L'ouvrage
L'émergence de la conviction démocratique a apporté un changement radical dans la perception de l'autre. Alors que les individus étaient perçus comme inégaux par nature (le barbare et le citoyen grec, le roturier et l'aristocrate de l'Ancien Régime), les Lumières ont imposé l'idée que tous les individus sont égaux, parce qu'individus. C'est l'égalité des conditions. Cette pensée invite dès lors à voir en l'autre non pas un être différent, mais un être semblable. C'est en cela, comme le rappelle Alain Renaut dès les premières pages de son ouvrage, que la modernité rejette les différences. Mais les Lumières auront bientôt trois siècles et, si nous vivons toujours sous l'emprise de leurs idées les plus fortes, des tensions sont apparues qui nécessitent un aggiornamento de nos fondements théoriques. D'égal parce que semblable, et donc de la mise en sourdine des caractéristiques individuelles au profit d'un projet républicain, nous sommes progressivement passés à l'affirmation de ces différences, observées chaque jour dans l'espace public. Les penseurs républicains appellent continûment à rejeter ces différences, fidèles en cela aux principes rousseauistes. Ce n'est pas le point de vue d'Alain Renaut, qui constate que «une disposition contemporaine de l'Etat semble (…) de plus en plus, du moins tendanciellement, consister en une égalité complexe : nous refusons certes, à partir de différences, d'induire des inégalités, sans pour autant nier ces différences» (p. 39). L'auteur cherche la voie qui permettrait de réconcilier l'égalité et la reconnaissance des différences, en particulier à travers des mécanismes d'action positive, terme qu'il préfère à discrimination positive tout en lui donnant les mêmes contours théoriques.
Car en effet, sous un régime républicain à la française qui, comme le rappelle Alain Renaut, repose très largement sur la fiction d'un citoyen libéré de toutes ses caractéristiques personnelles, point de différences qui ne soient issues du mérite individuel. «Le modèle que la Troisième République avait établi n'était point égalitariste. Des différences sociales pouvaient exister à condition qu'elles fussent justifiées. Dans cette optique, il fallait que les mêmes opportunités fussent offertes à tous de faire la preuve de leurs compétences, et de leurs mérites de façon à obtenir par leurs efforts ce qui leur revenait» (p. 9).
Les travaux sur la justice sont nés en Grèce, ont grandi dans l'Europe des Lumières mais ont mûri, ces dernières années, dans le monde anglo-saxon. C'est naturellement vers lui que se tourne Alain Renaut pour affiner sa problématique de départ : qu'est-ce qu'une société juste ? Il cherche en particulier à trouver les fondements théoriques permettant de déterminer si une société juste est celle qui donne la même chose à tous dès le départ, sans se soucier ensuite de ce que chacun est capable d'en faire, ou si à l'inverse une société juste est correctrice et admet des politiques tenant compte des différences entre les groupes sociaux. Deux auteurs en particulier apportent des éléments féconds de réflexion : le philosophe du droit John Rawls et l'économiste Amartya Sen, Prix Nobel d'économie. John Rawls s'interroge sur l'articulation entre société juste et inégalités et détermine un critère pour assurer leur compatibilité. Pour le philosophe, «la justice sociale ne coïncide pas nécessairement avec la disparition de toutes les inégalités, mais requiert seulement l'élimination de celles des inégalités qui ne répondent pas à certains critères, dont celui de l'égalité des chances» (p. 96). Cette articulation des deux concepts a le mérite de garantir une recherche effective de la justice, tout en respectant la liberté individuelle. Amartya Sen complète l'approche rawlsienne en y ajoutant le concept de «capabilités» : pour l'économiste, «ce n'est donc ni dans l'égalité des revenus ni même seulement dans l'égalité des droits que réside fondamentalement la justice sociale, mais bien dans l'égale aptitude des individus à convertir des moyens en résultats conformes à leur conception de la vie» (p. 59).
