L'ouvrage
Depuis les écrits d'Adam Smith au XVIIIème siècle, la croissance est considérée comme le principal moteur de l'enrichissement des nations. Pourtant, et alors que le rapport Meadows de 1972 et les travaux du Club de Rome proclamaient le célèbre slogan "Halte à la croissance", les débats se sont intensifiés sur l'opportunité d'un accroissement des richesses matérielles, en raison de la crainte d'un épuisement des ressources naturelles.
Déjà l'économiste François Perroux distinguait en son temps le "besoin d'être" et le "besoin d'avoir" dans les sociétés contemporaines : malgré tous les bouleversements du monde depuis les années 1970, l'interrogation sur les limites de la croissance s'est intensifiée dans le débat public, même si les pays développés peinent à mettre en place une coordination internationale en la matière, et si les pays émergents ont emprunté la voie de l'accumulation afin de converger vers les niveaux de vie des pays développés.
C'est dans un tel contexte que le concept de croissance verte est apparu, conçue comme une "transition vers un développement économique protégeant les ressources nécessaires aux générations futures et soucieuses de justice sociale", selon les termes du rapport récent du "Conseil économique pour le développement durable" (intitulé "les économistes et la croissance verte" (2012). Son objectif est d'opérer une profonde transformation de nos consommations énergétiques, que de nombreux scientifiques jugent insoutenables à long terme.
Nos consommations énergétiques sont alimentées à plus de 80% par les trois grandes énergies fossiles qui sont à la fois non renouvelables et émettrices de gaz à effet de serre : pétrole (34%), charbon (30%) et gaz naturel (24%). Malgré le risque du réchauffement climatique et les signaux d'alerte de plus en plus préoccupants (notamment provenant de l'Agence internationale de l'énergie), le développement des énergies fossiles se finance pourtant sans problème à l'heure actuelle et les gisements immenses de ressources fossiles, ainsi que les moyens techniques et financiers disponibles sont en mesure de repousser la survenue du peak oil géologique.
Pourtant les coûts de l'inaction, notamment mis en évidence par le rapport Stern, s'alourdissent et, selon de nombreux travaux inquiétants, il faudrait désormais "verdir" les bilans énergétiques (efforts d'efficacité énergétique, traitement des déchets, etc.) L'Europe a ainsi développé une stratégie jusqu'à l'horizon 2020 déclinée en trois axes en matière de transition vers la croissance verte : accroissement de l'efficacité, réduction des émissions, montée en puissance des renouvelables.
Les contributions de ce cahier du Cercle des économistes cherchent à mettre en évidence le contenu économique, industriel, politique et social de la "croissance verte".
Alain Trannoy (Cercle des économistes) examine les liens entre la croissance (concept macroéconomique envisagé sous l'angle de l'innovation, des facteurs de production, des sources de financement, du capital humain, etc.) et la demande (plutôt envisagée sous l'angle de la microéconomie), qu'il ne faudrait pas négliger pour prendre toute la mesure de l'importance des choix des consommateurs dans une économie de marchés : en l'occurrence, économiser des ressources et rejeter moins de déchets nécessite un effort d'imagination et termes de recherche & développement, de nouveaux investissements, de marketing, etc. et peut générer des prix plus élevés.
Les entreprises devront déployer des efforts pour rendre leurs produits respectueux de l'environnement et plus attractifs malgré des prix plus élevés que les produits traditionnels. Si les consommateurs choisissent les produits plus chers malgré des prix plus élevés, leur adhésion permettra de rentabiliser la transition écologique (facteur de bien-être individuel et collectif).
Le rôle des incitations peut également être déterminant pour déplacer la demande vers les biens "verts" : les taxes modifient les systèmes de prix pour influencer le choix des consommateurs et à terme, modifier la gamme de produits proposés par les producteurs. Si l'Etat a plusieurs leviers à sa disposition (subventions, taxes, système bonus-malus), il peut parfois privilégier celui de la fiscalité et des taxes comme la TVA qui génèrent des effets redistributifs et agissent sur la compétitivité des firmes, que les décideurs doivent prendre en compte et sans doute intégrer dans une réflexion plus globale sur le système fiscal (progressivité de l'impôt sur le revenu, etc.)
Les travaux scientifiques les plus récents s'orientent notamment vers les structures d'incitations à mettre en oeuvre pour éveiller chez les individus la norme de respect de développement durable, qui peut être favorisé par les pouvoirs publics, mais aussi par les associations. Dans ce domaine, l'information peut jouer un rôle majeur (labellisation, étiquetage écologique).
Le progrès technique peut également apporter une contribution décisive : il en est ainsi des réseaux électriques intelligents (smart grids) qui peuvent aider les individus à réaliser des économies d'énergies appréciables et aider le consommateur à n'utiliser seulement ce dont il a besoin.
