L'ouvrage
Le long déclin de l'exception française
La crise réactive le débat sur la place de la France dans la mondialisation. Quatrième économie mondiale en 1980 (5,8 % du PIB mondial), elle a été dépassée en 2007 par la Chine (6 % du PIB mondial) et le Royaume Uni (4,6 % du PIB mondial) pour se situer désormais au sixième rang mondial sous l'effet notamment de la stagnation de son revenu par tête depuis le début des années 1990. Benoît Mafféï et Noël Amenc prennent dans cet ouvrage la mesure du déclin de la puissance économique française et du recul de son influence en Europe et dans le monde.
La prétention de la France à l'exemplarité depuis la période napoléonienne a progressivement cédé la place à une prise de conscience diffuse des faiblesses du capitalisme français, en particulier dans le domaine scientifique, technique et industriel. A la pointe du développement industriel au XIX e siècle après un décollage tardif, en raison d'un poids longtemps important de structures agricoles archaïques et d'un capitalisme de rente tourné vers les placements financiers à l'étranger, la France a identifié son développement économique à l'action volontariste de l'Etat central.
La mondialisation de l'économie et l'intensification de la concurrence dans le cadre du marché unique européen fragilisent désormais la figure tutélaire de l'Etat planificateur et rendent plus urgente l'adaptation de son système productif et de son modèle social, minés par des faiblesses structurelles. La présence insuffisante de ses entreprises sur les marchés émergents à forte croissance, la désindustrialisation et la médiocre capacité à investir et produire des biens technologiques à forte valeur ajoutée pour son marché intérieur, la pénétration croissante des investisseurs étrangers dans le capital de ses grands groupes et le niveau préoccupant de l'endettement public associé à l'efficacité perfectible de ses services publics, obèrent ses capacités à retrouver une croissance forte et durable.
Malgré d'indéniables points forts comme la vigueur démographique, le niveau élevé du taux d'épargne et la productivité de sa main d'œuvre, la France découvre que l'exemplarité historique de son modèle pourrait constituer un obstacle au redressement de son système productif dans le cadre de la concurrence mondiale. Citant la boutade du professeur de science politique Alfred Grosser, les auteurs rappellent en appui de leur étude documentée et étayée par les apports pluridisciplinaires de l'analyse économique, de la sociologie, et de l'histoire, que « l'exception française, c'est que les Français se croient exceptionnels ».
La politique conjoncturelle française sous contraintes
La modernisation de l'appareil productif français souhaitée par les pouvoirs publics au début des années 1980 s'est inscrite dans la volonté des élites politiques d'impliquer résolument la nation dans le projet européen et de porter sur les fonts baptismaux une monnaie unique, à l'issue d'un processus de convergence avec les partenaires européens de la France et au premier chef l'Allemagne.
Si les années 1970 ont marqué la perte d'influence de la pensée keynésienne axée sur la régulation de la demande à court terme, en raison de la montée des dilemmes de politique économique (comme la coexistence d'une inflation à deux chiffres et d'une stagnation de la croissance du PIB baptisée « stagflation »), les années 1980 ont vu le retour de la pensée néoclassique et monétariste centrée sur la flexibilité des marchés, le rejet des politiques keynésiennes créatrices d'inflation et de désordres des finances publiques, et la nécessité de fixer des règles (norme de croissance de la masse monétaire, équilibre budgétaire) plutôt que manipuler les instruments monétaire et budgétaire dans le cadre de politiques discrétionnaires.
Dans cette approche, les prescriptions de politique économique partent de l'axiome que la croissance potentielle ne peut être élevée que par des réformes structurelles, en mesure de doper la productivité des entreprises et leur compétitivité dans la concurrence mondiale, et justifient donc que la priorité soit donnée à la stabilité monétaire et à l'orthodoxie budgétaire. Dans un pays attaché à sa souveraineté monétaire (mais sans doute moins que l'Allemagne) et à la pratique périodique des dévaluations pour dynamiser le commerce extérieur, le transfert du pouvoir de création monétaire à une banque centrale indépendante a poussé la nation à s'adapter à une stratégie de taux de change fort et stable, et neutraliser les effets pervers du laxisme monétaire. La cohésion monétaire de l'Europe a nécessité l'adoption de règles de discipline communes pour atténuer les tensions liées aux divergences de structure des économies (productivité, coûts salariaux unitaires, systèmes fiscaux).
La France a fait le choix de mener durablement une stratégie de « désinflation compétitive » censée réduire ses coûts salariaux, et stimuler ainsi ses profits, gages d'investissements productifs et de parts de marché à l'exportation avec l'ouverture croissante de son économie.
