La thèse de cet ouvrage repose sur l'identification d'un "moment libéral".
La première strate, la plus ancienne, en est le libéralisme politique, affirmant la primauté des libertés individuelles sur la raison d'Etat. A cet héritage des Lumières s'est ajouté le libéralisme économique, dont les théories puisent aux mêmes racines, mais dont l'affirmation pratique s'observe dans le contexte actuel de mondialisation. Ces deux versants du libéralisme s'accompagnent, selon l'auteur, d'un positivisme scientifique marqué pour lui par l'affirmation de la technologie au lieu de la technique, signe d'un déterminisme et d'une foi dans le progrès. Enfin, ce moment libéral est caractérisé par une idéologie, le capitalisme, dont les valeurs s'imposeraient progressivement à l'ensemble des sociétés. "Cette question du recouvrement d'un libéralisme politique par un libéralisme économique pose la question de ce qui est, dans ce contexte, la substance de la régulation. La force du recouvrement est de construire les bases d'une idéologie de l'inutilité de l'intervention de l'Etat en laissant ouverte la question du politique, le marché étant considéré comme "suffisant" à construire une socialisation au travers de la référence à la marchandise" (p. 19). Tout l'intérêt de l'ouvrage est d'étudier, sous l'angle des théories du management mais avec de nombreux recours aux outils des sciences sociales, l'implantation à la sphère publique des instruments de la gouvernance des organisations privées.
Cette tendance est tout particulièrement à l'œuvre sur le terrain du droit. La science juridique traditionnelle connaît deux formes opposées d'obligations. La loi a une valeur générale et universelle, tandis que le contrat ne vaut qu'entre les parties. Le moment libéral a conduit à l'apparition de nouveaux concepts, en particulier celui de régulation, qui contient l'idée d'une efficacité économique de la règle de droit, donnant ainsi un rôle tout à fait nouveau au législateur, traditionnellement à la recherche de l'intérêt général. La régulation sous-entend en effet que les pouvoirs publics généralisent des règles acceptées par les acteurs eux-mêmes. Le moment libéral est d'ailleurs celui des obligations volontaires, en particulier les règles déontologiques et les normes, qui ont assoupli la rigueur de la loi, recherché l'auto-régulation des acteurs par le développement de nombreux principes (responsabilité, précaution…) et estompé les frontières entre public et privé.
Par ailleurs, les institutions ont peu à peu perdu leur spécificité, pour être considérées comme des organisations au même titre que les entreprises, et devant à ce titre répondre à des règles du même ordre. La recherche de l'efficacité dans les politiques publiques n'est certes pas nouvelle. Mais elle va prendre une dimension plus affirmée avec le développement des théories du New public management, auxquelles l'auteur consacrent un chapitre très documenté. Le New public management "se caractérise par la mise en œuvre d'indicateurs de gestion budgétaire et comptable, d'outils de mesure des coûts dans la perspective de répondre à trois logiques d'action : celle de l'efficacité socio-économique (les objectifs énoncent le bénéfice attendu de l'action de l'Etat), celle de la qualité de service rendu (les objectifs énoncent la qualité attendue du service rendu à l'usager), celle de l'efficacité de gestion (les objectifs énoncent, pour le contribuable, l'optimisation attendue dans l'utilisation des moyens employés en rapportant les produits ou l'activité obtenue des ressources consommées)" (p. 137). Une telle approche revient donc, selon la formule de l'auteur, à "désinstitutionnaliser l'institution", c'est-à-dire à la considérer comme une organisation traditionnelle. En cela, le New public management s'oppose aux approches traditionnelles, notamment françaises, de l'institution publique qui, en raison même de ses missions de service public ou de puissance publique, était soumise à un statut et à des règles dérogatoires.
En même temps que les institutions se "désinstitutionnalisent", les organisations s"institutionnalisent, accentuant l'effacement des frontières entre ces deux catégories traditionnellement distinctes. L'auteur prend comme illustration la plus marquante de ce mouvement le cas des organisations non gouvernementales (ONG). Constituées, dès les années 70, afin de remplir des fonctions ciblées et définies, et rentrant en cela dans la catégorie des organisations, elles ont pris une place croissante dans l'espace public, tendant de plus en plus vers l'institution. Elles ont désormais leur place dans le processus de délibération international, en particulier auprès de l'ONU et de ses nombreuses agences. Suscitant une grande attention médiatique, elles se voient décerner certaines récompenses (comme le Prix Nobel) et remplissent certaines fonctions traditionnellement dévolues aux institutions.
Cette réflexion sur le moment libéral et ses manifestations conduit l'auteur à des développements fort intéressants sur la notion centrale de gouvernance. Initialement appliquée à l'entreprise, la gouvernance est dès son origine une notion à géométrie variable. Au sens le plus strict, elle s'intéresse aux mécanismes qui favorisent la représentativité du conseil d'administration d'une entreprise par rapport à l'assemblée générale des actionnaires. Mais elle recouvre également une dimension plus étendue, visant à donner une substance politique à l'entreprise. "L'entreprise est alors considérée comme un collectif ayant des obligations énonçables, dont le respect est observable dans les relations qu'elle tresse avec de multiples agents sociaux" (p. 29). La notion de gouvernance va, progressivement, quitter le seul champ du management des entreprises pour s'étendre à la sphère politique. "Avec la gouvernance, il s'agit, en quelque sorte, d'acter la primauté de la société civile (fondée sur des groupes porteurs d'intérêts aujourd'hui qualifiés de "parties prenantes") sur la "société politique" concrétisée par les modes de fonctionnement de la démocratie, la gouvernance étant vue comme l'ensemble des modalités d'articulation "individu – société civile – représentation politique" dans les termes d'une organisation de la délibération entre les groupes d'intérêts" (p. 202-203).
A partir des catégories de la science des organisations et du management, Yvon Pesqueux propose donc une réflexion d'ensemble originale, articulant des concepts scientifiques pour établir une théorie nouvelle, celle d'un moment libéral où les référents issus du monde de l'entreprise servent de boussole à l'orientation des organisations non marchandes et des institutions publiques.
L'auteur
Yvon Pesqueux est professeur au Conservatoire national des Arts et métiers (CNAM), où il codirige le LIPSOR (Laboratoire d'investigation en prospective, stratégie et organisation). Auteur de nombreux ouvrages scientifiques et membre de la SFM (société française de management), il dirige la Society and Business Review.