L'ouvrage
Le passage de la société industrielle à la société de services a indéniablement permis aux femmes une meilleure insertion sur le marché du travail. Toutefois, les inégalités en termes de salaires, d’opportunités de carrière et d’accès aux plus hautes rémunérations demeurent et se perpétuent entre les hommes et les femmes. Selon Dominique Meurs, ces écarts persistants s’expliquent avant tout par des causes extérieures au marché du travail, lesquelles résident notamment dans l’inégale répartition des tâches domestiques et des soins aux enfants au sein du ménage. Malgré la bi-activité croissante des couples, le déséquilibre des tâches demeure. Mais l’auteure rappelle toutefois que « la société française est loin d’être la plus inégalitaire parmi celles des pays industrialisés : l’écart moyen de salaire entre les hommes et les femmes est du même ordre de grandeur que celui des pays scandinaves ». De plus, le risque de chômage des femmes à la sortie du système éducatif n’est pas supérieur à celui des hommes et on peut ajouter qu’elles ont moins souffert de la « Grande Récession » de 2008 que leurs homologues masculins. Par ailleurs, un consensus semble s’établir, notamment dans les instances internationales, pour développer des programmes de lutte contre l’inégalité professionnelle et pour favoriser une plus grande présence des femmes dans les strates dirigeantes de l’administration, à l’Université, ou dans les grandes entreprises. Il faut pour cela, selon Dominique Meurs, non seulement faire respecter les lois qui prohibent les discriminations, mais également agir sur les normes sociales et les pratiques au travail, ainsi que dans la sphère privée.
La persistance de l’inégalité professionnelle
Dominique Meurs dresse d’abord un état des lieux : l’accroissement de la participation des femmes au marché du travail ne s’est pas accompagné des gains monétaires que ces dernières auraient pu espérer. Elle dresse un panorama dans trois domaines différents : l’éducation, la participation au marché du travail et la question salariale.
En matière éducative, les filles poursuivent plus longtemps leurs études que les garçons, une tendance que l’on observe dans les autres grands pays de l’OCDE, et cette tendance est appelée à se poursuivre (même si les choix d’orientation diffèrent avec une surreprésentation des garçons dans les études scientifiques et une surreprésentation des filles dans les études littéraires et juridiques). Les femmes ont également un taux élevé de participation au marché du travail : il est en hausse continue depuis une cinquantaine d’années, mais il reste pourtant inférieur à celui des hommes et stagne depuis le début des années 2000. Cette hausse de la participation au marché du travail tient toutefois au développement des emplois à temps partiel (notamment contraint) qui concerne très majoritairement les femmes. Par ailleurs les taux de chômage des hommes et des femmes en 2013 sont très proches et la crise depuis 2008 a surtout frappé des secteurs où les hommes sont très présents (industrie, construction), alors que les femmes, surtout présentes dans les services (enseignement, santé) ont été relativement moins touchées par les destructions d’emplois. Les écarts de salaires moyens (soit entre 20 et 25%) sont toutefois demeurés en défaveur des femmes : les différences de temps de travail annuel expliquent une partie de l’écart de salaire entre les hommes et les femmes (les interruptions d’activité touchant surtout les femmes et leur durée annuelle de travail étant plus faible). Ce phénomène est également dû à un effet de structure : les cadres effectuent un nombre plus élevé d’heures et les hommes occupent plus souvent un poste de cadre que les femmes. Mais ces différences de durée annuelle de travail n’expliquent pas tout de l’écart salarial constaté loin s’en faut : l’inertie des salaires est également responsable. On peut observer que les écarts de salaires hommes/femmes sont plus faibles dans la fonction publique que dans le secteur privé, même si les économies budgétaires dans le secteur public ces dernières années ont eu tendance à réduire cet effet.
Que faire ?