Les politiques conjoncturelles durablement restrictives ont pu freiner la croissance en imposant des taux d'intérêt élevés et en creusant mécaniquement les déficits publics subis par le tarissement des recettes fiscales, mais elles ont créé un environnement propice à des efforts de productivité des firmes françaises, forcées de se spécialiser dans des productions à forte valeur ajoutée face à la concurrence des pays à bas salaires. Les restructurations de l'appareil productif entamées dès les années 1970 (déclin des activités portuaires et navales, des mines et de la sidérurgie, de l'industrie textile) et la tertiarisation de l'économie française peu créatrice d'emplois, ont généré de profondes fractures sociales dans les régions frappées par la désindustrialisation et installé un chômage structurel élevé et discriminant (touchant en majorité les jeunes, les travailleurs non qualifiés et les séniors).
La stagnation économique s'est accompagnée d'une progression continue des dépenses publiques et d'un endettement croissant de l'Etat pour maintenir les équilibres sociaux et sauvegarder les institutions du modèle social français, malgré la crise d'efficacité et de financement de la protection sociale, confrontée à la stagnation des revenus et au vieillissement de la population (financement des retraites). La montée des difficultés économiques a exacerbé dans l'Hexagone les fractures économiques (opposant ceux qui possèdent un capital économique et ceux qui en sont dépourvus), les fractures culturelles (opposant ceux qui maîtrisent les règles du nouveau jeu économique et ceux qui ne les maîtrisent pas), les fractures professionnelles (opposant ceux qui possèdent des qualifications reconnues et ceux dont la qualification est frappée d'obsolescence), les fractures géographiques (favorisant les régions intégrées ouvertes sur l'économie mondiale), et les fractures ethniques (opposant ceux qui ne se distinguent par aucun trait les identifiant comme originaires de pays étrangers à ceux qui sont parfois stigmatisés par de semblables caractéristiques).
Le capitalisme français, entre « mythologies de la singularité » et « mystifications de la décadence »
Si les auteurs relativisent l'existence d'un modèle socio-économique idéal, qui aurait « le complexe technologique et scientifique des Etats-Unis, les institutions du marché du travail danoises, une politique fiscale irlandaise, la politique environnementale des pays scandinaves et les services publics de la Suède », ils pointent les faiblesses structurelles du capitalisme français :
- concentration excessive sur des champions nationaux dans certains productions technologiques (aéronautique, matériel militaire, technologies ferroviaires),
- héritage de l'intervention de l'Etat central et des investissements productifs planifiés de l'époque gaullienne (un « colbertisme hi-tech » pour reprendre le titre de l'ouvrage d'Elie Cohen publié en 1992) ;
- insuffisance du nombre d'entreprises industrielles indépendantes des grands groupes donneurs d'ordres ;
- taille insuffisante des champions nationaux dans certains secteurs (industrie automobile),
- spécialisation souvent trop tournée vers les biens intermédiaires à faible valeur ajoutée (verre, ciment) et difficulté à satisfaire le marché intérieur en matière de biens technologiques de consommation courante notamment (multimédia, électronique grand public) ;
- capitalisme patrimonial excessivement tourné vers l'immobilier et la rente financière plutôt que vers le risque entrepreneurial et l'industrie, au-delà de quelques points forts (nucléaire, agroalimentaire, construction électrique, automobile, industrie du luxe) ;
- corporatisme de l'oligopole syndical et centralisation excessive de l'enseignement universitaire et de la recherche scientifique.
L'échec des politiques industrielles erratiques sur longue période, soit inspirées d'un volontarisme politique dans la tradition jacobine (à l'instar des plans de nationalisation du début des années 1980), soit dominées par la volonté de converger vers le capitalisme de marché anglo-saxon, constitue le signe de la difficulté de la France à tirer profit des évolutions technologiques (le processus incessant de « destruction créatrice » dont parlait Joseph Schumpeter dans son analyse du capitalisme ) et des mutations géoéconomiques. La crise française n'est donc pas réductible à ses dimensions politique et économique, mais comporte indéniablement des aspects historiques, culturels et identitaires plus profonds.
Les auteurs
- Benoît Mafféï est directeur d'études au centre de recherche en économie de l'EDHEC Business School. Il a été administrateur des Communautés européennes. Il a rédigé de nombreux ouvrages sur l'économie européenne, la gestion et les affaires internationales.
- Noël Amenc est professeur de finance à l'EDHEC Business School et directeur de l'EDHEC Risk and Asset Management Research Centre. Spécialiste reconnu des marchés financiers et des questions de gestion d'actifs, il est Associate Editor du Journal of Alternative Investments ainsi que membre du comité éditorial du Journal of Portfolio Management . Noël Amenc est également membre du conseil scientifique de l'Autorité des marché financiers.
Quatrième de couverture
La France a longtemps cru à un destin particulier. Malgré les échecs économiques à répétition, les Français continuent à espérer qu'un homme providentiel concrétisera leurs rêves de grandeur et de reconnaissance internationale. A l'heure où le retour de l'Etat fait consensus dans la classe politique, cet ouvrage remet en cause le mythe de la toute puissance publique et de la capacité des politiques publiques à enrayer le long déclin économique de la France et la banalisation de sa place sur la scène internationale.