L'ouvrage
Pour être maîtrisée plutôt que subie, la question monétaire doit au préalable être comprise. L'arrière-plan historique et théorique posé en termes clairs par Béatrice Majnoni d'Intignano y aide incontestablement. L'enjeu d'une meilleure intelligence des mécanismes régissant les taux de change ou des motifs avancés par les banques centrales pour justifier leur politique est bien plus large qu'il n'y paraît au premier abord. Loin d'être cantonnées à une sphère inaccessible réglée par des raisonnements technocratiques aussi sophistiqués que désincarnés, les politiques monétaires intéressent au premier chef l'existence du citoyen ordinaire. Son pouvoir d'achat comme son épargne, le chômage comme sa protection sociale, les prélèvements obligatoires, le financement des retraites et conséquemment les rapports entre générations, la construction européenne sont autant de domaines indissociables de la question monétaire. En cela, elle touche directement au contrat social.
Au commencement, fut la question de la situation de la monnaie relativement à l'économie. A cet égard, le débat fondateur porte sur le fait de savoir si la monnaie est exogène par rapport à l'économie réelle, selon la thèse soutenue par David Ricardo, ou endogène, conformément aux vues de John Stuart Mill. Dans la première hypothèse, on veillera à contrôler l'émission de monnaie par l'intermédiaire de la banque centrale. Dans la seconde hypothèse, on préférera à un tel encadrement monétaire laisser l'économie générer un volume de monnaie corrélé aux niveaux d'activité. Prééminente au XIX° siècle, au moment où les économies les plus avancées vivaient leur révolution industrielle, la Banque d'Angleterre a d'abord opté pour la première de ces deux hypothèses sans pour autant en faire un dogme intangible.
" Quatre périodes et quatre régimes de change"
C'est au XIX° siècle que s'est imposée l'idée toujours dominante aujourd'hui selon laquelle la stabilité est doublement souhaitable en matière monétaire. Elle est souhaitable au plan interne, lorsqu'elle s'applique au prix et pouvoir d'achat des biens et services nationaux. Elle est souhaitable au plan externe, lorsqu'elle concerne le pouvoir d'achat de biens ou services importés. Or, le XIX° siècle a globalement connu cette double stabilité interne et externe, grâce notamment aux vertus de l'étalon-or et à l'influence modératrice de la livre sterling.
Au XX° siècle, après 1914, cet équilibre est battu en brèche. L'influence de la livre sterling est remise en cause au profit du dollar, devise de la nouvelle puissance mondiale, les Etats-Unis. L'entre-deux-guerres voit l'avènement d'une double instabilité, interne et externe, combinant hyperinflation et déflation. Les deux conflits mondiaux ont finalement raison de l'étalon-or. Les pays développés sont confrontés de 1945 aux années 80 à une instabilité interne associée à l'inflation. Malgré leurs efforts concertés, des accords de Bretton Woods (1944) aux accords du Plaza (1985) et du Louvre (1987), la stabilité externe n'est pas davantage assurée. La suprématie du dollar est consacrée sans être véritablement menacée par la création de l'euro (1999).
La stabilité interne prévaut à partir de 1980 par la maîtrise de l'inflation. Ce dernier succès doit cependant être nuancé. D'une part, il n'écarte pas certains désordres au premier rang desquels la volatilité des marchés financiers et immobilier. D'autre part, il ne protège pas d'un péril très redoutable : la déflation.
Les inflations, leurs causes et leurs conséquences
L'inflation peut se manifester sous diverses formes, du point de vue des causes comme du point de vue de l'intensité. Il est dès lors plus juste de parler d'inflations au pluriel. Les Trente Glorieuses (1945-1975) et la décennie suivante ont constitué pour les pays développés une longue période d'inflation modérée mais continue et croissante accentuée épisodiquement par plusieurs chocs externes : conflits (Corée, Vietnam) ou chocs pétroliers (1973 et 1979). Les pays en voie de développement ont eux dû faire face à des crises caractérisées par des accès inflationnistes particulièrement aigus.
Les différentes formes d'inflation ont progressivement reculé, dans les années 80 pour les pays développés et dans les années 90 pour les pays en voie de développement et les pays d'Europe centrale et orientale. A tel point, qu'une inflation inférieure à 5 % par an est devenue la règle. Même si quelques pays, parmi lesquels la Russie, la Turquie ou le Brésil, doivent encore s'accommoder de taux bien plus élevés.
Indépendamment des particularités locales ou conjoncturelles, l'existence d'un lien entre création monétaire et inflation est unanimement admise. C'est la force de ce lien qui est diversement appréciée. Pour les monétaristes, la relation est directe et primordiale. Milton Friedman affirme avec conviction : " L'inflation est toujours et partout un phénomène monétaire ." Les tenants de l'école de Chicago et les néo-quantitativistes qui ont inspiré les politiques à l'origine de la désinflation, constatée aux Etats-Unis puis en Europe et à l'échelle planétaire, ont effectivement agi sur la création monétaire via les taux d'intérêt, au risque d'inhiber investissement et croissance.
Aujourd'hui, alors que l'inflation est circonscrite, ce lien entre création monétaire et inflation n'est plus aussi évident. Ce qui suggère à l'auteur cette observation : " Dans les grandes inflations, la relation quantitative se révèle une condition permissive plus qu'une cause profonde. La genèse des inflations est ailleurs : dans les conflits politiques, sociaux et économiques."
