L'ouvrage
Le programme de recherche
La seconde moitié du XX° siècle a vu se désagréger les "routines de justice", c’est-à-dire la distribution toute faite des droits et des devoirs, aussi bien dans les entreprises que dans les écoles ou encore au sein des familles ; cette désagrégation obéit à plusieurs raisons qui sont la transformation des identités sociales (rapprochement des rôles masculins et féminins, bouleversement des professions et des trajectoires professionnelles, montée des divorces et des recompositions familiales, vieillissement des populations), l’ampleur des migrations internationales (lourdes d’interrogations sur la citoyenneté, le droit des étrangers …), l’incertitude du climat économique (avec notamment l’essoufflement de l’Etat – Providence et la montée de l’exclusion), le doute sur les mérites du progrès qui se transforme en prise de conscience des effets pervers du développement. C’est dans ce contexte que sont nées toute une série de recherches empiriques menées principalement dans le cadre du Centre d’études, de technique et d’évaluation législatives (CETEL) de la Faculté de droit de l’Université de Genève. Les investigations, auxquelles ont participé les deux auteurs de ce livre, abordent les domaines économique, moral et relationnel .
Plusieurs marchés de justice
Dans la société contemporaine, l’idéal de justice ne s’incarne pas exclusivement dans la seule règle de mérite. Ne serait-ce que dans le monde du travail, la règle du mérite (symbolisée par l’adage "à chacun selon ses efforts") connaît des modulations importantes. En effet, dans les sociétés individualistes comme la nôtre, il n’existe plus de valeurs fondamentales acceptées par tous qui puissent servir d’aune de l’excellence. Les mérites sont pluriels et on pourra, par exemple, mettre en relief des investissements en diplôme ou en expérience, des prestations de productivité ou de qualité des produits réalisés, ou encore des attitudes de fidélité à l’entreprise ou de loyauté. Lesquels doit-on valoriser et comment les comparer ? De manière plus générale, il semble bien que notre société soit partagée en différents mondes qui génèrent des échelles de mérite contradictoires (Luc Boltanski, L’amour et la justice comme compétences, Paris, Métailié, 1990). Mais il apparaît surtout que le monde du travail et du salaire ne soit pas "le seul marché de justice existant". C’est ainsi que Raymond Boudon (Le Juste et le Vrai, Paris, Fayard, 1995) conteste que l’idéal de justice s’incarne toujours dans la règle du mérite. Par exemple, dans l’exercice des droits civiques, de même que dans le domaine politique, c’est le principe d’égalité qui paraît légitime ; dans le domaine de la santé, c’est le principe du besoin qui l’emporte ; dans la sphère de la famille comme dans celle de l’école, on observe souvent une certaine tension entre les normes de besoin et d’égalité. D’une part, le souci d’égalité conduit à refuser de prendre en considération les caractéristiques physiques ou psychologiques des élèves ou des enfants ; mais, d’autre part, on admet parfois qu’il faut traiter de manière préférentielle les moins bien dotés (discrimination positive). Tout cela montre clairement que la question de la justice n’est pas celle du primat d’une règle de répartition donnée mais du, ou des, référentiels que les acteurs sociaux utilisent pour préconiser une juste distribution des droits et des devoirs de chacun.
Les trois justices
A partir des situations analysées de manière empirique dans les domaines des relations familiales, des échanges contractuels, de la responsabilité civile et de la sanction pénale, Kellerhas et Languin croient pouvoir dégager trois types d’argumentation, ou trois "figures de justice" qui sont le Bien, la Volonté et la Créance et qui rendent compte de la manière dont les gens travaillent concrètement à donner une solution à un problème quelconque de justice. Dans la première figure, celle du Bien, rendre justice c’est avant tout se projeter dans l’avenir : est juste ce qui produit des conséquences heureuses, quelque soient les mérites ou les intentions de chacun à un moment donné ; c’est à l’aune de ces conséquences qu’une mère pourra justifier le surcroît de travail qu’elle accomplit pour la réussite sociale future de son enfant ou que la sanction du condamné trouvera sa légitimation dans sa future réintégration sociale. Dans la deuxième figure, qui est celle de la Volonté, est juste ce que les personnes concernées ont voulu ; l’individu est maître de son destin et le sort le plus juste que l’on puisse faire est de respecter son vouloir. Par exemple, dans la sphère des relations familiales, l’expression de la volonté se manifestera de manière contractuelle par l’affirmation des désirs individuels, même si ceux-ci doivent déboucher sur un désagrément collectif. Dans la troisième figure, correspondant à la Créance, rendre justice revient à valider les créances de quelqu’un. Est juste l’acquittement des dettes fondé sur des titres reconnus, en utilisant la meilleure balance possible. Ces créances viseront à reconnaître le statut dont une personne a pu hériter (l’homme ou la femme dans les relations familiales, le bourgeois ou l’ouvrier dans les affaires économiques …), ou l’investissement au service de la collectivité.
