L'ouvrage
Selon lui, « les humeurs d’un peuple se révèlent donc, voire se cristallisent dans les textes solennels qui règlent son gouvernement ». Et nos textes fondateurs font avant tout la part belle à l’égalité, une préférence bien française, et l’inégalité y est donc combattue avec opiniâtreté : « l’enrichissement personnel ne peut être reconnu, encore moins célébré, sauf à prouver qu’il est la récompense d’un mérite préétabli. Sinon, il est haïssable par principe ». La Constitution définit bien la liberté politique (qui aujourd’hui fait consensus), mais valorise peu la liberté économique et l’esprit d’entreprise, de telle manière que l’on y promeut une société à dominante administrative, bureaucratique, mandarinale, qui entend surtout se protéger de l’arbitraire qui marquait la société monarchique. Notre tradition politique tend généralement à considérer que la volonté politique peut faire plier à ses vues les lois de l’économie, d’où la propension à légiférer sur le fonctionnement des marchés, créer des rationnements, encadrer l’évolution des prix, élaborer de nouvelles taxes, ce qui constitue une tendance et même un réflexe hexagonal perceptible dès l’époque de la Révolution (sur le prix du blé par exemple). La liberté d’entreprise est étrangement absente des écrits de cette période, alors que l’économie de la nation est déjà constituée d’artisans, de paysans, de commerçants qui vivent de leur travail. Si le préambule de la Constitution de 1946 insiste sur les droits sociaux, nulle part n’est mentionnée l’idée que la production préalable de richesses permet ensuite cette redistribution. Dans ce texte fondateur, « la dépense (publique) est sanctifiée, mais la recette n’a pas d’origine précise ». Dès lors qui produit les richesses que la nation utilise ? On peut s’étonner que les entreprises soient à ce point minorées et bien peu mentionnées : dans le « bloc de constitutionnalité » (Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, préambule de la Constitution de 1946 et Constitution de 1958), la liberté du commerce et de l’industrie, la liberté d’entreprendre, donc l’économie de marché, ne sont pas des données clairement inscrites dans la Constitution. De plus, dans nos mentalités les plus enracinées, « l’enrichissement collectif ou individuel, dans et par la grande entreprise, reste une anomalie ». Or pour Jean Peyrelevade, pour opérer le redressement, l’urgence est à réconcilier les Français avec leurs entreprises, donc avec l’économie.
L’ombre de Marx et l’économie souverainiste
Dans l’économie planifiée socialiste, le travail est au service de l’Etat, tout est propriété d’Etat. L’individu est nié, simple atome statistique dans une économie administrée. Si ce modèle est aujourd’hui discrédité, il n’en demeure pas moins que la question du lien entre le juridique et la liberté économique reste posée. Si les Etats-Unis ont donné la primauté à la liberté, la France a mis l’accent sur l’égalité (par crainte d’un retour à la société aristocratique) et sur l’implication de l’Etat dans les affaires économiques. Mais les textes américains reconnaissent quant à eux la liberté d’entreprendre, qui est positivement affirmée dans la Constitution et les décisions de la Cour Suprême. La Constitution allemande, quant à elle, valorise à la fois le marché et la liberté d’entreprise d’un côté (au titre de l’ordo-libéralisme), et l’Etat social de l’autre, dans le cadre de son modèle d’économie sociale de marché qui cherche à concilier performance économique et solidarité sociale.