Que faire face à ce constat ? Les politiques publiques peuvent être mobilisées pour faire respecter le principe « à travail égal, salaire égal » (inscrit depuis 1951 dans une convention de l’Organisation Internationale du Travail ainsi que dans le Traité de Rome de 1957), dont la reconnaissance juridique est d’ailleurs relativement récente à l’échelle de l’Histoire. Il s’agit néanmoins de mesurer la réalité de la discrimination salariale qui frappe les femmes, ce qui s’avère particulièrement délicat : cela revient le plus couramment à calculer une différence entre les rémunérations moyennes des hommes et des femmes nettes de l’effet des caractéristiques individuelles productives (éducation, expérience) et de facteurs contextuels (taille de l’entreprise, localisation, etc.) La discrimination est alors égale aux différences de traitement que l’on ne peut expliquer par cet ensemble d’éléments « objectifs ». Or il est très difficile d’avoir la certitude que tous les éléments « objectifs » ont bien été pris en compte pour mesurer cette discrimination potentielle, et les études disponibles sur le sujet offrent des fourchettes très variables, de telle manière que l’on ne peut avancer sérieusement un « chiffre » stabilisé de la discrimination. On s’accorde toutefois à dire que la discrimination salariale au sens strict, c’est-à-dire l’écart de salaire entre les hommes et les femmes toutes choses égales par ailleurs, est devenue une composante relativement faible de l’écart de salaire moyen entre les hommes et les femmes une fois prises en compte toutes les caractéristiques observables. Mais une partie de la ségrégation professionnelle à l’encontre des femmes tient aussi au « plafond de verre » (évoquée pour la première fois dans un article pionnier de J. Albrecht et alii concernant la Suède), soit l’idée tirée de l’observation selon laquelle les femmes semblent progresser normalement dans leur carrière sur le marché du travail jusqu’à un certain point où elles paraissent se heurter à une barrière invisible (on parle de ségrégation verticale). Symétriquement on utilise l’expression de « plancher collant » pour désigner le fait que les femmes sont surreprésentées dans les plus bas déciles de la distribution des salaires (elles n’obtiennent pas les mêmes augmentations de salaires que leurs homologues masculins pour le même grade hiérarchique). Et même dans la Fonction publique d’Etat où les écarts sont moins grands, les femmes y occupent 52% des emplois et elles ne sont que 23% dans les emplois de direction. Les politiques publiques ont donc là aussi un rôle important à jouer pour faciliter le déroulement de carrière des femmes et leur accès aux bons emplois. Dominique Meurs rappelle que la recherche scientifique propose des travaux intéressants sur le rôle complexe joué par les procédures de recrutement (composition des jurys, volonté consciente ou inconsciente de discrimination positive), même si ce champ d’études n’en est qu’à ses débuts. Les études disponibles se sont également intéressées à l’impact des politiques de quotas dans les conseils d’administration des grandes entreprises : or il n’apparaît pas de lien probant entre la mixité de ces instances dirigeantes et la productivité des entreprises.
Agrir sur les normes sociales et les mentalités
Selon Dominique Meurs, le poids des normes sociales et des mentalités joue un rôle décisif : il s’agit alors de mobiliser les acquis de la psychologie et de la sociologie pour mieux décrypter la persistance de l’inégalité professionnelle entre les hommes et les femmes. Notamment, on évoque généralement deux traits qui distinguent les hommes des femmes : une moins grande aversion au risque et une moins grande appétence à la compétition individuelle pour ces dernières. En ce qui concerne la prudence, on ne constate pas d’écarts significatifs dans certains métiers (finance, management) mais la forte présence des femmes dans la fonction publique pourrait constituer une confirmation ; les travaux disponibles semblent en effet confirmer une moins grande agressivité et implication dans la compétition que les hommes (et une plus grande appétance pour la coopération), même si elles ont autant de chances que les hommes de l’emporter. Il ressort également un dernier trait psychologique : une hésitation plus grande des femmes à engager une négociation sur leur salaire d’entrée et une moins grande aptitude à demander des promotions par rapport aux hommes. Ici les stéréotypes de genre peuvent jouer un rôle : on attend des femmes qu’elles se conforment aux prescriptions comportementales de la société, intériorisées depuis l’enfance : les transgresser représente un coût psychologique et social plus élevé pour les femmes (comme il existe un coût élevé pour une femme de s’engager dans une voie professionnelle socialement considérée comme masculine).