En glissant de l'égalité des chances aux capabilités, les théories de la justice se détachent peu à peu de la stricte justice distributive (allocation initiale égale) pour tendre vers une justice compensatrice, qui tient compte des différences pour déterminer le critère d'allocation des ressources. La notion de ressources ne doit pas ici s'entendre dans un sens strictement financier. Soutenir financièrement ceux qui en ont besoin constitue la forme la plus rudimentaire de justice compensatrice, déjà partiellement assurée par l'Etat-Providence, et ne suffit pas à placer les individus dans une situation d'égalité des chances. Alain Renaut franchit donc la dernière marche qui séparait Rawls et Sen de la justice compensatrice en revendiquant une forme d'action positive. La thèse centrale de son ouvrage repose en effet sur l'idée qu'il faut accorder davantage dans le système français à ceux qui sont le moins favorisés à la naissance. Il ne s'agit cependant pas d'importer telle quelle l'affirmative action américaine, qui ne doit, selon l'auteur, se penser que dans un contexte historique et géographique très circonscrit, celui de l'Amérique des années 60 et 70. Hors de question pour lui, en effet, de déterminer des quotas dans les universités ou à l'entrée de la fonction publique favorisant certains groupes sociaux. Il s'agit plutôt de compenser, pour tout individu qui en serait atteint, les handicaps scolaires ou sociaux.
Le propos théorique est complété par une application pratique, celle de l'Université, qui est traditionnellement le terrain où s'exprime de préférence une politique d'action positive. Soucieux de dégager un mécanisme donnant à chacun la possibilité d'accéder à la culture et au savoir en fonction de ses envies et de ses possibilités, et d'améliorer l'insertion professionnelle des étudiants, Alain Renaut estime nécessaire de compenser les inégalités sociales et culturelles à l'université en renforçant les enseignements orientés vers la culture générale, ceux précisément qui sont maîtrisés par les enfants issus des familles intellectuellement les plus aisées et qui font trop largement défaut aux étudiants issus des milieux les plus modestes. La maîtrise de la langue, par exemple, est un des marqueurs sociaux les plus discriminants, de sorte qu'il ne serait pas absurde que l'Université offre aux enfants des milieux défavorisés une opportunité supplémentaire de compenser leur handicap.
Cette défense de l'action positive est donc très loin des présupposés liés au concept de la discrimination positive directement importée des Etats-Unis. Il s'agit bien de compenser les handicaps de départ, mais sans transiter par la détermination de quotas ethniques ou religieux. Profondément marqué par le libéralisme politique, l'auteur affine le concept d'égalité des chances jusqu'à lui donner une nouvelle couleur politique et à ouvrir de nouveaux champs de réflexion.
L'auteur
Alain Renaut , professeur à l'université de Paris-Sorbonne, est l'auteur de plus de vingt-cinq livres, dont Qu'est-ce qu'une politique juste ? (Grasset, 2004), La Fin de l'autorité (Flammarion, 2004) et Modèle social. La chimère française (Textuel, 2006).
Table des matières
Avant-propos
Crise de l'élitisme républicain ?
L'égalité contre les discriminations
Ouvrir, en France, le dossier de la discrimination positive
Egaliser les chances
Première partie – Egalité et justice
Liminaire : Egalité complexe. Exemple.
1. L'économie contemporaine de l'égalité
2. Une nouvelle économie de la justice
3. Une démocratie des capabilités ?
Deuxième partie – De l'égalité des chances
Liminaire : l'égalité des chances est-elle une mystification ?
1. Introduction à la problématique de justice
2. Repenser la justice distributive ?
3. Une justice compensatrice ?
Troisième partie – Philosophie politique appliquée. Egaliser les chances à l'Université.
Liminaire : inégalité des résultats, égalité des chances
1. Evaluer les politiques universitaires
2. L'Université et les paramètres de l'égalité
3. Propositions pour une forme d'action positive dans les Universités
Quatrième de couverture
Nul ne songerait à contester que le refus des discriminations constitue le cœur même de l'idée démocratique. Pourtant, depuis quelques décennies, un débat s'est fait jour : et si ce refus des discriminations ne suffisait plus à assurer que nous appartenons à une société où tous les êtres humains «naissent et demeurent libres et égaux en droits» ? Depuis les années 1960, la dynamique démocratique a complexifié la promesse d'égalité : elle ne peut plus se contenter d'exclure les différences, elle doit aussi les reconnaître et, à partir de cette reconnaissance, reconfigurer les politiques sociales.
Dès lors, il importe de mesurer ce qui se joue dans la perspective de promouvoir l'égalité à la faveur de »discriminations positives». Qu'est-ce que le droit à l'égalité, aujourd'hui ? Comment penser une politique préférentielle qui ne passe pas par l'établissement de quotas ? Comment concevoir une justice sociale qui soit non pas seulement distributive, mais aussi compensatrice ?
A l'épreuve du cas français, Alain Renaut invite à ouvrir sans préjugés ni tabous le dossier de l'action positive.