L'ouvrage
Si l’on a l’habitude de définir le capitalisme comme un système, un ensemble d’institutions et de structures, on oublie souvent que sa dynamique est aussi mue par des entrepreneurs qui, à un moment donné, grâce à leur coup d’œil, leur énergie et leur prise de risque, ont introduit des innovations qui ont profondément transformé nos manières de produire et de consommer.
Dans cet ouvrage, Jean Meilhaud nous propose une véritable galerie de portraits de ces femmes et de ces hommes, véritables aventuriers industriels, qui, du XIXème siècle à nos jours, ont transformé le visage du capitalisme par leur innovations commerciales.
Si les grands magasins et les grands centres commerciaux font partie du paysage de nos centres urbains, c’est à Aristide Boucicaut, le patron du Bon Marché à Paris, que l’on doit la première « cathédrale du commerce moderne », pour reprendre les termes d’Emile Zola. En 1977, le « Bon Marché » s’étend sur 50 000 mètres carrés, emploie 1800 personnes et réalise un chiffre d’affaires de 72 millions de francs. Magasin généraliste, ouvert à tous, « Au Bon Marché » propose déjà une liste impressionnante d’innovations commerciales : décoration des vitrines, animation des magasins, produits très différenciés accessibles, création d’un catalogue et vente par correspondance dans le monde entier, livraison gratuite au-delà d’une certaine somme, etc. Le « Bon Marché », déclenche d’ailleurs déjà à l’époque des débats passionnés sur la psychologie des foules, la consommation mimétique, et des critiques politiques acerbes de la société de consommation qui ont une résonance aujourd’hui. Les « grands magasins » contribuent encore à faire de Paris la « ville-lumière ».
Mais Jean Meilhaud rappelle que c’est Félix Potin qui a inventé l’épicerie moderne et le succursalisme : pour court-circuiter les grossistes et leurs marges, ce dernier va se faire producteur pour mieux contrôler ses coûts et proposer les bons prix. Au début du XXème siècle, dans un contexte d’urbanisation accélérée et d’accès à la consommation de larges couches de la population, il se présente comme « la maison d’alimentation la plus importante du monde ». Avec le succursalisme, et malgré la mauvaise réputation de l’épicerie, Félix Potin fournit de nouveaux débouchés à un appareil de production qui s’étoffe constamment. Malgré les déboires de l’entreprise puis son démantèlement durant les années 1990, comme le fait remarquer l’auteur, « on rencontre encore sur les routes des départements du littoral méditerranéen des camions à l’enseigne de Félix Potin, distributeur depuis 1844 ».
Dans une France majoritairement rurale au XXème siècle, on ne peut omettre de citer Etienne Mimard et son catalogue (armes de chasse, bicyclettes, pièces détachées, machines à coudres, etc.) à destination des chasseurs et des agriculteurs dans la région de Saint Etienne (le Tarif- Album) qui va devenir célèbre à travers le nom de la gazette qu’il va créer : le Chasseur français. Le catalogue est actualisé tous les ans, et il intègre parfois des innovations « maison », notamment dans l’armurerie et les cycles. Etienne Mimard introduit aussi pour sa production les méthodes tayloriennes d’organisation du travail inspirées des Etats-Unis. Si le déclin puis la disparition de la Manufacture d’Armes et de Cycles (et de Manufrance) se conjuguent avec la crise industrielle dans la région de Saint-Etienne, le souvenir d’Etienne Mimard perdure dans la région.
En matière de grande distribution, c’est Edouard Leclerc que cite Jean Meilhaud, comme l’une des plus belles réussites françaises dans ce domaine : longtemps dénommé par la presse « l’épicier de Landerneau », il débute en 1949 en vendant à domicile à des prix de gros (30% moins cher que les épiceries locales) puis dans un modeste local, avant d’attirer une clientèle croissante. Son argument tient dans une formule : « Partout où s’installe un centre Leclerc, le coût de la vie baisse », et un principe : ne jamais prélever une marge supérieure à la marge de gros sur tous les articles. Même si le mot n’est pas dans le débat public dans les années 1960 et 1970, il est l’inventeur du discount. Il installe des magasins à taille humaine, et s’implique dans le débat public : il se diversifie aussi avec la vente de produits pharmaceutiques et la création de centres culturels et la vente de livres. Son fils Michel-Edouard négociera le virage de la mondialisation et de l’accélération de la diversification du groupe Leclerc. Aujourd’hui, le groupe Leclerc est le second groupe de distribution derrière Carrefour…
Mais l’auteur rappelle que le « prophète de la grande distribution », c’est aussi Bernardo Trujillo à Dayton aux Etats-Unis : dans les séminaires qu’il anime devant un aéropage de personnages qui deviendront incontournables dans le monde de la grande distribution, il distille ses analyses novatrices et visionnaires. Comme l’idée de déplacer les grands magasins des centre villes vers la banlieue avec l’essor de la civilisation de l’automobile, ou celle d’installer des parkings vastes et rassurants pour le consommateur. Mais Trujillo reste aussi marquant pour ses analyses sur l’animation des magasins, le « mix » entre marges nulles et marges plus élevées, la rotation des stocks, etc.