Pour Patricia Crifo (Université Paris Ouest et Ecole polytechnique), il faut s'interroger sur la "durabilité" du concept de croissance verte qui pourrait n'être qu'une "bulle" verte, comme à la fin des années 1990 la bulle financière autour des valeurs technologiques (TIC). Le concept de croissance verte combine en effet des éléments qui peuvent apparaître paradoxaux : une série de contraintes réglementaires en faveur de l'environnement, et des opportunités économiques de développement de nouvelles filières d'activités. On conçoit alors la croissance verte comme un moteur de la création de richesses, un vecteur d'innovations technologiques, et de création d'emplois. Si les plans de relance en 2008-2009 ont misé sur la croissance verte et les nouvelles énergies notamment, hormis dans le domaine de l'efficacité énergétique des bâtiments, de nombreuses technologies (biocarburants, chimie verte, captage et stockage du carbone, etc.) sont à peine émergentes aujourd'hui. La croissance verte supposera alors un effort beaucoup plus important de recherche & développement (R&D) privée et publique. Pourtant les investissements dans les technologies vertes, malgré les rendements prometteurs qu'ils laissent espérer, sont toujours considérés comme spéculatifs, et la crise pourrait limiter la prise de risque des entreprises dans ce domaine.
On pourrait également se trouver en présence d'une bulle spéculative, où la valorisation du prix des actifs s'explique par un engouement pour ce type de valeurs, une "exubérance irrationnelle" comme on peut le percevoir de manière périodique sur les marchés financiers. Il se produirait toutefois une boucle vertueuse dans le cas des technologies vertes, si la bulle permettait d'alléger les contraintes financières des firmes dans leur investissement en matière de R&D et conduisait à élever le sentier de croissance potentielle. Or, l'imperfection des marchés de capitaux, conjuguée à la fragmentation de la concurrence dans ce domaine à l'échelle internationale, et à la forte incertitude sur les rendements des investissements réalisés, peut pousser les entreprises à limiter les risques et freiner l'incitation à innover. Face à ces imperfections de marché, le rôle des pouvoirs publics dans la promotion d'une politique industrielle intelligente est alors déterminant pour éviter le sous-investissement chronique en technologies vertes, par exemple dans le cadre d'un soutien ciblé (à l'instar de celui apporté par des subventions à l'électricité photovoltaïque).
Nathalie Girouard et Britta Labuhn évoquent le cas de l'Allemagne, qui a fait de la croissance verte un objectif majeur de sa politique économique et sociale, notamment dans le secteur des industries des énergies renouvelables, et qui a fait d'importants efforts en matière de réduction des émissions de carbone et d'intensité d'utilisation de ses ressources. L'Allemagne a notamment fait appel à la réforme fiscale : taxe sur l'électricité, taxe sur les carburants, habilement ciblées, et avec pour but de réduire les coûts salariaux dans le cadre des réformes du marché du travail. En plus du système de quotas d'émission européen, le pays a mis en place une série de mesures ambitieuses (notamment réglementaires) permettant de réduire la consommation énergétique des ménages et des entreprises, et il a initié d'importants efforts en matière d'innovation environnementale. Selon les auteurs, l'enjeu pour l'Allemagne reste à terme de réduire les coûts de cette politique au regard du critère de l'efficacité économique.
Pour Nathalie Girouard et Britta Labuhn, qui tirent le bilan de la croissance verte pour les pays de l'OCDE, poursuivre le modèle de croissance qui a historiquement porté les pays développés est trop risqué et pourrait se faire au péril d'un épuisement des actifs naturels et d'une pollution environnementale. Par ailleurs le réchauffement climatique et la réduction de la biodiversité nécessitent de réfléchir à une croissance plus inclusive : la stratégie pour une croissance verte lancée par l'OCDE en 2011 a ainsi décrit un certain nombre de leviers sur lesquels les politiques publiques peuvent agir pour concilier la croissance et le respect de l'environnement. L'idée centrale est que la stratégie de croissance verte doit s'insérer dans le cadre global de la politique économique et de la planification du développement, mais s'adapter au contexte institutionnel de chaque pays.
Un premier bilan de l'OCDE montre que les pays utilisent de manière diversifiée l'action sur les règles de la concurrence, les mesures incitatives en matière d'innovation, les systèmes de permis négociables pour réduire les émissions de GES, les taxes et les subventions. Sur la base de groupe d'indicateurs (qui restent à perfectionner) comme la productivité de l'environnement et des ressources, la base d'actifs naturels, la dimension environnementale de la qualité de la vie, et les opportunités économiques des technologies vertes, l'OCDE constate que la productivité de l'environnement et des ressources augmente, mais sans baisse absolue des pressions environnementales ou avec une utilisation plus durable de certains actifs naturels.
Gabriela Simonet et Julien Wolfersperger (Université Paris Dauphine) examinent la question de l'agroforesterie, qui consiste à combiner activités agricoles et forestières, et se demandent si celle-ci peut constituer un nouveau gisement pour la croissance verte : la préservation des forêts constitue un enjeu à la fois climatique (les forêts jouent un rôle essentiel de régulation de nos émissions de gaz à effet de serre), environnemental (préservation des ressources en eau, maintien de la biodiversité) et économique (1,6 milliard d'individus dépendent des forêts pour leur subsistance selon la Banque mondiale).