La spirale prix-salaires encore appelée "inflation par les coûts" en a offert l'illustration dans les pays développés, particulièrement durant les Trente Glorieuses. Le partage des "fruits de la croissance" ou, plus rigoureusement, de la valeur ajouté dans un sens plus favorable aux salariés a conduit ces derniers à revendiquer des augmentations de salaires, le cas échéant au-delà des gains de productivité effectivement réalisés. Les employeurs ayant accédé à ces revendications sont tentés de les compenser par une hausse des prix de vente. Celle-ci grève la hausse de pouvoir d'achat consécutive aux augmentations de salaires et peut conduire à de nouvelles revendications et ainsi de suite. D'autres causes dont le principe n'est pas la création monétaire ont également été mises au jour. C'est notamment le cas des différentes formes d'inflation keynésienne expliquées par un déséquilibre macro-économique entre offre globale et demande globale.
Si l'inflation a favorisé durant les Trente Glorieuses la création d'entreprises, la résolution relativement pacifique des conflits politiques et sociaux ou encore l'absorption des chocs externes, elle reste d'un point de vue général préjudiciable. A long terme, elle finit toujours par jouer contre la croissance et l'harmonie des rapports sociaux. Ainsi, l'inflation se développe aux dépens des détenteurs d'épargne (majoritairement âgés) au bénéfice de catégories enclines à l‘endettement (majoritairement jeunes). En outre, elle tend à favoriser le secteur public et les fonctionnaires au détriment du secteur privé.
Pourtant, l'absence d'inflation et la stabilité interne ne vont pas sans produire certaines conséquences négatives. L'auteur souligne ainsi que " la stabilité monétaire interne permet ou génère l'instabilité monétaire internationale ". Or, cette instabilité monétaire internationale joue contre l'entente entre les nations. Source d'injustice, elle peut engendrer confrontations et violences. Elle tend de surcroît à accentuer les déséquilibres entre pays riches et pays pauvres. Dans ce contexte, la réussite ou l'échec de l'euro pourraient être déterminants. Il a d'ores et déjà bénéficié aux pays de la zone euro désormais protégés des crises spéculatives qui guettent toute monnaie faible. D'un pays de la zone euro à l'autre, les entreprises n'ont plus à affronter les risques de change. Elles profitent en outre de taux d'intérêt bas.
Il reste que l'instabilité monétaire internationale, en particulier la volatilité du taux de change dollar/euro, devrait perdurer. Y concourent les écarts de croissance, les conflits d'intérêts, la question de la souveraineté monétaire et les contradictions internes aux zones en présence. A cet égard, la zone euro doit éviter deux écueils : d'une part le vieillissement de la population et la tentation de financer les retraites par la création monétaire, d'autre part un potentiel de croissance insuffisant susceptible de susciter une déflation dans certains pays de la zone. Dans les deux cas, c'est l'unité même de la zone euro qui est en cause. Si l'on ajoute à cela la nécessité de prendre davantage en compte la volatilité et les bulles spéculatives affectant les marchés financiers et immobilier, les responsables de la politique monétaire européenne se trouvent face à des défis majeurs. Qu'ils les relèvent et l'euro pourra servir de modèle à d'autres zones économiques de par le monde.
L'auteur :
- Professeur à l'Université Paris XII, Béatrice Majnoni d'Intignano est l'auteur notamment de plusieurs ouvrages consacrés à l'économie de la santé. Elle est par ailleurs membre du Conseil d'Analyse Economique depuis 1997.
Sommaire :
Pourquoi la stabilité monétaire ?
Chapitre I – Les monnaies d'aujourd'hui
1. Une rupture historique
2. Quand dollar et euro dominent
3. Qu'est-ce qu'une monnaie ?
4. En quête de stabilité
Chapitre II – Inflations et désinflation
1. Le rôle de la création monétaire
2. L'inflation de guerre
3. L'inflation par la dépense publique
4. L'hyperinflation
5. La spirale prix-salaires
6. L'inflation keynésienne
7. Les chocs externes
Chapitre III – Bulles et déflation
1. Le rôle des conditions monétaires
2. Les bulles boursières
3. Les bulles immobilières
4. Effets sur la croissance
5. La déflation
6. Haro sur l'endettement
Chapitre IV – La stabilité interne
1. Inflation es-tu là ?
2. La BCE et ses cibles
3. Conflits et instabilité
4. La quiétude de la stabilité interne
Chapitre V – L'instabilité mondiale
1. Le désordre apparent et les crises
2. Les zones d'ordre : monnaies fortes et faibles
3. Balance des paiements et taux de change
4. La souffrance des pays pauvres
5. Les causes de fragilité
Chapitre VI – L'avenir de l'euro et des autres monnaies
1. Le yo-yo dollar/euro
2. Les monnaies des petits pays
3. Mariées au dollar ou à l'euro ?
4. Vers des stratégies régionales ?
De nouveaux équilibres ?
- Quatrième de couverture (extrait) -
"Deux monnaies dominent le monde depuis 1999 : le dollar et l'euro. L'une sera-t-elle forte et l'autre faible, ou joueront-elles au yo-yo? Que deviendront le yen japonais, le yuan chinois et les monnaies des petits pays? Au regard de l'histoire, l'instabilité des monnaies apparaît comme la solution la moins douloureuse aux conflits de société : les guerres et les dictatures générant l'hyperinflation.
Le XIX° siècle connut la stabilité monétaire ; le XX° siècle, l'instabilité extrême. Au XXI° siècle, l'instabilité pourrait-elle réapparaître en Europe du fait du coût du vieillissement de la population? Faut-il craindre la déflation en Europe? Faut-il apprendre à vivre avec l'instabilité des taux de change dont souffrent le plus les pays pauvres? Qu'y peuvent les banques centrales?"