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Automobiles et révolutions commerciales
Le souffle de la Seconde Révolution industrielle est souvent associé à l’automobile : dans ce domaine aussi, Jean Meilhaud dresse dans son ouvrage le portrait de quelques personnages (souvent français !) qui ont bouleversé la donne. Si Henry Ford disait à l’ère de la standardisation des biens « vous pouvez choisir la couleur de votre voiture à condition qu’elle soit noire », Alfred Sloan rompt à la direction de General Motors (de 1923 à 1956) avec la production de masse sans différenciation et permet au consommateur de personnaliser son produit, en pressentant que la voiture allait devenir un puissant marqueur du statut social. Sloan conçoit alors des modèles adaptés aux jeunes couples de la classe moyenne, mais aussi des voitures plus spacieuses lorsqu’ils auront des enfants. Il pense aussi à des modèles stylés et cossus qui consacrent l’ascension sociale des heureux propriétaires : « changer d’automobile est un évènement pour la famille et ne passe pas inaperçu des voisins et des amis ».
Pour mettre au point ses modèles, Alfred Sloan fait largement appel aux sondages d’opinion et la publicité massive, et il met en valeur dans ses publications l’esthétique des voitures et leur résonance sociale. Il innove également dans le domaine du management et dans le mode d’organisation de l’entreprise avec un organigramme non plus pyramidal mais avec des divisions opérationnelles autonomes, et des unités fonctionnelles pour faire circuler l’information, il introduit les ratios de gestion et met en place le report d’activité (reporting), et il initie le « management par objectifs ».
Dans le secteur automobile, les innovations du français André Citroën sont également marquantes : il est en quelque sorte l’inventeur du sponsoring, mais va plus loin en lançant ses premiers véhicules dans de grandes expéditions dans le désert africain pour démontrer leur solidité, où il joue la réputation de ses voitures. Il attend ainsi de ses expéditions médiatisées des retombées commerciales immédiates et il innove également dans le domaine mécanique, notamment avec la traction avant et la suspension active. L’épopée Citroën et la victoire au rallye Paris Dakar en 1994 doivent évidemment beaucoup au fondateur de la marque, laquelle s’intégrera au groupe PSA en 1974. Dans le secteur des pneumatiques, l’exceptionnelle réussite industrielle d’André et Edouard Michelin, à partir du début du XXème siècle, est également exemplaire : associée à l’image de Bibendum, ce personnage célèbre, emblème de la marque, mais aussi à la sécurité pour l’automobiliste, l’entreprise au pneu à la carcasse radiale est devenue au fil des années, en 2015, avec 21 milliards d’euros de chiffre d’affaires et 110 000 salariés, le leader mondial du pneumatique devant le japonais Bridgestone et l’américain Goodyear.
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Le génie de la vente
Comme le rappelle Jean Mailhaud, ceux qui ont révolutionné le commerce sont aussi ceux qui ont eu des intuitions au bon moment qui font le talent et le coup d’œil génial de l’innovateur : c’est le cas d’Alexander Samuelson avec le dessin de la célèbre bouteille de Coca-Cola, qui a souhaité promouvoir « une bouteille que l’on reconnaisse, non seulement au premier coup d’œil, mais aussi « les yeux fermés ». Le brevet est déposé en 2016 et la bouteille de Coca-Cola sera promise à un succès planétaire, en conférant au produit une certaine familiarité et un capital de sympathie. Au-delà de la consommation de la boisson de la marque, la bouteille est tout simplement devenue l’un des symboles de l’Amérique.
Alexander Samuelson a aussi démontré que l’emballage des produits est au moins aussi important que leur contenu, ce qui est toujours vrai aujourd’hui dans de nombreux secteurs (parfums, produits high-tech…) Brownie Wise deviendra quant à elle « la reine des home parties » en popularisant ses Tupperware et son système de vente avec des réunions à domicile pour les femmes de la classe moyenne installées dans les banlieues résidentielles. Abraham Maslow a dès les années 1940 mis au point sa théorie sur les déterminants du comportement humain qui va être très largement récupérée par les ingénieurs du marketing et de la gestion des ressources humaines. Comme le note l’auteur, « Telle est la nature humaine ! Mais le marketing en rajoute. C’est la grande question : se contente-t-il de viser la satisfaction de besoins existants ? Ou en crée-t-il artificiellement de nouveaux ? Débat sans fin ». Maslow a fourni avec ses recherches des outils pionniers (à son corps défendant) pour comprendre la psychologie du consommateur (voir le rôle des prix « psychologiques » !), alors qu’aujourd’hui le neuro-marketing et les neurosciences cognitives pourraient ouvrir de nouvelles voies pour comprendre les pulsions consuméristes…
Mais les révolutionnaires du commerce sont aussi des inventeurs de concepts dont Jean Mailhaud retrace l’épopée : c’est le cas du baron Marcel Bich qui sera l’inventeur du Bic Cristal qui va profondément transformer l’écriture, mais aussi le commerce, avec le système des produits jetables (comme les rasoirs) ; ou des personnages comme Maclom McLean qui, cherchant à simplifier des opérations de chargement et de déchargement des marchandises dans les ports pour son entreprise, va populariser le conteneur, l’un des instruments les plus utilisés aujourd’hui encore dans le commerce international par bateaux ou par avions. Dans ce panthéon de l’innovation commerciale, il y a aussi de grands noms français : comme André Essel et Max Théret, les fondateurs de la FNAC, qui ont su faire prospérer une enseigne avec des magasins présents aujourd’hui dans toutes les grandes villes de France, ou Marcel Fournier et Denis Defforey les inventeurs des produits libres (« sans nom de marque. Aussi bons. Moins chers ».)