La préservation des forêts constitue un enjeu majeur pour préserver le patrimoine naturel des générations futures. Or les modèles de croissance actuels ne la garantissent pas : ainsi l'agriculture et l'énergie étant des facteurs de déforestation et de dégradation majeurs, une protection des forêts qui se veut durable devra être couplée à un effort d'intensification agricole et à une augmentation de l'accès à l'énergie pour les populations, dans un contexte de pression démographique importante (on prévoit 9 milliards d'individus à l'horizon 2050). L'agroforesterie permet de diversifier les activités agricoles, d'améliorer les revenus des habitants des pays émergents, de générer des emplois au niveau local, et permet une amélioration des connaissances agricoles et forestières au sein des populations locales qui permet de réduire les pressions sur les forêts.
Christian Stoffaës (Cercle des économistes) évoque la question de l'électrification durable au sein des pays pauvres : la déclaration de Rio + 20, avec notamment l'engagement personnel du secrétaire général de l'ONU Ban-Ki-Moon, a marqué un engagement des pays en faveur d'avancées dans le domaine de l'économie verte (soit la synthèse de l'économie et de l'écologie souvent présentées comme antinomiques).
L'économie verte peut constituer un facteur de développement dans les pays pauvres qui n'ont pas de capital et d'investissements coûteux à amortir contrairement aux pays développés. L'électrification durable des zones rurales de l'Afrique subsaharienne pourrait alors permettre d'avancer dans l'éradication de l'extrême pauvreté et de promouvoir un développement énergétique durable : accès à l'éclairage, aux moyens de communication électroniques, recharge des téléphones portables, eau potable par pompage des eaux souterraines, modernisation agricole, etc. C'est donc dans le continent africain que doit être ciblé l'effort de solidarité internationale selon Christian Stoffaës, notamment en comblant l'écart en matière de financements et de compétences techniques et entrepreneuriales.
Jean-Paul Betbèze (Cercle des économistes) s'interroge sur les moyens de mettre du "vert" dans la finance et ainsi favoriser la croissance et l'emploi : si l'innovation financière doit mobiliser l'épargne nécessaire à la croissance verte, le système financier doit éviter de financer des activités nuisibles à l'environnement (régulation interne) à l'heure où la responsabilité sociale et environnementale des entreprises est réaffirmée. En effet, le secteur financier doit faire preuve de davantage de transparence dans le financement des activités, en particulier dans le cadre de l'investissement socialement responsable (RSE) qui a pris une certaine ampleur. Selon lui, le "vert" est schumpétérien et dans une économie en changement technologique rapide, les banques devront accompagner les entreprises avec de nouvelles modalités de financement, tandis que le micro-crédit jouera un rôle important à l'échelle locale.
Jean-Marie Chevalier évoque dans son article l'impact de la croissance verte sur la dynamique des territoires. Même si elle ne dispose pas d'une politique énergétique intégrée, il rappelle que l'Europe s'est engagée pour les "trois vingt" pour 2020 : accroissement de 20% de l'efficacité énergétique, réduction de 20% de l'émission de gaz à effet de serre (par rapport à leur niveau de 1990), et contribution de 20% des énergies renouvelables au bilan énergétique. La Convention des maires de 400 villes européennes s'est ainsi prononcée pour viser des objectifs plus ambitieux encore : les collectivités locales, face à des Etats centraux endettés et désemparés face à la crise, disposent de réserves d'action microéconomiques non négligeables pour la croissance verte et pour favoriser une transition énergétique décentralisée.
Enfin, Jean-Paul Gaillard et Hubert Brichart évoquent dans leur témoignage la stratégie du Crédit agricole pour l'économie verte : banque coopérative et mutualiste le Crédit Agricole cherche à accompagner ses clients sur la voie de l'économie verte en se donnant pour objectif l'efficacité et la sobriété énergétique, la promotion des énergies renouvelables, la protection du capital naturel et l'épargne responsable.
Quatrième de couverture
La croissance verte est un défi qui se décline à plusieurs niveaux : global, régional et enfin local, celui des villes, des régions, des territoires. La diminution des émissions de gaz à effet de serre va progressivement s'imposer comme une nécessité pour maintenir la planète dans un état acceptable. Cela entraîne l'émergence de nouvelles formes de croissance, plus vertes, plus responsables, plus décentralisées. Certains pays, comme l'Allemagne, illustrent ces nouvelles orientations. Cette transition sera longue, inégale, coûteuse, mais ceux qui sauront apporter des éléments de solution seront les grands gagnants du long terme. Les instruments majeurs pour relever ce défi sont la recherche fondamentale, la R&D et l'innovation. Pas seulement l'innovation technologique, mais aussi les innovations organisationnelles, institutionnelles, financières. les initiatives individuelles, la créativité, l'esprit d'entreprise, sont également les composants de cette nouvelle dynamique qui est celle de la construction d'une compétitivité de long terme, respectueuse des contraintes, fortes et urgentes, de l'environnement et des ressources planétaires.
Les auteurs
Le Cercle des économistes réunit trente économistes qui ont le souci réflexion théorique et pratique de l'action. Ce groupe s'est donné pour objectif, en tirant profit de l'indépendance et de la diversité des positions de ses membres, de favoriser le débat économique sans réduire la complexité des faits et des analyses.