Et si les salariés se révoltaient?

P. Artus et MP. Virard
Professeur associé à PSE - Ecole d'économie de Paris
Conseiller économique de Natixis

 

 

 

L'ouvrage

Dans cet ouvrage, Patrick Artus et Marie-Paule Virard évoquent le mouvement de polarisation des emplois qui fragilise la condition salariale dans les économies avancées : confrontés aux effets conjugués de la mondialisation, de la digitalisation, de la robotisation, et de l’ubérisation du travail, les auteurs soulignent l’exaspération des classes populaires et moyennes salariées (« une colère qui mijote à feux doux »), soumises à une pression sur leurs rémunérations, et angoissées de basculer dans la spirale du déclassement social.

En effet, la dynamique actuelle du capitalisme fabrique non seulement un creusement inquiétant des inégalités économiques, mais également une bipolarisation du marché du travail, avec à la clé une très forte aggravation des écarts entre les travailleurs très qualifiés (industrie high tech, services technologiques aux entreprises, finance, etc.) et les travailleurs peu qualifiés, ces derniers étant de plus en plus cantonnés dans les services à faible valeur ajoutée.

Patrick Artus et Marie-Paule Virard dressent un constat sans ambages : notre système économique évolue de plus en plus vers un modèle où les actionnaires s’efforcent de sécuriser coûte que coûte leurs dividendes et le rendement du capital, alors que les salariés portent sur leurs épaules une part croissante des risques économiques. Alors que les apporteurs de capitaux sont sensés assumer un risque, depuis quelques décennies, ce ne sont plus les dividendes qui s’ajustent en fonction de la conjoncture, mais ce sont en réalité les salaires et les emplois. Les auteurs considèrent que les dernières réformes du marché du travail en France ne sont certes pas illégitimes dans une économie en mutation technologique rapide où les entreprises ont besoin de souplesse, mais elles devraient être davantage symétriques : «  si les salariés participent à l’amélioration de la situation des entreprises lorsque celles-ci traversent une mauvaise passe, si la protection de l’emploi est faible, il serait naturel que, symétriquement, ils bénéficient de leur prospérité lorsque tout va bien ».

Or il y a bien eu dans les pays de l’OCDE une « asymétrie du partage » : rien qu’aux Etats-Unis, notent Patrick Artus et Marie-Paule Virard, sur les vingt dernières années, le salaire réel par tête a progressé d’à peine 20% quand la productivité augmentait quant à elle de 37%, avec une chute de la part des salaires dans le PIB.

Lire la note de lecture du dernier livre d’Alain Cotta sur le capitalisme mondial

Schumpeter a t-il pris un coup de vieux ?

Si le raisonnement en vertu duquel la diminution de la protection de l’emploi et l’intensification de la concurrence sur le marché du travail et des biens favorisent l’adaptation de notre système productif reste dominant, il convient de ne pas être exagérément optimisme, selon les auteurs,  sur les vertus du mécanisme de la « destruction créatrice », jadis décrit par Joseph Schumpeter. En effet, loin de favoriser les gains de productivité et la création d’emplois de meilleure qualité, plus productifs et mieux rémunérés, cette montée en gamme espérée n’est gère corroborée par l’observation des faits. En citant le cas Allemand, les auteurs font valoir que la photographie de la structure des emplois outre-Rhin démontre plutôt une déformation vers des emplois peu sophistiqués et peu productifs dans les services, accompagnée d’une raréfaction des emplois de qualification intermédiaire. Ces évolutions, d’ailleurs perceptibles dans d’autres pays développés, ne permettent pas en effet la professionnalisation progressive des salariés du bas de l’échelle, et risquent d’enfermer un nombre croissant d’entre eux dans un « piège de la pauvreté », avec des rémunérations faibles et stagnantes. Cette bipolarisation des marchés du travail, pour Patrick Artus et Marie-Paule Virard, est ainsi « un impondérable que Schumpeter, malheureusement, n’avait pas prévu et qui modifie radicalement la réflexion qu’il faut avoir sur le sujet ».

Le « grand déversement » des emplois autrefois décrypté par Alfred Sauvy, selon lequel depuis le début de la révolution industrielle, la migration des ouvriers agricoles vers l’industrie a été relayée par le « déversement » des emplois industriels vers les services à partir des années 1970, n’opère plus aujourd’hui. Pour les auteurs, « c’est même tout l’inverse qui se produit » : en effet, les emplois détruits dans l’industrie sont massivement remplacés par des emplois dans les services domestiques, moins productifs, moins bien rémunérés et moins protecteurs que les emplois détruits, avec à la clé une baisse du niveau de gamme des emplois et du niveau de vie.