Une note de lecture sur l’évolution des formes de la concurrence
Mais au-delà de la vente de nouveaux produits, aussi innovants soient-ils, tous les précurseurs que cite Jean Mailhaud dans son livre sont aussi ceux qui ont initié des systèmes et des organisations qui ont rencontré un très grand succès dans l’univers de la vente : c’est le cas de Martha Harper à la fin du XIXème siècle avec ses salons de coiffure qui, la première a développé le système de la franchise qui propose à des partenaires une association originale. Ils ne sont pas des salariés : ils sont propriétaires de leurs salons et travaillent pour leur propre compte, mais ils exerceront leur activité sous la bannière Martha Harper qui, elle, leur transmettra son savoir-faire, contre rétribution.
Aujourd’hui il existe des salons, des avocats, des consultants et des prestataires multiples spécialisés dans la franchise. Parfois même, ces innovateurs demeurent encore aujourd’hui des figures historiques dans leurs pays, à l’instar de Gottlieb Duttweiler en Suisse dans le domaine du négoce et du transport, avec l’entreprise Migros, laquelle a su appuyer sa stratégie commerciale sur un ensemble d’idées mais aussi de valeurs familiales. En effet, l’entreprise peut ainsi être aussi associée aux valeurs de ses fondateurs, jusqu’à en faire un argument de vente.
En Suède, c’est le fondateur des célèbres magasins Ikea, Ingvar Kamprad, qui révolutionne le monde de l’ameublement avec ses meubles en kit et son catalogue de produits présents partout dans le monde. De nos jours, c’est l’extraordinaire réussite d’entrepreneurs comme Jeff Bezos et son commerce de vente en ligne avec Amazon qui est souligné par l’auteur : devenu l’un des géants du commerce électronique, il déclenche même des débats sur le pouvoir de marché (excessif ?) de ces grandes firmes du high-tech dans la concurrence mondiale, et sur l’évolution de nos modes de vie. Mais l’auteur cite également Frans van der Hoff, qui a joué un rôle éminent dans l’essor d’une nouvelle forme d’échange, avec un principe de base selon lequel le prix des produits doit assurer aux producteurs une rémunération leur permettant de vivre avec dignité, dans le cadre du commerce équitable. Une preuve supplémentaire que l’innovation commerciale est (aussi) un puissant instrument pour transformer le monde.
Une explication sur les enjeux du commerce équitable
Quatrième de couverture
Un livre pionnier. Enfin tout savoir sur les techniques du commerce. Pour tous les passionnés d'histoire, de business et d'économie. Ils ont bouleversé le commerce sur la planète : par leurs actions, leurs innovations, leurs inventions..., ces pionniers ont transformé radicalement notre façon de vivre, notre univers quotidien. Comment Aristide Boucicaut invente-t-il le grand magasin et Wise la vente à domicile ? De quelle façon le baron Bich impose-t-il le produit jetable ? Pourquoi André Citroën imagine-t-il des croisières pour commercialiser des voitures ? Ce livre, premier du genre dans l’édition, plonge dans la vie incroyable, quelquefois dramatique, de tous ces précurseurs de génie. On y retrouve aussi le Jésuite Franz van der Hoff qui rend le commerce équitable, Abraham Maslow qui met soudain le consommateur à nu, mais encore les gourous de la grande distribution, les aventuriers du design, les instigateurs du sponsoring, de la vente par correspondance, les promoteurs du discount, de l’e-commerce... et tous les autres ! Prêts pour l’aventure ?
L’auteur
Docteur en droit, diplômé de Sciences Po, Jean Meilhaud a été grand reporter et rédacteur en chef-adjoint de L'Usine Nouvelle. Il a aussi dirigé la revue Politique Industrielle et collaboré au Monde. Auteur de trois ouvrages à caractère économique, il approfondit cette fois-ci sa passion pour l'histoire du commerce à travers les cinq continents.