L’ouvrage
L'universalime dans la mondialisation
La rencontre des cultures, si elle est riche de promesses, ne peut cependant se concrétiser qu'à travers des épreuves difficiles. D'une part, on constate que la modernité occidentale, à travers l'affirmation de valeurs universelles, continue à avoir la prétention d'être un phare pour l'humanité entière. D'autre part, dans beaucoup de contrées du monde, de la Chine au monde arabe, l'existence d'une pluralité des cultures jointe à l'idée de leur égale dignité est mise en avant, retournant contre l'Occident une de ses valeurs cardinales, l'universalisme. Sommes-nous condamnés à choisir entre un impérialisme culturel qui nie les différences et les particularismes et un relativisme des valeurs prêt à accepter tout au nom du respect de la diversité des cultures ? Cette question, capitale, s'inscrit dans les grands débats qui portent sur la démocratie et les droits de l'homme. L'existence d'organisations démocratiques où chaque citoyen est l'égal de tout autre, l'affirmation des droits de l'homme tels que ceux que l'on trouve dans la Déclaration universelle des droits de l'homme et du citoyen, sont-elles des conquêtes à insérer au patrimoine de l'humanité, ou de simples émanations d'une culture particulière, qui est la culture occidentale ? De manière plus pragmatique, cette interrogation est présente tous les jours dans les filiales des grandes entreprises mondiales. Ces entreprises se dotent toutes, sous diverses formes, de « codes de conduite », de « principes d'action », de « chartes éthiques », etc. ; bref d'un ensemble de déclarations de valeurs qui cherchent à promouvoir une « culture d'entreprise » présentant la particularité majeure de transcender les frontières. Faut-il chercher à imposer ces façons de faire et les valeurs qui y sont associées sans craindre d'être confronté à un rejet qui rendrait vains les efforts accomplis ? Faut-il au contraire s'appuyer sur le respect des cultures favorable à la mobilisation des personnels, et donc à leur efficacité productive ? Faut-il plutôt chercher à concilier ces deux options ? Evidemment, le bon sens indique que c'est cette dernière stratégie qui est la bonne, mais encore est-il nécessaire de préciser ce qu'elle signifie concrètement, au-delà de la déclaration de bonnes intentions.
Philippe d'Iribarne, qui a été confronté à ces questions à de multiples reprises à l'occasion d'investigations menées dans les filiales étrangères de groupes internationaux, choisit dans ce livre d'approfondir ses recherches en étudiant le groupe industriel Lafarge, leader mondial dans son domaine qui est celui des matériaux de construction. Le groupe, issu d'une entreprise fondée en France au XIXe siècle, possède des filiales dans plus de soixante-dix pays situés sur tous les continents, avec des activités particulièrement importantes aux Etats-Unis et en Chine. L'internationalisation du groupe, et en particulier la place qu'y a pris le personnel anglophone, l'a conduit au début des années 2000 à revoir son style de management en se rapprochant des pratiques anglo-saxonnes. Une vaste opération, baptisée « Leader for Tomorrow », a été lancée en 2003 avec l'enjeu clairement annoncé de puiser dans les valeurs du groupe pour développer une culture de la performance dans une entreprise à la fois mondiale et multilocale. Quel peut être l'impact réel d'une telle démarche ? Au-delà du discours, cette démarche influence-t-elle les pratiques professionnelles aux quatre coins de la planète ? Le présent ouvrage vise à tirer les enseignements de ce que Philippe d'Iribarne a pu observer et analyser.
Culture d'entreprise
Dès 1975, le groupe Lafarge a élaboré des Principes d'action destinés à une culture de la performance, commune dans les différents pays où il est implanté. Deux versions de référence, l'une française et l'autre américaine, ont été élaborées, avec la ferme intention de les rendre aussi semblables que possible. Pourtant, en dépit de la proximité culturelle des deux pays (même attachement aux droits de l'homme et à la démocratie), l'expérience montre que l'uniformité de traitement n'est pas possible. La comparaison des deux textes révèle en effet que, dès lors qu'on ne se contente pas d'évoquer des relations abstraites mais qu'on considère les rapports qui se nouent entre les acteurs concernés (l'entreprise, ses clients, ses actionnaires, son personnel), des différences notables apparaissent qui s'inscrivent dans des visions de l'homme et de la société qui, pour n'être pas antagonistes, n'en sont pas pour autant totalement similaires. Aux Etats-Unis, l'entreprise constitue un acteur économique qui cherche à prospérer en satisfaisant au mieux les exigences de ses clients et de ses actionnaires ; en même temps, l'entreprise américaine s'incarne dans une communauté vis-à-vis de laquelle elle a à rendre des comptes quant à sa moralité et son action au service du bien commun. En France, cette vision n'a pas encore triomphé dans les esprits, que ce soit dans sa dimension marchande ou dans sa dimension communautaire. La vision de l'entreprise française est habitée par le sentiment du devoir ou du rang que l'on occupe, qui implique que l'on se soumette à un certain nombre d'obligations sans cependant que rien n'y contraigne véritablement (mélange savant de hiérarchie et d'individualisme bien décrit par Michel Crozier). C'est ainsi par exemple que l'on traduira « provide the construction industry » par « offrir au secteur de la construction » plutôt que par « fournir au secteur de la construction ». De même, l'expression « being a customer driver organization » donne en français « orienter notre organisation vers le client » et non « diriger notre organisation vers le client ». Dans la version française, on refuse d'être à la remorque du client et on préfère prendre en compte les besoins de celui-ci dans une démarche qui demeure souveraine.
