L'économie pour toutes

Jézabel Couppey-Soubeyran

L'ouvrage

Elles se tiennent volontiers à distance des questions et des débats économiques et ont de moins bons résultats que les hommes sur les tests de culture économique et financière (« une gêne spécifiquement féminine »). Et il s’agit naturellement d’un paradoxe, alors qu’elles sont des actrices déterminantes de la vie économique (le fait sans doute le plus marquant depuis l’après guerre étant sans doute la montée de l’activité des femmes), par les choix qu’elles opèrent en matière de consommation et d’épargne, par leur travail ou leur place dans l’entreprise. Les auteures affirment ainsi l’objectif principal de leur ouvrage : « donner à l’économie sa part féminine ». Telle est l’ambition de ce livre qui, en une dizaine de chapitres sur les thèmes aussi importants que le marché de l’immobilier, le rôle du crédit bancaire, des inégalités de genre sur le marché du travail, les discriminations à l’embauche, les retraites et la gouvernance de l’entreprise, etc. se propose de clarifier pour les femmes (mais aussi les hommes !) les mécanismes à l’œuvre sur un ensemble de sujets cruciaux. Mais elles souhaitent également gommer ce qu’elles nomment la « phrase masculine » de l’économie, c’est-à-dire le jargon technique qui rend les démonstrations parfois prétentieuses, pour mieux décrypter le monde qui nous entoure dans un langage clair et accessible (« nous avons abandonné le langage d’expert, désincarné et suffisant »). Mais sans toutefois perdre de vue que la connaissance rigoureuse des rouages de l’économie est aujourd'hui plus que jamais essentielle, à la fois pour les femmes, mais également pour les hommes, car « à défaut de mieux comprendre les femmes, peut-être en profiteront-ils, eux aussi, pour mieux comprendre l’économie ! » L’importance de l’éducation financière

La désaffection des femmes pour l’économie s’explique aussi par la manière dont les sujets sont abordés, de manière souvent ampoulée, ou dans un langage hermétique car trop technique et prétentieux, qui mobilise bien souvent de manière excessive les mathématiques et la formalisation. L’angle d’attaque du livre est ainsi volontairement microéconomique, en partant des questions du quotidien pour élargir progressivement l’angle de vue et adopter une perspective plus globale et macroéconomique. Mais il ne s’agit pas d’un « regard uniquement féminin sur l’économie », ce qui selon les auteures discréditerait d’emblée leur projet. Ainsi, le point de départ de l’ouvrage aborde une question centrale pour toutes les familles (le premier poste de dépenses des ménages) : le logement. Dans ce domaine, les anticipations sur l’évolution des prix sont déterminantes lorsque l’on se pose la question de savoir si on loue ou si on achète. Ou lorsque l’on doit arbitrer entre s’endetter pour accéder à la propriété ou verser un loyer et éventuellement épargner sous d’autres formes de placements. Pourquoi cependant une telle hausse des prix de l’immobilier dans les grandes villes notamment ? La loi de l’offre et de la demande est tout simplement à l’œuvre : la hausse du nombre de ménages, pour une offre restée insuffisante, tandis que les conditions de crédit se sont adaptées (les ménages ont allongé la durée moyenne de leurs prêts immobiliers dans un contexte de taux d’intérêt faibles) explique ce déséquilibre. Les incitations fiscales ont également pu jouer un rôle non négligeable. Cette flambée des prix de l’immobilier a donc des causes plurielles qui renvoient à la fois aux choix des ménages, mais aussi au cycle mondial des prix de l’immobilier, ou aux politiques fiscales. Il n’en demeure pas moins que cette « bulle » de l’immobilier est à l’origine de l’accroissement vertigineux des inégalités de patrimoine, et ce généralement au détriment des jeunes ménages. L’accroissement de prix de l’immobilier a également pesé sur la compétitivité des entreprises en grevant les coûts de leurs investissements immobiliers (location de locaux, achats d’usines, etc.) et comprimé le pouvoir d’achat des ménages ainsi que leur productivité par un allongement du temps de transport domicile-travail. D’où la centralité de ce marché de l’immobilier et du secteur de la construction pour la santé de l’économie (ne dit-on pas « quand le bâtiment va, tout va ? »)

Mais pour acquérir son logement, il faut avoir recours aux banques…mais « mon banquier est-il schizophrène » s’interrogent les auteures ? En effet, s’il contrôle le risque de crédit lorsqu’il octroie un emprunt aux ménages en demandant des garanties, les banques ont prêté et pris des risques souvent inconsidérés sur les marchés financiers pour augmenter leurs profits, jusqu’à la crise de 2008 et l’action énergique de l’Etat a été nécessaire pour éviter l’effondrement du système financier mondial. Avec le danger de l’aléa moral : en phase d’euphorie, les banques prennent des risques exagérés, tandis qu’elles ont la certitude que l’Etat volera à leur secours le moment venu, c’est-à-dire en cas de retournement de la conjoncture, d’autant que les pratiques d’optimisation fiscale leur permettent de réduire le poids de leurs impôts et de doper leurs profits. D’où l’importance aujourd’hui d’une réglementation prudentielle plus stricte, et la finalisation de l’union bancaire de l’Europe afin de mieux superviser les risques pris par les banques. Car les banques sont évidemment indispensables au bon fonctionnement de l’économie : elles permettent de financer les projets productifs et la consommation des ménages grâce au crédit, mais il est plus que jamais indispensable de se forger une éducation financière en la matière pour comprendre les conseils de son banquier !