Dans notre conception française, c’est le « collectif », donc l’Etat, qui prime sur l’initiative individuelle et la prise de risque : « la seule question qui vaille est : que peut l’Etat ? ne sera pas posée puisque le premier axiome veut qu’il soit omniprésent : il peut tout ». La singularité française tient donc à un certain mépris pour l’entreprise : Jean Peyrelevade rappelle que la France n’est pas un pays d’économie mais de politique, où le souverain s’occupe (avant tout) des affaires extérieures, d’étendre ses territoires et de faire la guerre, toutes considérations qui priment sur la nécessité de développer l’économie. Or cet héritage constitutionnel et politique constitue bien aujourd’hui un frein dont nous ne parvenons pas à nous libérer. En France, un auteur aussi important que Jean-Baptiste Say a été méprisé, considéré aujourd’hui comme un défenseur du « néolibéralisme » alors qu’il a largement démontré le rôle majeur de l’entrepreneur dans l’économie de marché et la primauté de la production avant sa répartition puis sa consommation, dans le cadre de sa célèbre « loi des débouchés ». Jean-Baptiste Say est donc le précurseur de ce que l’on appelle aujourd’hui dans le débat macroéconomique la politique de l’offre, d’emblée (et imprudemment) discréditée par une partie des intellectuels car, dans le débat français, « tout économiste de l’offre est comme l’incarnation diabolique d’un insupportable néolibéralisme ». Mais lorsque l’on relit les travaux de Jean-Baptiste Say, on mesure à quel point la régulation conjoncturelle est impuissante lorsqu’il s’agit d’élever le potentiel de production de l’économie : « seule la production marchande est à la source du pouvoir d’achat distribué dans le pays ». Pour Say, l’agent principal du progrès économique, c’est le chef d’entreprise, « l’homme des combinaisons nouvelles » comme le dira Joseph Schumpeter, qui démontrera le rôle crucial de l’innovation et du risque d’investissement des entrepreneurs. Saint-Simon, autre auteur majeur, préconisait quant à lui de « substituer au gouvernement des hommes une administration des choses » et voyait la nation comme un gigantesque atelier : la politique, en passant au second plan, devient une « science de la production » dans une perspective industrialiste. Si ces auteurs sont aujourd’hui quelque peu oubliés, ce que Jean Peyrelevade déplore, leur héritage intellectuel persiste et il serait bon de les redécouvrir pour mieux comprendre et surmonter nos difficultés, qui sont aussi ancrées dans notre psychè collective. Hormis quelques épisodes historiques où la France a fait le choix des entreprises et du libre-échange (comme en 1960), la voie périlleuse du protectionnisme et de l’arsenal de tarifs douaniers et de contingentements a souvent été privilégiée (comme à la fin du XIXème siècle dans l’agriculture avec Jules Méline). Hélas ce choix de la fermeture commerciale a entraîné une faible incitation à l’innovation et expliqué un retard industriel de la France sur les autres nations développées. Selon Jean Peyrelevade, la gauche française reste prisonnière de la conception marxiste de la propriété collective des moyens de production où la figure de l’entrepreneur est niée (au mieux) et au pire vilipendée comme agent de l’exploitation et de la domination du capital sur le travail. L’enrichissement individuel reste frappé de suspicion car l’argent est ce qui permet l’inégalité, tandis que la gauche française conserve une préférence pour l’économie keynésienne de la demande, macroéconomique, donc collective et indifférenciée : « la prospérité générale ne dépend, en théorie, que du bon réglage du débit dans les tuyaux. Le fonctionnement du système est de l’ordre de la mécanique ». Dès lors, dans ce cadre de pensée, l’initiative individuelle de l’entrepreneur s’efface devant une conception hydraulique de l’économie gérée par le Ministre des Finances. L’économie de la demande (le juste partage du gâteau influe sur sa taille) est égalitaire, alors que celle de l’offre (il faut produire avant de distribuer) est inégalitaire : la première continue d’inspirer nos politiques économiques et sociales, alors que la seconde reste frappée du sceau de la suspicion.