Les conceptions différentes de la société sont donc bien présentes dans des pays situés dans des univers culturels proches. Elles sont encore bien plus affirmées là où les conceptions du monde sont très hétérogènes. Par exemple, en Chine, la représentation de l'autorité demeure très directive, à tel point que celle-ci peut difficilement être contestée ouvertement et que la sévérité de sanctions à l'égard des personnels déviants est acceptée comme allant de soi, tout cela étant conforme à l'image d'Epinal du despotisme oriental. Néanmoins, en Chine comme ailleurs, au-delà des principes, les subordonnés ont des possibilités d'action envers leurs supérieurs et ceux-ci ne peuvent se contenter de diriger de haut. C'est sur cette vision de ce qu'est un « bon pouvoir » qu'une entreprise comme Lafarge peut dépasser le« guanxi » (réseau de solidarité entre intérêts privés) qui donne dans les entreprises une gestion du personnel où la qualité de la relation avec le supérieur ou avec des gens importants compte plus que la performance réelle. En instaurant des procédures claires où la performance joue un rôle décisif dans la rémunération, Lafarge parvient à remettre en cause la pratique du « guanxi », porteuse de favoritisme et d'arbitraire. Le groupe fait aussi pénétrer dans l'univers chinois des valeurs nouvelles comme celles du souci des personnes, de l'égalité de chacun devant les règles de l'organisation, qui sont somme toute très bien accueillies parce qu'elles ne sont pas en décalage avec la conception chinoise du « bon pouvoir ». De même, en Jordanie, où l'on trouve encore fréquemment une organisation tribale de la société, dans le sens où celle-ci demeure structurée en un ensemble de groupes plus ou moins nobles au sein desquels la solidarité est forte et qui sont en compétition entre eux (logique qui coexiste avec une vision religieuse de l'idéal commun, seul susceptible de créer une unité entre groupes d'intérêts divergents), Lafarge parvient à réduire la distance entre ceux qui dirigent et ceux qui exécutent, à éloigner le favoritisme et l'arbitraire du pouvoir en s'appuyant partiellement sur la vision d'unité portée par l'islam.
En concurrence
Les représentations les plus courantes de la culture, d'inspiration relativistes, assimilent celle-ci à des valeurs qui commandent des pratiques. Si on retient cette représentation, il est difficile de concevoir que l'on puisse partager des valeurs communes tout en agissant au sein de cultures différentes. Les relations entre la « culture d'entreprise » multinationale et les cultures présentes dans les pays où l'entreprise est implantée sont donc nécessairement conflictuelles. Quand l'entreprise s'installe dans un pays, les deux types de culture sont en concurrence et la question serait alors de savoir qui va l'emporter : la culture du pays, avec les manières d'agir, de penser et de sentir correspondantes, ou la culture de l'entreprise . Si on en croit cette représentation usuelle, le choix sera d'autant plus rude que la distance culturelle est importante entre la culture du pays et celle de l'entreprise.
Or, selon d'Iribarne, il convient de distinguer le registre des valeurs et celui de la culture. Les valeurs s'inscrivent dans le registre de l'universel qui est celui de l'idéal, du monde tel que l'on voudrait qu'il soit, alors que la culture exprime le monde tel qu'il est réellement. Par exemple, les valeurs de liberté et d'égalité sont affirmées aussi bien en France que dans le monde anglo-saxon mais, dans chacun des contextes, on trouve une manière propre de concilier une forme de liberté relative avec une égalité tout aussi relative, chaque contexte ayant sa cohérence qui lui est propre. De même, l'entreprise Lafarge met en avant dans ses « principes d'action » des valeurs universelles qui sont à la fois des valeurs communautaires (« le respect de l'intérêt général, l'ouverture d'esprit et le dialogue, l'honnêteté et le respect des engagements ») et des valeurs individualistes (« l'implication de l'ensemble des collaborateurs dans les ambitions de l'entreprise »,« l'attente de chaque collaborateur qu'il joue un rôle déterminant dans l'élaboration de ses propres objectifs ») qui se rencontrent dans toutes les cultures, mais qui se déclinent différemment selon les pays. Les valeurs de Lafarge au niveau de l'attention portée aux personnes, la promotion de l'idée de partage, la valorisation de l'exemple donné, se retrouvent en Chine et en Jordanie, ce qui permet de parler de culture d'entreprise commune, mais ne prennent pas corps de la même façon dans un pays et dans l'autre, n'ayant pas les mêmes manifestations concrètes et ne se traduisant pas par les mêmes pratiques. C'est ainsi que la figure du pouvoir bienveillant, qui est une figure universelle, conduira, en Chine, où domine encore l'image d'une bureaucratie qui gère un système de procédures, support d'un ordre strict qui transcende les individus, à évaluer avec rigueur l'action de chacun, la sanction des manquements au devoir, et aussi à installer une proximité réelle entre les dirigeants et les subordonnés, y compris dans l'accomplissement des tâches. En Jordanie, le pouvoir bienveillant prend plutôt la forme d'une direction éclairée dans laquelle ceux qui dirigent doivent être attentifs aux troupes en informant, en consultant, en honorant de leur présence ceux qui sont voués à des travaux subalternes, sans pour autant mettre le main à la pâte.