Lire le cours de Terminale ES sur le thème « Marché du travail, emploi, chômage »

Dans cette phase d’accélération des mutations technologiques, cette bipolarisation inédite du marché du travail, loin de soutenir la demande et les gains de productivité, fabrique plutôt de la pauvreté. Comme les créations d’emplois non qualifiés, souvent précaires et/ou à temps partiel, sont de plus en plus nombreuses, dans une économie où la part des services progresse et où les créations d’emplois industriels qualifiés restent encore trop faibles, l’accroissement du nombre de travailleurs pauvres confrontés à la précarité continue de creuser les inégalités salariales. De plus, les opportunités de passer d’emplois à faibles qualifications à des emplois à qualifications intermédiaire s’amenuisent, dans la mesure où ces derniers se raréfient très rapidement sur le marché du travail. Dès lors, « non seulement la bipolarisation tue la mobilité sociale, mais elle donne à tous le sentiment que les emplois créés sont de « mauvais emplois », ce qui est désastreux pour le climat social ».

Ces mécanismes sont aujourd’hui en France à l’origine d’une inquiétante déstabilisation des catégories populaires et moyennes, génératrice d’une détérioration de notre bien-être collectif qui nourrit la défiance, la crainte de l’avenir, le pessimisme social et les réactions populistes.

Preuve en est que l’opinion publique reste convaincue que les conditions de vie se dégradent en dépit de la baisse du taux de chômage (il est passé de 12 % en 2013 à 8,7% en janvier 2018 en zone euro).

Cette déformation de la structure des emplois, si elle devait se poursuivre voire s’accélérer, conduirait effectivement à la baisse des niveaux de vie, puisque les emplois dans les services domestiques restent faiblement rémunérés avec des salariés qui disposent d’un pouvoir de négociation plus faible que dans l’industrie. Par ailleurs, les gains de productivité sont eux aussi plus faibles dans ces services abrités de la concurrence étrangère, ce qui pourrait conduire à un abaissement de la croissance potentielle, et donc à un tarissement des recettes fiscales rendant très compliqué le financement de notre modèle social (protection sociale, retraites). Dans ce contexte, les marges de manœuvre à notre disposition sont très limitées dans une économie ouverte où l’efficacité de la politique macroéconomique est réduite.

Les études disponibles montrent que la robotisation n’affecte pas le volume de l’emploi dans les pays, mais s’accompagne plutôt d’une productivité et d’un niveau d’emploi plus élevés dans l’industrie, d’une bonne compétitivité avec excédents des échanges extérieurs et d’un taux de chômage bas. Néanmoins, elles prouvent aussi que le progrès technologique affecte surtout la structure de l’emploi…La robotisation accroît alors la divergence entre les salaires des travailleurs très qualifiés et peu qualifiés, d’autant que la rente créée par la robotisation est surtout captée par les profits et les détenteurs de capital.

Lire la note de lecture du livre de Pierre Cahuc et André Zylberberg sur le thème de l’emploi

« La théorie du ruissellement est une fable »

Patrick Artus et Marie-Paule Virard notent ainsi qu’il est incontestable que, depuis quelques décennies, le partage des richesses créées n’est guère favorable aux salariés au sein des grandes économies avancées. Si le mouvement d’accroissement des inégalités économiques est assez général (avec une stagnation impressionnante des revenus salariaux de la classe moyenne), en France le partage reste pourtant plutôt favorable aux salariés. Dans notre pays, grâce à de puissants mécanismes de redistribution liés à notre modèle social, les inégalités de revenus après redistribution sont restées à la fois stables et relativement faibles, et le partage s’est plutôt déformé en faveur des salariés. Toutefois, leur pouvoir de négociation s’est érodé avec la mondialisation, l’essor des services, la crise du syndicalisme, tant et si bien que le lien entre le taux de chômage et l’évolution des salaires est aujourd’hui très distendu (les salaires ne progressent plus guère dans la phase de reprise du cycle économique). 

Patrick Artus et Marie-Paule Virard tordent par ailleurs le cou à la « théorie du ruissellement » selon laquelle le fait que les très riches deviennent encore plus riches pourrait constituer a priori un facteur de croissance économique : cette théorie n’a pas été vérifiée empiriquement et, dès lors, « on est obligé de constater que la prospérité des riches est associée à une pauvreté et à des inégalités de revenu accrues, et à rien d’autre ».

