIVIDUELS
Chapitre 4. Catégories, types et profils
Chapitre 5. Des transferts imparfaits
Chapitre 6. Profils consonants, profils dissonants
III/ LES PROFILS CULTURELS EN PORTRAITS
Chapitre 7. L'homogénéité par le haut et par le bas
Chapitre 8. Les formes de l'hétérogénéité culturelle individuelle
Chapitre 9. Profils culturels dissonants dans les classes supérieures
Chapitre 10. Profils culturels dissonants dans les classes moyennes
Chapitre 11. Profils culturels dissonants dans les classes populaires
IV/ MOBILITES ET INFLUENCES
Chapitre 12. Petits et grands déplacements sociaux
Chapitre 13. Des vies culturelles sous influences
Chapitre 14. La jeunesse n'est pas qu'un mot : la vie sous triple contrainte
V/ DEVALUATION DU CAPITAL LITTERAIRE ET ARTISTIQUE, DIVERTISSEMENT ET MELANGE DES GENRES
Chapitre 15. Baisse de la foi en la culture littéraire et artistique
Chapitre 16.Tensions et relâchements, en public et en privé
Chapitre 17. Confusion ou mélange des genres ?
Conclusion : Les distinctions individuelles
Post-scriptum : Individu et sociologie
La science des variations mentales et comportementales
Variations et réalités macrosociologiques
Le mauvais sort fait aux variations individuelles
Lutter contre certaines habitudes de pensée
Résister à l'air du temps
Appuis et contre-appuis scientifiques
Addenda : propositions
Annexes méthodologiques
Quatrième de couverture
"On prête au philosophe Wittgenstein un goût quasi enfantin pour les histoires policières et les baraques foraines et l'on sait que Jean-Paul Sartre aimait regarder des westerns à la télévision et préférait les romans de la "Série noire" aux ouvrages de Wittgenstein. Simples coquetteries de philosophes ? Rien n'est moins sûr. Ce qui étonne dans ces histoires, c'est le décalage entre les portraits que l'on dresse d'eux en philosophes et ce que l'on apprend par ailleurs de leurs pratiques et de leurs goûts culturels. Mais on se tromperait en considérant qu'il s'agit d'exceptions statistiques qui confirment la règle générale de"cohérence culturelle".
De caricatures en vulgarisations schématiques des travaux sociologiques, on a fini par penser que nos sociétés, marquées par le maintien de grandes inégalités sociales d'accès à la culture, étaient réductibles à un tableau assez simple : des classes dominantes cultivées, des classes moyennes caractérisées par une "bonne volonté culturelle" et des classes dominées tenues à distance de la culture.
Dans ce livre qui combine solidité agrumentative et ampleur du matériau empirique (données statistiques, plus de cent entretiens, etc.), Bernard Lahire propose de transformer notre vision ordinaire des rapports à la culture. Il met ainsi en lumière un fait fondamental : la frontière entre la "haute culture" et la "sous-culture" ou le "simple divertissement" ne sépare pas seulement les classes sociales, mais partage les différentes pratiques et préférences culturelles des mêmes individus, dans toutes les classes de la société. Bernard Lahire montre qu'une majorité d'individus présentent des profils dissonants qui associent des pratiques culturelles allant des plus légitimes aux moins légitimes. Si le monde social est un champ de luttes, les individus sont souvent eux-mêmes les arènes d'une lutte des classements, d'une lutte de soi contre soi. Une nouvelle image du monde social apparaît alors, qui ne néglige pas les singularités individuelles et évite la caricature culturelle des groupes."