Le nouvel environnement financier a également modifié la gouvernance des entreprises et légitimé la question : « mon entreprise est-elle sous emprise ? » En effet, on a assisté depuis les années 1980 à une forte concentration du capital dans les investisseurs institutionnels (fonds de pension, fonds mutuels, compagnies d’assurance) : ces derniers gèrent les actifs de millions d’actionnaires, et influencent par leurs placements les stratégies des firmes, davantage tournées vers la rentabilité financière et le versement des dividendes aux actionnaires. Ce « retour des actionnaires », dans un contexte de globalisation financière, a pu fragiliser la relation salariale, réduire le capital humain de l’entreprise (par volonté de réduire les coûts), et parfois freiner l’investissement productif à long terme au nom de la profitabilité financière à court terme.

Les inégalités hommes/femmes persistent

Les études démontrent que de fortes inégalités persistent dans le partage des tâches domestiques entre les hommes et les femmes, et si les choses évoluent quelque peu, ce n’est que très lentement. Tandis que les écarts de salaires demeurent, soit 20% en moyenne. Si les économistes ont tendance à se représenter la famille comme une petite entreprise (qui divise le travail, utilise des inputs, la rationalité, la gestion budgétaire, etc.), les travaux disponibles montrent que la conciliation de la vie professionnelle et de la vie familiale est toujours aussi difficile pour les femmes, en particulier avec des enfants en bas âge (« les femmes au boulot …et aux fourneaux »). Depuis les années 1990, les femmes ont été plus exposées au chômage que les hommes, même si la tendance s’est quelque peu inversée récemment puisque la crise a entraîné la destruction d’emplois dans le secteur industriel davantage masculin. Par ailleurs, les discriminations à l’embauche sont toujours très fortes sur le marché du travail, et particulièrement pour les femmes issues de l’immigration : les auteurs consacrent un chapitre à cette question (« Comment répondre à une offre d’emploi quand on s’appelle Yasmina ? ») Selon les enquêtes disponibles (sur CV + lettre de motivation qui ne diffèrent que par le patronyme), c’est l’origine étrangère qui diminue nettement les chances d’obtenir un entretien d’embauche…Les recruteurs ayant le réflexe de recruter des personnes qui font partie de leur groupe ethnique. Le choix du prénom peut aussi avoir un impact décisif sur l’obtention d’un emploi : « avec un même patronyme d’origine étrangère, s’appeler Ahmed ou Eric change considérablement la donne pour décrocher un emploi (une étude a démontré que, dans la restauration ou la comptabilité, cela changeait le taux de succès du simple au double) ». Au-delà des mécanismes de discrimination positive, intéressants ponctuellement, des politiques plus actives d’égalité des chances sont plus que jamais nécessaires.