Lire l’ensemble de ressources Melchior sur le thème des inégalités

Face à ce constat peu radieux, et si les salariés choisissaient la révolte et la protestation ? Serions-nous forcés de démanteler notre modèle de croissance qui fut à la fois performant et inclusif à partir de l’après-guerre ? Serions nous contraint d’abandonner notre foi dans le progrès économique et social à l’heure où la peur de la régression sociale s’empare des esprits au sein du salariat ? La démocratie, estiment les auteurs, a besoin de prendre appui sur l’aspiration des classes moyennes à progresser en bien-être et en niveau de vie, et à prendre confiance dans l’avenir : or, c’est bien vers une « révolte douce », lente mais inexorable, que les salariés pourraient glisser si le capitalisme contemporain ne prend pas la mesure du risque lié à la bipolarisation des marchés du travail. C’est la raison pour laquelle, pour Patrick Artus et Marie-Paule Virard, il est urgent d’associer davantage les salariés à l’enrichissement de l’entreprise, et plus encore, de rénover notre école pour redresser la barre dans la compétition internationale. Ils plaident ainsi pour la généralisation des mécanismes de participation et d’intéressement, et de « profit sharing ».

Mais plus fondamentalement encore, il s’agit de renforcer la performance de notre système éducatif (« décréter la formation grande cause nationale »), à la fois dans sa capacité à assurer une formation initiale solide (maîtrise des savoirs fondamentaux, compétences), mais aussi en matière de formation continue de la main-d’œuvre une fois qu’elle est entrée dans la vie active, notamment pour lutter contre le chômage des moins qualifiés. Les auteurs plaident par exemple pour que l’on invente de nouvelles filières de métiers de services à forte valeur ajoutée.

A l’heure où l’on débat en France d’une réforme de l’objet social de l’entreprise (sa « raison d’être »), ils se prononcent pour la mise en place d’un bonus/malus sur les cotisations sociales associé au comportement des entreprises en matière d’emploi (moduler les cotisations en fonction des coûts sociaux en termes de licenciements qu’elles génèrent), de manière à aligner l’intérêt des dirigeants et des salariés pour ce qui touche à l’évolution du volume de l’emploi.

Pour Patrick Artus et Marie-Paule Virard, au-delà d’une répartition plus harmonieuse des résultats des entreprises, il faut avoir l’ambition de porter le projet d’un véritable capitalisme européen continental sur la base d’un nouveau partage entre les acteurs, qui se soucierait non seulement des actionnaires, mais aussi des salariés, des clients et fournisseurs, et de l’écosystème dans lequel l’entreprise évolue et de l’environnement. Et pour cela, il faut en particulier « reprendre le contrôle du capital de nos entreprises » en développant la détention d’actions par les épargnants locaux, détention qui leur assurerait le contrôle de leurs entreprises.

Plus qu’à une révolution de la gouvernance des entreprises, il s’agit de promouvoir un meilleur partage des richesses créées par toutes les parties prenantes, afin d’éviter la spirale de la régression sociale et la colère des salariés.

Voir la vidéo d’un entretien avec Patrick Artus et Jean Pisani-Ferry lors des Entretiens Enseignants Entreprises 2017 

Quatrième de couverture

Au tournant du siècle, l’Occident se rêvait sur les chemins de la croissance et du progrès, porté par la mondialisation et la révolution technologique. Il aura fallu moins de deux décennies pour que le rêve vole en éclats. Chômage, précarisation de l’emploi, baisse du niveau de vie, creusement des inégalités, poussée de la pauvreté, déclassement des classes moyennes… Les salariés sont exaspérés. Non seulement ils sont les grands perdants des bouleversements qui secouent la planète, mais ils redoutent aussi d’être bientôt «  débranchés  » par un robot… Et s’ils finissaient par se révolter  ?

Les auteurs analysent les mutations profondes qui sont à l’œuvre dans l’économie mondiale et fondent aujourd’hui la colère des classes moyennes et populaires. Ils proposent des pratiques nouvelles afin que la belle formule de capitalisme «  inclusif  », qui fait les délices des think tanks et autres cénacles, trouve enfin sa traduction concrète. Les Européens peuvent et doivent ouvrir la voie d’un nouvel âge du capitalisme, loin des excès et dérives du système actionnarial anglo-saxon qui mène et désormais menace le monde.

Les auteurs

Chef économiste de Natixis, Patrick Artus est professeur associé à l'université Paris-I Panthéon-Sorbonne. Marie-Paule Virard est journaliste économique. Ensemble, ils ont notamment publié La France sans ses usines, Croissance zéro, comment éviter le chaos ?, La Folie des banques centrales et Euro : par ici la sortie ?

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