Au final, la ségrégation professionnelle reste élevée en France, notamment parce que l’identité sexuée agit fortement sur les choix de spécialisation scolaire et les professions (certains métiers comme secrétaires, assistantes maternelles, etc. sont presque exclusivement occupés par des femmes, tandis que certains métiers comme conducteurs de véhicules ou ouvriers du bâtiments sont presque exclusivement occupés par des hommes). Chez les non salariés, la ségrégation professionnelle est également très forte : les femmes sont surtout présentes dans les services à la personne (coiffure, beauté…) ou dans les domaines du paramédical. Les femmes des jeunes générations se dirigent surtout vers les activités juridiques ou les métiers de la médecine, ce qui est cohérent avec leur forte présence dans les études universitaires de droit et de médecine.
L’importance des politiques de conciliation
L’explication centrale demeure les écarts persistants de temps consacré aux tâches domestiques, qui restent forts même lorsque la femme gagne davantage que son conjoint. Les contraintes pour concilier vie professionnelle et vie familiale s’imposent surtout aux femmes. Dans les couples de salariés où la femme gagne moins que son conjoint, les femmes assurent en moyenne 32% des tâches domestiques ; et dans ceux où la femme gagne au moins autant que son conjoint, les hommes assurent 37% des tâches domestiques. C’est là que les politiques publiques à long terme ont un rôle capital pour favoriser cette conciliation, notamment en favorisantles structures de la petite enfance comme les crèches, mais aussi en développant les congés parentaux, l’offre de services de garde collective, ou les aides financières par exemple. On constate ainsi des écarts importants selon les pays d’Europe et on peut suivre en cela la typologie des régimes d’Etat providence de Gosta Esping Andersen, avec le régime libéral-résiduel (Angleterre), universaliste-social/démocrate (des pays nordiques) et corporatiste-conservateur (de la France et de l’Allemagne). Il s’agirait notamment en France de favoriser le congé parental à taux plein des pères comme « troisième pilier » de la politique en faveur de l’égalité professionnelle (avec la lutte contre les temps partiels très courts et la surveillance des entreprises), encore peu suivi (et majoritairement pris par les femmes), et de réduire le coût pour les femmes des interruptions de carrière, particulièrement en termes de salaires ultérieurs (en moyenne plus faibles dans les entreprises privées et le secteur semi-public après une interruption). Il faut également agir sur le taux de remplacement des salaires pour inciter à la prise de ce congé parental par une meilleure indemnisation. Et comme le note pour conclure Dominique Meurs, « si les politiques de conciliation ne sont pas suffisantes ou diminuent faute de moyens, avoir des enfants pénalisera la carrière salariale, que l’on soit père ou mère (…) Et il est réaliste de penser alors que ce seront plus les mères que les pères qui continueront alors à supporter les contraintes parentales, quelles que soient les dispositions du congé parental, et que l’inégalité professionnelle perdurera ».
L'auteur
Dominique Meurs est professeur des universités en Sciences économiques, chercheuse à l’EconomiX-Paris Ouest-Nanterre-La Défense (UMR 7235) et chercheuse associée à l’Ined (UR 09).
Quatrième de couverture
Actuellement, hommes et femmes semblent faire jeu égal sur le marché du travail : aucune formation, aucun métier ne sont plus fermés aux femmes. La loi interdit toute discrimination à l’embauche et dans les déroulements de carrière. Le déséquilibre s’est même inversé sur un point essentiel : les femmes poursuivent leurs études plus loin que les hommes et y réussissent mieux. Pourtant le salaire féminin moyen reste de 20 à 25% inférieur au salaire masculin, sans aucun progrès notable depuis la fin des années 1980, et les femmes sont toujours aussi peu présentes dans les postes à responsabilité, publics ou privés. D. Meurs montre ici que cette inégalité provient essentiellement des normes sociales. C’est la répartition des charges parentales au détriment des mères qui constitue le principal frein à l’égalité entre les hommes et les femmes sur le marché du travail. D’une part les mères supportent la majeure partie des contraintes de l’articulation entre la vie professionnelle et la vie familiale ; d’autre part le « soupçon » de la maternité potentielle pèse sur celles qui n’ont pas d’enfants et les pénalise dans leur carrière. Une des innovations des politiques publiques actuellement débattues, à partir des expériences étrangères, est d’inciter les pères à partager le congé parental afin de faire évoluer les comportements de tous les acteurs, employeurs inclus. Mais les services collectifs de garde restent indispensables pour limiter le coût professionnel de la maternité.