L'ouvrage
Domestiquer le système financier
Les sociétés doivent faire preuve de volonté politique pour ré-orienter les capitaux financiers vers les besoins réels des populations, et en particulier amorcer une transition écologique et une croissance faiblement carbonée et moins consommatrice d’énergies fossiles (pour opérer à terme un véritable « changement de civilisation »). Gaël Giraud revient sur le mirage de la « société de propriétaires » (un « idéal messianique ») entretenu par l’administration Bush durant la décennie 2000 qui a incité de nombreux ménages à accroître leur endettement pour accéder à la propriété de leur maison, avant que le piège ne se referme en raison de la hausse brutale des taux d’intérêt. Cette illusion d’un accès généralisé à la propriété comme finalité ultime d’un projet de société porté par les élites conservatrices a conduit au désastre financier de 2007, tandis que la politique monétaire américaine expansionniste a fourni la matière première à l’emballement du crédit (même si la hausse du prix du pétrole a pesé également sur le budget des ménages américains confrontés à la hausse du coût du logement à partir de 2006).
Pourtant, le virus de l’endettement chronique (et de la pyramide de Ponzi) a également gagné l’Europe (le secteur privé en Europe est bien plus lourdement endetté que le secteur public avec respectivement 140% du PIB et 88% du PIB) et ces excès ont transité par les produits financiers complexes (titrisation, CDO, CDS), basés sur l’effet de levier, et ont joué un rôle puissant lors de la crise des dettes souveraines dans la zone euro (à l’image de l’effet amplificateur des CDS dans le cas de la Grèce). L’opacité de certaine transactions de gré à gré (over the counter) a alors accru la défiance des acteurs financiers lorsque les crises éclatent : seule la collectivité (Etat, Banques centrales) peut alors agir pour restaurer la confiance et éviter les bank run (lorsque les déposants affluent massivement pour demander leurs avoirs et provoquent la faillite des banques). Or l’auteur explique que les marchés financiers ne sont pas constitués de gentlemen rationnels qui réalisent des calculs éclairés: l’allocation des capitaux peut y être très défectueuse et les marchés financiers sont soumis à des phénomènes de «tâches solaires» depuis longtemps identifiés par les économistes. Si un analyste déclarait au journal télévisé que des tâches ont été perçues sur le soleil et que le cours de l’euro va baisser, un investisseur rationnel ne vendrait pas ses euros. Mais si de nombreux investisseurs regardant le JT le font, son intérêt lui commande alors de le faire…ce qui produit effectivement une baisse du cours de l’euro. Ces phénomènes d’anticipations mimétiques et de croyances sont perpétuellement à l’oeuvre sur les marchés financiers, de telle manière que la valeur fondamentale et juste des actifs reste particulièrement difficile à déterminer, voire impossible (puisqu’il peut en exister plusieurs), tandis que l’innovation financière, potentiellement très rentable pour les acteurs privés, devient socialement néfaste. Et les normes comptables internationales qui se sont imposées (fair value, mark-to-market) ont joué un rôle pro-cyclique en renforçant la variabilité des cours: l’économie reste alors soumise au «cycle de l’effet de levier», où un krach violent succède à une phase d’euphorie et une bulle de crédit. Mais par les effets de levier inouïs que permet la dérégulation, l’illusion financière fait miroiter une prospérité trompeuse car, lors du retournement du cycle, plus haute aura été l’ascension, plus dure sera la chute. Comme le rappelle Gaël Giraud, «le krach de 2008, par exemple, a fait perdre, en six mois, l’équivalent des sept années antérieures de capitalisation boursière». Même si certains considèrent que la régulation par la faillite fait partie des ressorts traditionnels du capitalisme et que la survenance des crises est inévitable pour purger les excès (comme le disait Milton Friedman sur le long terme les marchés sont efficients parce que seuls y survivent ceux qui anticipent correctement les paramètres de l’économie soumis à des aléas), Gaël Giraud fait valoir que ce mode de fonctionnement volatile des marchés, rythmé par des crises financières de plus en plus brutales et des phénomènes de panique, conduit à un gaspillage considérable de ressources.
