L'ouvrage
Le rapport entre le temps travaillé et le temps vécu éveillé a connu, en un peu plus de cent ans, un basculement historique. L'allongement spectaculaire de la durée de vie a été accompagné d'une diminution, non moins spectactulaire, du temps de travail. De sorte que, comme le calcule Jean Viard dans cet essai, nous avons gagné en un siècle 400 000 heures de temps à soi au cours d'une existence. Une augmentation prise pour partie sur la mort et pour partie sur le travail. Les conséquences de cette double évolution ont fait l'objet d'études sociologiques nombreuses, mais pour la plupart partielles. Certaines se sont concentrées sur l'explosion du temps libre et ont annoncé l'avènement de la société des loisirs (Joffre Dumazedier, dans les années 60), voire la fin du travail (Jeremy Rifkins, au milieu des années 90). D'autres études ou essais, tant sociologiques qu'économiques, se sont intéressés à l'allongement de la durée de la vie, au vieillissement et à leurs conséquences. Jean Viard rassemble dans son dernier ouvrage ces deux dimensions, étroitement liées, et propose moins une analyse sociologique qu'une tentative d'explication des mutations sociales contemporaines découlant de cette nouvelle réalité.
A l'évolution du temps il ajoute celle de l'espace, dont la perception traditionnelle est également remise en cause par l'explosion des moyens de transport, qui permettent de traverser la France en trois heures et de faire le tour de la planète en une journée à peine. Un chiffre cité par Jean Viard illustre parfaitement cette explosion de la distance : alors que nous parcourions en moyenne 5 kilomètres par jour en 1950, nous parcourons aujourd'hui 45 kilomètres par jour en moyenne, soit 9 fois plus.
Sans rappeler les statistiques, nombreuses, qui attestent de la place prépondérante des loisirs dans notre société, et largement reprises dans l'ouvrage, il est possible de retenir l'essentiel des analyses de l'auteur sur les conséquences du phénomène. Ainsi, les possibilités matérielles et temporelles de mobilité ont conduit à la consécration de nouveaux phénomènes sociaux, en particulier celui des vacances. Encore largement rythmée par le temps scolaire, la société s'est en effet créé un rite annuel incontournable, même si certains en sont privés pour des raisons économiques. "Si les rythmes de l'absence sont socialement clivés, demeure que l'absence est devenue non seulement un acte banal, mais encore, la nouvelle norme collective. Comme hier "on faisait ses pâques", comme d'aucuns font le ramadan." (p. 74). Les congés payés étaient un acquis social, les vacances sont devenues un fait culturel.
La généralisation des vacances, première manifestation collective du temps libre, crée une sorte de culture du départ. Les vacances (scolaires en particulier) structurent désormais le temps social (il n'est qu'à voir le ralentissement spectaculaire de la vie économique et sociale en août…). Mais plus profondément, elles ont légitimé l'absence sociale, l'éloignement à certaines périodes spécifiques de l'année. Une légitimation accentuée par les 35 heures, qui ont ancré dans la société (en particulier dans la société aisée) le départ en long week-end. "Cette culture du jeu avec l'absence nous centre sur nous-mêmes et met à distance de la cité comme espace social et politique. On pourrait dire que la culture du "départ en vacances", l'individualisation croissante et l'abstentionnisme aléatoire à la citoyenneté relèvent finalement d'une même relation au réel, celle d'une société de trajets d'individus autonomisés, individus qui ont besoin alors, parfois, de faire société ensemble et qui en cherchent difficilement les nouvelles modalités" (p. 75).
La culture de la mobilité ne s'observe pas que dans les loisirs et les vacances. Les déplacements pour se rendre sur son lieu de travail sont de plus en plus longs, nombre de salariés choisissant de vivre à la campagne et de se rendre chaque jour en ville pour travailler. Jean Viard y voit une extension de la culture du loisir et du confort, ces personnes s'offrant "une maison de vacances à l'année". L'essor du tourisme cumulé à l'éloignement du lieu de résidence par rapport au lieu de travail soulèvent des questions intéressantes en terme d'aménagement du territoire. Le tourisme, tout d'abord, semble étendre ses logiques à l'ensemble du territoire, qui s'embellit, se met en valeur pour attirer les touristes et les tourismes, invention du 20ème siècle par excellence.