Une fois ces registres de justice mis en évidence, une question fondamentale se pose : la diversité des conceptions populaires du juste ne débouche-t-elle pas sur le relativisme intégral et donc sur la disparition de la notion même de justice ? D’après Kelllerhas et Languin, l’exigence de justice première des acteurs sociaux ne porte pas sur l’équilibration des choses échangées mais sur la reconnaissance de sa dignité. Ce constat empirique rejoint d’ailleurs des constructions théoriques de la justice sociale aussi importantes que celle de John Rawls (op.cit) qui place l’estime de soi parmi les plus importants des "biens premiers" ou celle de Philippe Van Parijs (Qu’est-ce qu’une société juste ? Introduction à la pratique de la philosophie politique, Paris, le Seuil, 1991) avec son idée d’ "égale sollicitude". Au-delà de la diversité observée des conceptions de la justice sociale, le principe commun qui les anime est celui d’un respect fondamental des droits humains, qui prend sa source dans la Déclaration des droits de l’homme. Si on admet l’universalité des droits humains (bien que certains préfèrent y voir une construction datée, relative, fille du pouvoir occidental), alors la tentation relativiste résultant du constat apparent de l’affrontement des langages de justice s’efface devant la promesse de la rencontre et de l’invention d’autrui, fût-ce à travers les épreuves du conflit et du renoncement.
Les auteurs
- Jean Kellerhas , professeur de sociologie à l’Université de Genève, est internationalement reconnu pour ses recherches sur le sentiment de justice dans la société d’aujourd’hui d’une part , et sur le couple et la famille contemporains d’autre part.
- Noëlle Languin , sociologue, a mené et publié de nombreuses recherches dans le cadre du Centre d’études, de technique et d’évaluation législatives (CETEL) de la Faculté de droit de l’Université de Genève.
Table des matières
Introduction : Comment dit-on "C’est juste" ? Divers désirs de justice
Soucis de justice : les raisons de l’inquiétude
Mais le "juste", c’est quoi ?
Chapitre 1. Travail : le juste gain
L’égalité de traitement et ses problèmes
Le juste salaire : du laboratoire à la pratique
Le jugement de justice comme stratégie relationnelle
Du poids des procédures
Plusieurs marchés de justice
Chapitre 2. Contrats : la juste obligationUne crise de la responsabilité
Imputer, évaluer, assurer, contrôler
Quelques outils d’observation
Le Providentialisme
Le communautarisme
Le Volontarisme
Identité, pouvoir et morale de la responsabilité Chapitre III : Crimes et délits : la juste peine
Imputer, mesurer, finaliser
Images de la genèse du crime
Les finalités de la peine
La balance entre l’acte et la sanction
Qui prononcera la peine ?
Trois images contrastées du juste punir
Conclusion : une conscience malheureuse ? Chapitre IV : Famille : le juste don
Donner et calculer
La théorie des ressources et ses limites
Trois manières de viser juste
Fonctionnement conjugal et définition du juste
Du couple à la parenté Conclusion : "Heureux ceux qui ont soif de justice"
En général, il ne suffit pas d’appliquer une norme
Un sentiment stratégie : le juste comme produit d’une négociation
Trois justices
Un même horizon
La durée, la dette et la sollicitude
Justice et désir
La promesse
Quatrième de couverture
Pourquoi une minuscule inégalité de traitement provoque-t-elle notre indignation alors que des mots injustes peuvent nous laisser indifférents ? Qu’est-ce qui déclenche en nous le sentiment d’injustice ou, au contraire, l’inhibe ? Comment chacun de nous définit-il le juste et l’injuste et comment le vit-on au quotidien ? Dans le domaine du travail, par exemple, à partir de quels critères évalue-t-on qu’un salaire est juste ou injuste ? Est-il juste de toujours honorer sa parole ? Doit-on payer toutes ses dettes ? Dans le domaine de la morale, notamment de la sanction pénale, quels critères retenir pour fixer une "juste" peine ? Comment tenir compte -ou non- du parcours de vie du délinquant ? Quelle place faire à la victime ? Dans le domaine des relations familiales, du "juste aimer", comment tolère-t-on l’injustice d’un parent, d’un conjoint ou d’un enfant ? Avec qui, et jusqu’où, se montrer solidaire : est-il juste de "payer" pour ses enfants, pour ses parents ? Plus globalement, notre soif de justice ne signifie-t-elle pas que le temps est venu de respecter autrui ?