La transition écologique
Or l’épuisement de certaines ressources nous condamne à une croissance durablement atone (autour de 1%) si nous maintenons le schéma éco-énergétique hérité de la Seconde Révolution industrielle et, selon l’auteur, «poursuivre notre modèle de croissance carbonée est le plus sûr moyen de provoquer un désastre humanitaire dès la fin de ce siècle». Le risque de mettre le progrès technique au service de l’extraction du gaz et le pétrole de schiste est évident, et il s’agirait bien plutôt de l’utiliser pour mettre en oeuvre une économie moins énergivore et polluante, et réussir ainsi la transition écologique, qui constituera un véritable bouleversement de société. Le coût de cette transition, certes élevé (estimé à 2 à 3% du PIB de l’Union européenne par an pendant 10 ans par la Fondation Nicolas Hulot pour la nature et l’homme), en vaut la peine et Gaël Giraud rappelle que les montants financiers engagés pour le sauvetage des banques par les pays européens lors des crises sont au moins aussi importants. Pour financer la transition écologique, la création monétaire ex nihilo pourra être mobilisée (la «planche à billets») comme elle l’est de manière traditionnelle, alors que les banques centrales ont largement contribué par le «quantitative easing» à soutenir la croissance, même si existe désormais le péril de la «trappe à liquidités», lorsque le taux d’intérêt directeur de la Banque centrale est au plancher («l’économie sombre dans la léthargie et le chômage augmente»). C’est la crainte alors d’un scénario à la japonaise, avec une longue période de déflation comme l’a connu l’économie nippone, mais il existe aussi le risque de croissance forte des liquidités qui alimente une bulle de crédit. Pourtant, l’indépendance de la Banque centrale européenne (BCE) limite désormais la création monétaire en fixant pour objectif cardinal la lutte contre l’inflation (2% soit «une phobie anti-inflationniste») afin de maintenir sa crédibilité. Par ailleurs la taille de certaine banques est devenue tellement gigantesque que le secteur bancaire joue opportunément sur le principe du too big to fail qui rend indispensable son sauvetage en cas de difficultés. Dès lors il est temps de mettre la création monétaire au service de la collectivité et de financer la transition écologique qui sera fondée sur la gestion de «biens communs» (évoquée par Elinor Ostrom dans ses travaux), soit des systèmes de règles régissant des actions collectives, des modes d’existence et d’activité de communautés, un concept qui doit éminemment s’appliquer à l’environnement, l’accès à l’eau potable et l’énergie. Par ailleurs, le mode de financement de la transition écologique pourra se faire en relâchant l’objectif de stabilité des prix de la BCE sans que le risque d’hyperinflation, souvent brandi comme danger ultime par les institutions de Francfort-Bruxelles, ne soit avéré (un relèvement de la cible d’inflation de la BCE pourra ainsi être effectué). La BCE, sous le contrôle politique de l’Union européenne, pourra ainsi financer la protection de l’environnement et les potentialités qui l’accompagnent à des taux d’intérêt faibles pour garantir la rentabilité des investissements à long terme (dans le cadre d’obligations «vertes» émises par la Banque européenne d’investissement par exemple). D’autant que le marché des droits à polluer européen, institué en 2005, n’a pas engrangé de résultats probants pour l’instant, puisque la tonne de carbone dont le prix était de 6 euros fin 2012, soit à un niveau très faible, n’a pu réellement désinciter les entreprises à polluer. Une fiscalité carbone serait sans doute plus efficace. Sans règles collectivement construites pour les garantir, les ressources communes en Europe (Travail, Terre et Monnaie) pourraient être confrontées à la «tragédie des biens communs» et à la surexploitation (L’homo oeconomicus prenant parfois le pas sur l’homo sapiens, un être de coopération). Il s’agit dès lors d’inventer les institutions européennes qui se donneront les moyens de gérer ces ressources communes et relancer l’idée d’Europe, aujourd’hui profondément en crise. Sans oublier que les Etats nations devront conserver de larges prérogatives en raison des préférences hétérogènes au sein de l’Europe : Gaël Giraud rappelle ainsi, citant les travaux de l’économiste Bruno Amable, que le transfert de la protection sociale à l’Union européenne pourrait bien signifier le démantèlement du modèle social européen dans la mesure où le budget européen reste très limité (1% du PIB de l’Union) pour assumer cette charge.