Le cas Lafarge établit qu'une entreprise, à condition de se montrer respectueuse de la diversité des cultures, peut contribuer à promouvoir des valeurs communes universelles qui transcendent cette diversité. Il est alors possible d'établir des ponts d'un pays à l'autre, de trouver des valeurs qui aient du sens partout, ce qui ne veut pas dire pour autant que l'humanité soit en marche vers la construction de règles communes, d'un droit commun ou encore d'institutions semblables. Le message optimiste issu de l'étude de cas de l'entreprise Lafarge est en effet difficilement transposable à l'échelle des nations, dès lors qu'il s'agit de promouvoir l'idée d'une société pleinement démocratique, marquée par l'attachement à la liberté de pensée, à l'expression critique des points de vue et à la vigueur du débat d'idées. Autant les idées relatives à un « pouvoir démocratique » peuvent s'appuyer sur des valeurs que l'on retrouve un peu partout dans le monde, autant la version radicale de la démocratie centrée sur les droits de l'individu et la place du débat critique continue à faire l'objet d'un rejet dans une grande partie du monde non occidental, où elle apparaît porteuse de division et de chocs. En la matière, comme le dit fort justement d'Iribarne, « le chemin de l'Occident est solitaire » et la convergence supposerait des transformations culturelles « sur lesquelles il serait bien optimiste de compter ».
L’auteur
Philippe d'Iribarne observe et pense depuis des années la diversité des manières de s'organiser pour vivre et travailler ensemble. Il est l'auteur, au Seuil, notamment de La Logique de l'honneur (1989), Cultures et Mondialisation (en collaboration, 1998), L'étrangeté française (2006) et Penser la diversité du monde (2008).
Table des matières
Avant-propos
Introduction
Chapitre I – France et Etats-Unis : deux manières de se mettre en scène
I – L'entreprise dans le monde
II – L'entreprise et son personnel
III – De probables influences croisées
Conclusion
Chapitre II – En Chine, entre guanxi et bureaucratie céleste
I – Une vision chinoise du pouvoir
II – Un ordre juste et nourricier
III – Les virtualités d'une culture
Conclusion
Chapitre III – Unité et système tribal en Jordanie
I – Un grand écart entre un idéal d'unité et ce qui est vécu
II – L'accueil d'un management étranger
III – Un contexte culturel
Conclusion
Chapitre IV – La variété des formes locales d'adhésion : une enquête
I – L'adhésion du personnel à l'entreprise et à ses politiques : des logiques culturelles
II – Culture, climat social et rapports à l'entreprise
III – Les réactions par rapport au programme LFT ; une singularité française
Conclusion
Chapitre V – Des valeurs qui prennent corps dans la diversité des cultures
I – Valeurs et cultures
II – De l'entreprise au monde
Conclusion
Quatrième de couverture
A partir d'enquêtes poussées sur le cas de Lafarge, Philippe d'Iribarne décrit par le menu, de la Chine au monde arabe et aux Etats-Unis, la manière dont une entreprise mondiale affronte la pluralité des cultures. Comment, pour une entreprise, faire partager (et le faut-il ?) ses valeurs ? Celles-ci peuvent-elles prendre corps n'importe où sur la planète, ou sont-elles trop liées à une vision du monde qui reste l'apanage de l'Occident ? Les grands débats sur la démocratie et les droits de l'homme se retrouvent ici, de manière plus terre à terre mais non moins puissante, dans les relations humaines concrètes vécues au quotidien. Dans une large partie du monde, il est beaucoup attendu d'un pouvoir qui, tout en restant ferme, est à la fois juste et soucieux du bien de ceux sur qui il s'exerce. Mais ces attentes sont souvent déçues, dans l'entreprise comme dans la sphère politique. Les entreprises occidentales à orientation humaniste sont, quant à elles, bien placées pour y répondre si elles sont prêtes à tenir compte, en chaque lieu, de la vision locale d'une bonne manière de vivre ensemble. Elles peuvent être ainsi des agents d'efficacité économique en même temps que de progrès humain.