L’économie suspectée
Le constat fait par Jean Peyrelevade est amer : aujourd’hui encore, dans le débat public français, selon lui, « l’entrepreneur n’existe pas, il est sans utilité sociale ». Cela tient au fait que la France tient à sa conception de la souveraineté et de la toute puissance de l’intervention publique (à l’instar de la tentation récurrente de la nationalisation lorsqu’une entreprise est en difficulté). Or dans une économie ouverte comme la nôtre, la notion de souveraineté telle que nous la proclamons en France peut venir percuter celle de compétitivité : « le pouvoir des Etats (dans l’économie globale) est aujourd’hui limité, rien ne sert d’intriguer si l’on a rien à offrir. Le produit commande ». Dans la mondialisation, c’est donc la compétitivité qui s’impose à la souveraineté, et notre conception de l’omnipotence de l’Etat est sérieusement battue en brèche. De plus, cette souveraineté n’est que très relative puisque la dette publique, dans le cadre de la globalisation financière, est le signe de notre perte d’indépendance face à nos créanciers. Par ailleurs, notre système fiscal demeure très défavorable aux facteurs de production (travail et capital), même s’il ménage relativement la consommation. Les prélèvements obligatoires français surchargent le travail et demeurent peu favorables aux entreprises et donc au développement de leurs activités. C’est le résultat d’une vision keynésienne archaïque de l’économie : dans ce schéma, on peut surtaxer la production car ce qui compte réellement est de dégager des ressources pour financer la redistribution des richesses. La fiscalité a pour vocation de combattre les inégalités et non de favoriser l’activité. Or la classe politique française, face à ces constats bien documentés, préfère la « stratégie d’évitement » selon Jean Peyrelevade, plutôt que d’affronter de face la douloureuse question de la compétitivité externe de l’économie française dans la mondialisation. D’autant que le protectionnisme constitue une impasse totale pour notre économie puisque 30% de notre PIB marchand, donc de notre revenu national, provient du commerce international, soit 30% environ de l’emploi, et « les pays qui importent le mieux sont devenus ceux qui exportent le plus » et ont dopé leur compétitivité. S’il s’agit bien de faire évoluer nos systèmes de production face aux périls écologiques, « seule l’économie marchande est à même de créer du revenu en espèces sonnantes et trébuchantes » en contrepartie de la valeur ajoutée.
Face à cette psychose nationale, cette incompréhension de l’économie, comment faire que l’entreprise ne soit plus un objet économique non identifié ? (ONEI) Selon Jean Peyrelevade, un acte fort serait déjà, même si sa faisabilité demeure très faible en l’état actuel du débat public et des forces en présence, de donner à l’entreprise une reconnaissance officielle dans la Constitution.
L'auteur
Jean Peyrelevade a été directeur-adjoint du cabinet de Pierre Mauroy (1981-1983). Il a ensuite présidé certaines des plus grandes institutions financières de notre pays (Suez, UAP, Crédit Lyonnais). Longtemps professeur d’économie à l’école polytechnique, il a écrit plusieurs ouvrages sur l’évolution du capitalisme contemporain.
Quatrième de couverture
Pourquoi l’enrichissement individuel, fût-ce par le travail, est-il si mal vu chez nous ? Comment expliquer que nos constitutions ignorent l’entreprise depuis deux siècles ? Sur quelles fondations s’est construit un Etat monarchique qui voudrait continuer à tout décider lui-même ? Quel lien existe-t-il entre le déclin français et nos fantasmes collectifs ? Jamais la névrose française n’a été aussi clairement diagnostiquée. En son temps Voltaire préférait « les négociants qui enrichissent leur pays » aux « marquis bien poudrés ». Mais a-t-il été entendu ? Car si les symptômes de cette maladie remontent à la Révolution, ses conséquences sont chaque jour plus évidentes. A travers ce tableau iconoclaste, l’auteur dévoile, au nom de la gauche dont il se réclame, les conditions de la guérison collective d’un pays aujourd’hui en proie à une morosité persistante. Jean Peyrelevade, ancien directeur adjoint du cabinet de Pierre Mauroy, qui a présidé les plus grandes entreprises (Suez, Crédit Lyonnais…), dresse un constat terrible. Par delà les dysfonctionnements de notre système économique, il livre une véritable réflexion, mêlant expérience du combat politique, érudition historique et pratique aguerrie de la gestion des grands groupes.