Les choix individuels de vie découlant de l'esthétique de la mobilité remettent également en cause la notion traditionnelle de distance. "Les temps sociaux, leurs usages et leurs découvertes n'en finissent pas d'évoluer et d'influer sur nos usages spatiaux. (…) Cette nouvelle souplesse choisie des emplois du temps peut favoriser de nouvelles formes d'usage des territoires et des moyens de déplacement en nous rendant de moins en moins sensible aux distances, et de plus en plus sensibles à la précision des durées de déplacements" (p. 110). La centralité de la ville se trouve remise en cause. Jean Viard ne pressent pas d'affaissement de la ville comme lieu de sociabilité, de culture et de production de richesses, mais une extension de la ville à la faveur des réseaux de la mobilité (trains, TGV, télécommunications).
L'analyse de Jean Viard présente le temps à soi comme une liberté nouvelle, acquise au cours du 20ème siècle. Impensable dans une société holiste, où chacun occupe une place définie par sa naissance et sa condition, le temps libre semble étroitement lié à l'individualisme contemporain. "Cette appropriation individuelle du temps est la plus grande liberté que nous ayons gagnée, même si c'est aussi une lourde responsabilité, aussi bien pour son organisation, ses usages, que du compte final de ce que nous en aurions fait. Mais si ce temps est à moi, tout usage que j'en fais doit avoir gagné sa légitimité à mes propres yeux et la regagner sans cesse. La religion ou le travail n'ont plus de légitimité permanente à l'occuper" (p. 81-82).
Cet essai évite les écueils d'une analyse euphorique du temps libre telle qu'elle a pu être proposée récemment dans la presse ou dans une certaine littérature scientifique. Loin de considérer le temps libre comme la finalité de l'organisation sociale, il soulève une série de questions nouvelles sur lesquelles la sociologie aura nécessairement à se pencher dans les prochaines années.
L'auteur
Jean Viard est directeur de recherches CNRS au Centre d'étude de la vie politique française. Auteur de nombreux ouvrages dont Penser les vacances (Actes Sud, 1984), Court Traité sur les vacances, les voyages et l'hospitalité des lieux (l'Aube, 2000), l'Archipel paysan et Au bonheur des campagnes , avec Bertrand Hervieu (l'Aube, 2001), Le sacre du temps libre (L'aube, 2002), La République du 5 mai avec Pascal Delannoy (L'aube 2002) et La France des temps libres et des vacances avec Françoise Potier et Jean-Didier Urbain (L'aube 2002). Il a récemment publié, en collaboration avec Marc Pottier, Dialogue sur nos origines (L'aube, 2005).
Table des matières
Introduction
Chapitre 1 – Le nouvel ordre du temps
Vie longue et travail court
Une société d'économie du corps
Couples polyactifs et nouvelle place des dames
Une société rythmée par l'école
Une société d'activités de "temps libres"
Une société d'absence ritualisée
Les mises en ordre des cadres du temps
Une société au temps à soi
Chapitre 2 – La mise en loisir du territoire
La société du déplacement
Le triomphe des valeurs "vacancières"
Trajet de vie et trajet résidentiel
Le marquage touristique et ludique du territoire
Le peuplement français en question
La ville bousculée
Une maison de vacances à l'année
Le territoire revisité
Chapitre 3 – 35 heures, 8 ans après
Débat sur un bilan
L'évolution de l'opinion publique sur les 35 heures
La qualité des temps libres
Repositionner le travail
Conclusion – une nouvelle culture légitime
Notes
Quatrième de couverture
Soixante-dix ans après 1936, nos sociétés ont profondément changé. Les départs en vacances sont devenus massifs. La France accueille plus de touristes étrangers qu'elle ne compte d'habitants. La durée du travail sur une vie a été réduite de plus du tiers, la maison avec jardin est devenue un rêve majoritaire, l'économie touristique porte des régions entières… Pour Jean Viard, cette initiation populaire (et inégalitaire) aux temps libres et son corollaire, la mobilité de masse, ont modifié, bien au-delà de ces faits quantifiables, nos façons de vivre.
Pour lui, les gestes, les lieux, les normes et les valeurs construites pour occuper nos temps libres sont en train de devenir les bases de notre culture collective, bousculant les liens sociaux et politiques, remettant en cause la place centrale du travail, favorisant l'étalement urbain. Il s'agit d'une culture individuelle et mobile où chacun joue sans cesse avec l'absence et l'abstention : zapping, divorce, déménagement, voyage, portable, internet… forment un tout, avec une privatisation des liens sociaux, des exclusions féroces, une crise du collectif et, malgré tout, certaines solidarités. Et d'extraordinaires libertés quand on accède au droit de choisir ses mobilités ! Société paradoxale que cet essai analyse avec passion, optimisme et inquiétudes.