L'ouvrage
Altshom, Alcatel, Thomson : ces noms rappellent une série d'accidents industriels récents de grandes entreprises françaises dans des secteurs de haute technologie. Pourtant, ces entreprises furent à la pointe du progrès technologique il n'y a pas si longtemps, lorsqu'elles évoluaient dans le sillage de la Compagnie générale d'électricité (CGE). Près de 20 ans après avoir quitté les commandes de l'entreprise, Georges Pébereau livre un récit captivant de son parcours à la tête de l'un des fleurons du capitalisme industriel français. Enrichi des commentaires historiques de Pascal Griset, l'ouvrage replonge le lecteur dans les arcanes de la politique industrielle française, mais aussi de la formation des élites économiques nationales dans l'immédiat après-guerre et dans les rapports complexes entre pouvoir économique et pouvoir politique dans la seconde moitié du 20ème siècle.
Après une petite décennie dans les cabinets ministériels gaullistes, Georges Pébereau choisit, à la fin des années 60, de quitter le milieu politique en renonçant à se présenter aux élections législatives, pour épauler Ambroise Roux dans sa prise de pouvoir au sein de la CGE, une entreprise de taille moyenne mais très prometteuse financièrement et technologiquement. Il en gravit successivement les échelons, mais n'en devient Président que tardivement, au début des années 80. Pébereau fait le récit de la constitution d'un véritable champion national, destiné au milieu des années 80 à devenir le leader mondial des technologies de communication. Cette ambition industrielle sera pourtant freinée par les alternances politiques à répétition, qui finissent par coûter sa place à Georges Pébereau et qui déboucheront sur l'éclatement d'un empire patiemment construit, lorsque les dirigeants reprendront le principe américain du core business et scinderont les nombreuses activités de la CGE en une série d'entités indépendantes.
L'histoire de la CGE entre la fin des années 60 et le milieu des années 80 est étroitement liée aux politiques industrielles conduites par les gouvernements successifs. Au volontarisme planificateur de De Gaulle et Pompidou, qui s'appuient sur des sociétés privées puissantes et largement dépendantes de la commande publique succède le libéralisme ambigu de Valéry Giscard d'Estaing, qui souhaite adapter les structures françaises aux capacités d'une puissance moyenne et recentrer les efforts économiques sur quelques secteurs stratégiques. Du gaulliste qu'est Georges Pébereau, on n'attendait aucune clémence vis-à-vis des nationalisations de 1981. Bien qu'il s'y soit opposé sur le principe, il a su finalement composer avec l'Etat actionnaire, en choisissant de rester aux commandes de l'entreprise après l'élection de Mitterrand. Il trouvera même dans la politique socialiste une continuation du gaullisme industriel par d'autres moyens. "L'ère Mitterrand s'est curieusement inscrite dans la ligne des orientations pompidoliennes, non probablement par choix politique délibéré, mais parce que les nationalisations ont eu pour effet d'identifier l'actionnariat des grands groupes industriels et celui des maîtres d'ouvrage, si bien que la complicité un peu ambiguë, qui s'était établie par le passé, a été en quelque sorte légitimée et transcendée. Il est certain que la CGE s'est trouvée dans une situation très privilégiée à cet égard, car sa structure à plusieurs niveaux l'a protégée de toute perversion (…) au niveau de la gestion, qui est restée d'une stricte orthodoxie capitaliste; elle a par ailleurs bénéficié d'une protection statutaire contre tout risque d'OPA. Dans ces conditions, elle a pu mener à leur terme en quelques années, en leur donnant une dimension européenne et mondiale, des projets initiés sous l'ère Pompidou" (p. 227). Georges Pébereau sera étonnamment plus critique sur la politique de privatisation des fleurons industriels engagée par ses amis politiques revenus au pouvoir en 1986.
Le parcours de l'homme est tout aussi intéressant que le destin de l'entreprise. Formé à Polytechnique et aux Ponts et Chaussées, Pébereau intègre l'administration, puis les cabinets ministériels. Tout le destine à la vie politique, à laquelle il renonce. Pourtant, les milieux s'entrecroisent. Dans les cabinets ministériels se lancent non seulement les futurs décideurs politiques, mais aussi nombre de personnalités qui deviendront par la suite patrons de grandes entreprises, publiques ou privées. C'est le cas notamment de Louis Schweitzer, directeur de cabinet de Laurent Fabius dans les années 80, qui prendra quelques années plus tard la direction de Renault. Au sein des fleurons de l'industrie nationale, puis nationalisée, nombre de futurs responsables politiques travaillent leur réseau et leur connaissance du terrain. C'est le cas notamment d'Edouard Balladur, qui présida une filiale de la CGE entre son poste de secrétaire général de l'Elysée sous Pompidou et sa nomination à Bercy lors de la victoire de la droite, en 1986. Ces figures emblématiques illustrent parfaitement la sociologie des élites françaises des années 50 aux années 90. Le rôle essentiel des grandes écoles (ENA, Centrale et Polytechnique essentiellement) se ressentira tant dans le milieu politique que dans la vie économique. Georges Pébereau souligne et démontre par son propre parcours que le sens de l'Etat et de l'intérêt général de cette génération de décideurs était tout aussi présent chez ceux qui s'orientaient vers une carrière politique que chez ceux qui choisissaient le monde de l'entreprise.