Malgré la naissance d’une classe moyenne patrimoniale durant l’après-guerre, nos sociétés ont également connu un important creusement des inégalités des revenus et des patrimoines à partir des années 1980 (un retour en quelque sorte à la société de la Belle Epoque du début du XXème siècle), avec un poids renforcé de l’héritage économique et culturel dans la réussite sociale (« richesse des rentières, misère des caissières »), et un rendement relativement élevé des revenus du capital observé sur longue période, supérieur au taux de croissance de l’économie. Si le capitalisme contemporain est devenu plus inégalitaire, il a aussi connu une crise financière sans précédent depuis 1929, qui a menacé de précipiter les économies dans la spirale destructrice de la déflation. Cette dernière a pour l’instant pu être évitée grâce à l’activisme des banques centrales qui ont injecté des tombereaux de liquidités depuis 2007 pour soutenir l’activité économique et empêcher la dépression cumulative, par effondrement de la demande globale. Néanmoins, ces politiques monétaires expansionnistes pourraient créer à l’avenir la matière première de nouvelles bulles spéculatives annonciatrices des prochaines crises financières : tout l’enjeu des banques centrales sera pour le futur de contrôler davantage l’évolution du prix des actifs financiers. La menace déflationniste n’a d’ailleurs pas disparu aujourd’hui puisque les politiques d’austérité budgétaire ont freiné la consommation et l’investissement, et donc la production, et in fine, ont tari les recettes fiscales et creusé les déficits publics. Les Etats pourraient alors être tentés de persister dans les politiques de rigueur budgétaire qui pèseraient à nouveau sur la demande globale et accéléreraient la baisse des prix. La crise a également accru les pressions sur les systèmes de protection sociale, déjà fragilisés par les évolutions démographiques : si l’on prend le cas des retraites, c’est bien la dégradation du marché du travail qui a déstabilisé un système (un « millefeuille » si complexe à réformer) fondamentalement « bismarckien » et fondé sur les cotisations sociales et la socialisation des risques, dans un contexte de taux d’emploi faibles (pour les jeune et pour les séniors). Et l’Europe dans tout cela ? « Suis-je une citoyenne européenne ?» se demandent Jézabel Couppey-Soubeyran et Marianne Rubinstein dans un chapitre qu’elles consacrent à la question politique de l’Union européenne (un projet de paix), mais aussi aux fragilités structurelles de la zone euro (laquelle n’est pas une zone monétaire optimale), et récemment confrontée à une grave crise des dettes publiques. Construction institutionnelle d’ailleurs au milieu du gué, à mi-chemin entre la coalition d’Etats et la fédération supranationale, l’Union économique et monétaire (UEM) n’a pas encore tout à fait résolu la question de son avenir politique, dans un contexte où la crise ravive les tentations de repli national. Elle demeure plu que jamais une monnaie sans Etat.

Enfin, les auteures évoquent la question du bonheur : une question complexe mais que les économistes ont investie pour montrer une forte corrélation entre argent et bonheur, et parvenir in fine à la conclusion qu’il vaut mieux être riche et en bonne santé que pauvre et malade. Le paradoxe d’Easterlin montre ainsi que l’accroissement du revenu par habitant aux Etats-Unis ne s’est pas traduit par un accroissement du bonheur déclaré, en raison notamment du fait que de nouveaux besoins sont apparus et que le bonheur réside souvent dans le revenu relatif et la comparaison avec le revenu de ses proches. On sait également que le bonheur déclaré évolue bien avec l’âge…Il diminue après 25 ans pour atteindre un point bas vers 45 ans, avant de remonter par la suite et culminer à l’âge de soixante-dix ans, l’âge de la sérénité…

A la fin de ce tour d’horizon, Jézabel Couppey-Soubeyran et Marianne Rubinstein rappellent qu’un intérêt plus grand des femmes pour toutes ces questions sera d’autant plus indispensable que leur sensibilité est davantage tournée vers la coopération, les enjeux liés aux inégalités, la lutte contre la pauvreté et le soutien aux plus fragiles, ainsi qu’aux questions d’écologie et de gouvernance mondiale. Mais pour cela, l’économie devra donner sa juste place à la moitié de l’Humanité (« un homme sur deux est une femme ! »).

Quatrième de couverture

Un livre d’économie écrit par des femmes pour des femmes ? Exactement ! Parce qu’aujourd’hui, elles étudient, travaillent, gèrent, décident…dans un univers autrefois réservé aux hommes et qui continue de se décliner au masculin. Les sondages l’attestent : bien que les femmes soient désormais de plain-pied dans la vie économique, elles s’intéressent peu aux débats qui s’y rapportent. Or, si elles renoncent à comprendre cette dimension du monde dans lequel elles vivent, il sera encore plus difficile de s’y faire une juste place. L’urgence est d’autant plus grande que celui-ci ne tourne plus très rond et qu’il faut rallier toutes les forces pour le remettre d’aplomb. C’est donc pour intéresser davantage les femmes à l’économie que les auteures ont entreprise, en dix chapitres thématiques – sur le logement, les banques, les inégalités hommes-femmes, l’entreprise, la discrimination à l’embauche, les disparités de revenus et de patrimoine, le pouvoir d’achat, les retraites, l’Europe, et last but not least, le bonheur ! -, d’en parler autrement. Loin de la posture en surplomb de l’expert, le ton est vivant, complice et non dénué d’humour. Pour montrer, même aux plus réticents, qu’il est possible de parler d’économie clairement, sans aplatir la connaissance, ni simplifier à outrance. C’est tout le pari de ce livre, que les hommes feraient bien de lire aussi !

Les auteurs

Jézabel Couppey-Soubeyran est économiste, maître de conférence à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne, membre associé à l’Ecole d’économie de Paris et conseillère scientifique au Conseil d’analyse économique. Elle est l’auteure de plusieurs ouvrages d’économie académiques et grand public.

Marianne Rubinstein est économiste, maître de conférences à l’Université Paris VII-Denis-Diderot et membre du Centre d’économie de l’université Paris Nord (CEPN). Auteure de nombreuses publications économiques, elle écrit également des romans et des essais.

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