Les chantiers communs prioritaires
Pour consolider les ressources communes et prévenir le retour des crises financières dévastatrices (et coûteuses pour la collectivité), il convient de pratiquer une politique de régulation contracyclique, qui permette de rendre plus difficile l’endettement en période haussière et faciliter le désendettement en période baissière. Il faut par ailleurs que la BCE complète son tableau de bord en tenant compte non seulement de l’évolution des prix des biens de consommation, mais également des prix de l’immobilier et de ceux des actifs financiers. Afin de limiter l’illusion financière, il s’agira de contrôler l’argent créé et les investissements réalisés qui sinon, pourraient se voir détournés au profit d’activités spéculatives et dégénérer en une nouvelle bulle financière verte («mettre la liquidité bancaire au service de l’économie réelle» et rendre impossible «la privatisation du crédit et de la liquidité»). Gaël Giraud défend ainsi la séparation des activités bancaires entre les banques de détail et les banques d’investissement (en s’inspirant notamment de la réforme Vickers menée en Grande Bretagne et du rapport Liikanen). Si les grandes banques françaises s’acquittent d’une taxe contre le risque systémique depuis 2011 (dont le montant a été doublé en juillet 2012), la rentabilité de ces établissements (rendements sur fonds propres) reste très supérieure au taux de croissance de l’économie (un «non sens» selon Gaël Giraud). Il faudra par ailleurs réglementer le secteur financier européen pour lutter plus efficacement contre les paradis fiscaux, promouvoir une meilleure supervision bancaire, et interdire le trading haute fréquence, particulièrement dangereux pour la stabilité des marchés. L’Europe pourrait aussi choisir la voie de la monnaie SMART («Système monétaire à réserve totale»), solution jadis défendue par des économistes comme Irving Fisher, c’est-à-dire un retour au monopole public de la création de monnaie par la Banque centrale (les banques privées n’auraient plus alors de pouvoir de création de monnaie ex nihilo) qui pourrait alors créditer les comptes des Trésors publics.
Selon Gaël Giraud, les contraditions internes à la zone euro rendent la poursuite de l’union monétaire très improbable, d’autant que les politiques d’austérité et de déflation salariale aggravent les choses, et il serait plus raisonnable dès lors d’aller vers une monnaie commune sur le modèle de l’ECU qui existait au sein du Système monétaire européen (SME).
Enfin l’auteur estime que «l’dôlatrie financière» doit prendre fin et avec elle l’illusion de fonder l’Europe sur un vaste marché de biens, de travail et de capitaux dérégulé, à l’heure où le fossé se creuse entre les élites européennes et les peuples. Il s’agira, plus pronfondément, et pour assurer l’avenir de nos sociétés, de «lâcher le Veau d’or» selon Gaël Giraud, et retisser le lien social en dépassant la peur de l’autre, trop souvent conçu comme un rival, un concurrent, dans le cadre du capitalisme actuel qui sépare les individus et creuse les inégalités.
L’auteur
Gaël Giraud est jésuite, chercheur en économie au CNRS, membre de l’école d’économie de Paris, professeur associé à l’ESCP-Europe, membre du conseil scientifique du laboratoire sur la régulation financière et de l’observatoire européen Finance Watch, enseignant au centre Sèvres, membre du Conseil scientifique de la Fondation Nicolas Hulot pour la nature et l’homme. Il a notamment publié Vingt propositions pour réformer le capitalisme (Flammarion, 2012), codirigé avec Cécile Renouard et le facteur 12 (Carnets Nord 2012).
Quatrième de couverture
Depuis 2010, la crise financière des crédits subprimes s’est transformée en une crise des dettes publiques, et tout semble indiquer que le pire est encore devant nous. L’impasse dans laquelle les marchés financiers enferment l’économie européenne va jusqu’à remettre en cause les institutions même du vivre-ensemble européen…Y a-t-il d’autres issues que la généralisation des plans d’austérité budgétaire, le paiement des dettes bancaires par les contribuables et la déflation ? L’auteur met en lumière les illusions qui brouillent le débat public actuel. Il montre en particulier que la contrainte énergétique et climatique est l’élément déterminant qui conditionne toute prospérité durable en Europe, et souligne l’exigence de le placer au c?ur d’un nouveau projet qui échappe à l’addiction mortifère de notre économie à l’égard d’une finance dérégulée. Il explique que la transition écologique est un projet de société capable de sortir l’Europe du piège où l’a précipitée la démesure financière et suggère des pistes pour lever les obstacles financiers à sa mise en ?uvre. Publié en octobre 2012, ce livre a fait l’objet de très nombreux articles de presse soulignant la clarté et l’audace des propos de l’auteur.