Car c'est bien l'intérêt général et la volonté de contribuer à la puissance de la France qui semble avoir habité Georges Pébereau tout au long de son parcours. Lié aux équipes politiques en place, d'abord par engagement, puis, sous la période socialiste, par cette obligation qui relie le dirigeant à son actionnaire, Georges Pébereau donne le sentiment d'avoir travaillé avant tout, à travers la construction de cet empire industriel, à la puissance française. C'est d'ailleurs sans doute la raison qui poussera ce gaulliste à choisir de rester au commande de l'entreprise lors de sa nationalisation, tandis qu'Ambroise Roux la quitte bruyamment. C'est également ce même souci de puissance industrielle qui dicte les dernières pages du livre, consacrées à une réflexion originale sur le devenir de notre économie. Convaincu que les Français seraient davantage disposés à accepter des réformes structurelles si elles accompagnaient une ambition économique et industrielle, une volonté de puissance, Georges Pébereau souligne la nécessité d'une réorientation de la construction européenne vers une volonté plus nettement économique, capable de placer l'Europe à la pointe dans de nombreux secteurs-clés, et ne se reconnaît pas dans la financiarisation de l'économie, qui ne répond pas au rêve de la puissance française.
L'auteur
Georges Pébereau (X-Ponts) a dirigé le cabinet de plusieurs ministres de l'Equipement avant d'entrer à la Compagnie générale d'électricité, dont il assurera la transformation et fera l'un des tout premiers groupes industriels français, à dimension mondiale. Il préside aujourd'hui Marceau Investissements, dont il a été le fondateur.
Professeur à la Sorbonne, historien des entreprises, Pascal Griset est spécialiste de l'histoire économique et technique de l'information et de la communication. Il dirige le Centre de recherche en histoire de l'innovation (Paris IV, Sorbonne)
Table des matières
Préface de Thierry Breton -- Introduction
1 -- Des cabinets ministériels à la grande entreprise... ou la mutation d'un grand commis
2 -- Une nouvelle dimension pour un groupe ancien 3 -- La CGE et Thomson, entre guerre froide et coexistence pacifique
4 -- Gérer le Yalta
5 -- Innover dans les télécommunication 6 -- La CGE sous Valéry Giscard d'Estaing 7 -- La Gauche au pouvoir... Ambroise Roux se retire
8 -- Une entreprise nationalisée 9 -- Affirmer un leadership français
10 -- Le défi complexe de l'internationalisation 11 -- Les alliances américaines
Epilogue : De l'histoire d'une entreprise à l'ambition d'une nation
Conclusion Bibliographie
Annexes Index
Quatrième de couverture
Industrie, Gouvernance, Nation. C'est parce que ces mots lui paraissent indissociables que Georges Pébereau, présenté au cœur des années 80 comme l'homme de l'ombre, a aujourd'hui accepté de sortir du silence. L'ancien président de la Compagnie générale d'électricité témoigne d'un temps où hommes d'Etat et entrepreneurs se croisent et s'affrontent mais peuvent aussi se comprendre lorsque l'intérêt national et la réalité économique doivent l'emporter sur toute autre considération.
Après plusieurs années au service de l'Etat, Georges Pébereau entre en 1968 à la CGE. Entre 1970 et 1986, ce groupe connaîtra une transformation radicale. Aux côtés d'Ambroise Roux puis de Jean-Pierre Brunet, il prendra une part déterminante dans ce processus. Ensuite, seul aux commandes, il fera basculer la CGE dans une ère nouvelle. Son regard contextualisé et complété par l'historien Pascal Griset, se veut loin des polémiques que suscite encore parfois une époque complexe et captivante de l'histoire de notre pays. Il n'en porte pas moins la force des convictions. Ce double statut de témoignage historique et de d'évaluation critique renforce l'expression de convictions stratégiques qui ont fait leurs preuvres.
Cette évocation d'un passé si proche mais pourtant déjà si différent s'inscrit en effet dans une perspective plus large, résolument tournée vers les interrogations du temps présent. Elle reflète sans doute les inquiétudes suscitées par les difficultés auxquelles la France se trouve aujourd'hui confrontée, mais suggère, plus fondamentalement sans doute, les moyens d'une mobilisation des énergies institutionnelles et citoyennes au-delà des clivages idéologiques sans pertinence politique ou économique…